Aller au contenu

Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/04

La bibliothèque libre.

CHAPITRE QUATRIÈME

LA CHASSE À BÔDET, OU CHASSE À RIBAUD

Et tout à coup une fanfare,
De longs et rauques aboiements,
Un bruit de meute qui s’égare,
Des cris, des pleurs, des hurlements,
Ainsi qu’une horrible tempête,
Roulèrent au-dessus des cours,
Et firent trembler jusqu’au faîte
Les donjons et les vieilles tours.

(Dovalle, la Chasse invisible)

La Chasse à Bôdet est une chasse nocturne qui traverse les airs avec des hurlements, des miaulements et des abois épouvantables, auxquels se mêlent des cris de menace et des accents d’angoisse.

Nos paysans affirment que cet horrible tintamarre est produit par Georgeon et ses suppôts, au moment où ils conduisent des âmes en enfer.

Voici quelles précautions on recommande aux voyageurs pris au dépourvu par cette vénerie diabolique. Aussitôt qu’ils en entendent les premières clameurs, ils doivent se hâter de façonner une croix avec le premier objet venu, puis, après s’en être servi pour tracer un cercle autour d’eux, la ficher en terre, s’agenouiller auprès, et attendre, en récitant à voix haute le répertoire entier de leurs prières.

Presque toujours l’âme ou les âmes auxquelles Satan et sa séquelle font la conduite, viennent s’abattre, sous la forme de blanches colombes, sur les bras de la croix, et les démons, après les avoir poursuivies jusqu’au bord de l’enceinte circulaire, s’enfuient bientôt avec un redoublement de vacarme, épouvantés qu’ils sont à la vue du signe rédempteur.

C’est précisément ainsi que se passèrent les choses lors d’une aventure qui se raconte encore tous les jours dans quelques villages des environs de la Châtre, et dont un militaire fut le héros. Ce soldat, qui revenait de l’armée et qui voyageait la nuit pour regagner plus promptement ses foyers, ayant fait rencontre de la Chasse à Bôdet, se conforma de point en point aux prescriptions dont nous venons de parler, et l’on ajoute que l’âme qui était venue se réfugier et se percher sur la garde de son épée, dont il s’était servi en guise, de croix, le remercia, avant de s’envoler, de l’avoir délivrée des griffes de Satan, et lui annonça que, grâce à son bon office, elle allait se rendre directement en paradis, où, quand l’heure serait venue, il trouverait sa place à côté d’elle.

Le cercle qui, dans cette circonstance critique, sert à protéger le voyageur, joue un grand rôle dans les contes slaves[1]. Ce n’est autre chose que le fameux pentacle dans lequel se retranche le sorcier lorsqu’il évoque le Diable, et cette superstition rappelle les cercles magiques, nommés en sanscrit pradakchina, qui, chez les Hindous, servaient également à tenir les démons à distance : — « Le saint homme, dit le Ramayana[2], décrivit un pradakchina autour de son ermitage, et se dirigea vers le mont Himalaya. »

Dans certains cantons du Berry qui avoisinent le Bourbonnais, la Chasse à Bôdet semble d’une nature différente, et prend un autre nom ; elle s’appelle Chasse-maligne. — Un soir que tous les habitants d’une chaumière étaient réunis autour du foyer, on entendit tout à coup éclater dans les airs les lugubres hourras de cette chasse effrayante : Gayère, part à ta chasse ! s’écria par bravade un jeune paysan. Aussitôt un tronçon de cadavre à demi putréfié tomba par la cheminée sur les charbons de l’âtre.

On a cru remarquer que les chasses aériennes se font surtout entendre vers l’équinoxe d’automne. Aussi les esprits forts prétendent-ils que ces cris de l’autre monde sont jetés par les bandes d’oiseaux voyageurs qui, à cette époque, traversent les hautes régions de l’atmosphère ; mais, dit Mlle Bosquet, « cette explication, plausible dans certains cas, ne rend pas cependant suffisamment raison de tous les faits étranges de cette nature, véridiquement constatés[3]. »

À l’appui de cette réflexion, Mlle Bosquet cite le passage suivant d’un procès-verbal dressé par le curé d’Ansac en Beauvoisis, où il est question de l’un de ces vacarmes insolites, entendu par plusieurs personnes pendant la nuit du 27 au 28 juillet 1730. — Deux hommes, entre autres, qui, dans ce moment, se rendaient de Senlis à Ansac, déclarèrent « qu’ils étaient arrivés environ à deux heures après minuit, au-dessus des murs du parc d’Ansac, du côté du septentrion, et que prêts à descendre la côte par un sentier qui côtoie ces murs et conduit au village, s’entretenant de leurs affaires, ils avaient été tout à coup interrompus par une voix terrible qui leur parut éloignée d’eux environ de vingt pas ; qu’une autre voix semblable à la première lui avait répondu sur-le-champ du fond d’une gorge entre deux montagnes, à l’autre extrémité du village, et qu’immédiatement après, une confusion d’autres voix, comme humaines, s’étaient fait entendre dans l’espace contenu entre les deux premières, articulant certain glapissement, qu’on ne pouvait comprendre, mais où l’on distinguait clairement des voix de vieillards, de jeunes hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, et, parmi tout cela, les sons de divers instruments[4]. » — L’un des déposants, « interrogé s’il n’aurait pas pris les cris de quelques bandes d’oies sauvages, de canards, de hiboux, de renards, ou des hurlements de loups, pour des voix humaines ? — A répondu : qu’il était au fait de toutes ces sortes de cris et qu’il n’était pas homme si aisé à se frapper, ni si susceptible de crainte pour prendre ainsi le change[5]. »

« De tels exemples, ajoute Mlle Bosquet, souvent reproduits, de phénomènes inexpliqués, ne font-ils pas vivement regretter que les plus intéressants commentaires de la science manquent encore au naïf poëme de nos antiques superstitions[6] ? »

La Chasse à Bôdet s’appelle, aux environs de Châteauroux, Chasse à Ribaud ; à Cluis, Chasse à Rigaud. — On la connaît, en Poitou, sous le nom de Chasse-Gallerie ; près des bords de la Loire, sous celui de Chasse-Briguet. L’Homme du tertre rouge, à Saint-Amand (Cher), le Mulet-Odet d’Orléans, le Roi-Huguet ou Hugon de Tours, etc., etc., ont aussi leurs chasses[7]. — « Cette chasse fantastique, dit Mme Sand, a autant de noms qu’il y a de cantons dans l’univers. »

Quelques-unes des dénominations sous lesquelles sont connues, en Berry, les chasses aériennes, méritent d’être remarquées.

Ces âmes qui, dans la curieuse légende des environs de la Châtre, traversent les airs sous la conduite du démon, rappellent les voyages qu’accomplissaient, chaque année, selon les croyances celtiques, les âmes des morts, lorsqu’elles se rendaient de tous les points de la Grande Gaule, dans la baie des Trépassés, à l’extrémité de la côte armoricaine, pour s’y embarquer et aller se faire juger par Samhan, au fond de l’île de Bretagne[8]. — « Les habitants de ces bords, dit le poëte Claudien, en parlant des Armoricains voisins de la mer, voient passer les fantômes livides des morts et entendent le bruit de leur vol et de leurs lamentations. »

C’était certainement encore du fond de l’Asie que les Gaulois avaient rapporté cette tradition. Selon le Padma-Purâna, l’un des livres sacrés des Hindous, le terrible Yama, le dieu du Naraka ou des enfers, a des messagers qui lui amènent les morts de toutes les contrées de l’univers. « Les méchants ont deux cent quatre-vingt-huit mille milles à faire, par les airs, avant d’arriver au palais d’Yama. Tous sont couverts de sang et de fange ; l’horreur est peinte sur leurs traits… Quelques-uns crient et se lamentent en passant ; d’autres pleurent…, etc., etc.[9] »

Notre Bôdet n’est autre que le dieu Wode ou Woden des Germains, qui, ainsi que l’Odin Scandinave, le Gwyon gaulois, le Thot égyptien, l’Hermès des Grecs et le Mercure des Latins, remplissait, dans la mythologie teutonique, le rôle de conducteur des âmes. Le nom même du Wode germanique se retrouve presque lettre pour lettre dans celui de notre Bôdet, car le changement de w en b est très-fréquent dans les idiomes gaéliques. Le Mulet-Odet de l’Orléanais, autre chef de chasse, est encore une dénomination approchante de la nôtre, et dans ces deux noms Odet et Bôdet, on retrouve la terminaison diminutive et familière que nous appliquons volontiers aux noms de plusieurs de nos saints et même à celui que nous donnons à l’Enfant Jésus[10].

On appelle, en Allemagne, la troupe d’esprits qui accompagne le chasseur nocturne, Woden Reer (l’armée d’Odin.) — Chez les Scandinaves, ce dieu chassait également pendant la nuit, et tout le monde était dans la terreur lorsque, traversant les airs à la tête des héros morts, il galopait sur les nuages et encourageait sans cesse sa troupe, en lui criant d’une voix de tonnerre : Abbo ! abbo[11] ! — On serait tenté de se demander si c’est seulement par hasard que ce cri abbo se retrouve dans le nom même de notre Chasse à Bôdet.

« Les chercheurs, dit Collin de Plancy, dans son Dictionnaire infernal, ont trouvé que Woden, dont les races germaniques ont fait God (Dieu) en se convertissant au christianisme, a de l’analogie avec le Bouddha des Indiens » ; ces chercheurs eussent trouvé un rapport de consonance bien plus frappant entre le nom de Bouddha et celui de Bôdet.

Dans notre Chasse à Bôdet, le conducteur des âmes est devenu le Diable, et les âmes qu’il conduit, au lieu d’être des ombres de héros, sont des âmes maudites. — C’est toujours le vieux système d’interprétation malveillante : le culte vainqueur dénaturant, calomniant les pratiques et les doctrines du culte vaincu.

Quant au Ribaud, qui sert de grand veneur aux chasses fantastiques de quelques-uns de nos cantons, il rentre dans la catégorie des êtres malfaisants que l’on donne pour patrons, en beaucoup d’endroits, à ces sortes de chasses, et rappelle la Chasse-Caïn, la Chasse du Diable de la Normandie, ainsi que la Chasse du roi Hérode du Périgord, de la Bresse et de la Franche-Comté.

L’appellation de Ribaud n’est pas d’une aussi haute antiquité que celle de Bôdet, car ce n’est guère que depuis le quatorzième siècle que l’on a employé le premier de ces mots à qualifier les gens dissolus et sans aveu[12]. Dans l’origine, ce nom était très-honorable, puisque, au treizième siècle, on s’en servait encore pour désigner les chevaliers les plus recommandables, et que Philippe Auguste en avait fait une sorte de titre d’honneur par lequel il distinguait les plus braves de ses barons[13].

La ville de Lyon avait, au moyen âge, sa Chasse à Ribauds ; mais cette chasse n’avait aucun rapport avec la nôtre ; et ce que nous allons en dire n’est que pour faire connaître les principales acceptions du mot ribaud. — On donnait, à Lyon, le nom de Chasse-ribauds, à une espèce de couvre-feu ou de retraite que la trompette sonnait, tous les soirs, du haut des tours de Notre-Dame de Fourvière. Aussitôt que ce signal avait retenti, les ribauds et malandrins de toute espèce devaient vider les brelans et autres maisons mal famées, sinon le roi des ribauds les faisait saisir par ses estafiers et conduire en lieu sûr. Ce même roi des ribauds avait une manière fort originale de procéder à l’arrestation des filles de joie qui s’éloignaient du quartier qu’il leur avait assigné : il lançait sur les délinquantes un immense épervier et les remorquait, enveloppées du filet, jusqu’au cloître Saint-Jean[14].

On remarque à Issoudun, dans la rue de Home, une très-vieille enseigne sculptée sur pierre, qui représente le Roi des Ribauds. Ce ribaud-là n’était ni un vaurien, ni un officier de police ; c’était tout simplement le roi des buveurs de son temps, une manière de président de quelque ancien Caveau. Il est impossible de s’y méprendre, car tandis que d’une main il tient un rouge-bord, de l’autre il soulève son chaperon et salue gaiement les allants et les venants en jetant à chacun d’eux ces paroles pleines de bénévolence : À la santé ! — Ces trois mots sont gravés au bas de l’image, et les Esquisses pittoresque de l’Indre ont reproduit ce curieux bas-relief.

Le ribaud de la rue de Rome est l’équivalent du ribaldo des Italiens, qui signifie, au sens propre, joyeux compagnon, gaillard, bon vivant, viveur, comme on dit aujourd’hui. — De ribaud, pris dans cette acception, vient sans nul doute l’expression populaire riboter, c’est-à-dire godailler, faire ripaille.

Mais ribaulx ont le cœur si baulds (si joyeux)…


dit le vieux Roman de la Rose.

Cette antique portraiture du Roi des ribauds d’Issoudun vous remet naturellement en mémoire ce joli couplet de Béranger, dont elle est l’exacte mise en scène :

On conserve encor le portrait
De ce digne et bon prince ;
C’est l’enseigne d’un cabaret
Fameux dans la province.
Les jours de fête, bien souvent,
La foule s’écrie en buvant
Devant :
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là.
La ! la !



  1. Voy. les Contes des paysans slaves de M. Chodzko, p. 111, 115 et 273
  2. T. I, p. 208. trad. Fauche.
  3. La Normandie romanesque et merveilleuse, p. 78. — Cet ouvrage contient un traité complet des Chasses fantastiques.
  4. Variétés historiques, ou Recherches d’un savant, t. II, p. 416.
  5. Id., id., p. 417.
  6. La Normandie romanesque et merveilleuse, p. 79.
  7. Voy., dans l’ouvrage de Mlle Bosquet, les nombreux noms sous lesquels ces chasses sont connues en Normandie.
  8. Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 72 et 73.
  9. M. Daniélo ; traduit du Padma-Purâna, dans l’Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 455 et 459.
  10. Voy. p. 12 et au chap. iv du liv. V le 18e dicton.
  11. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 78.
  12. Du Cange, Gloss., ve Rex Ribaldorum.
  13. Pasquier, Recherches sur la France, liv. VIII, ch. iv ; — Houard, Lois anglo-normandes, t. I, p. 222.
  14. Paradin, Histoire de Lyon ; — Aimé Guillon, Lyon tel qu’il était et tel qu’il est, p. 125 et 126.