Curiosité provinciale
CURIOSITÉ PROVINCIALE
I
Le vieux château de Keloac Kornaubec, contemporain de Bertrand Duguesclin de glorieuse mémoire, n’avait pas connu ses hôtes naturels depuis la Révolution. Abandonné à un intendant isolé dans une façon de désert qu’il dominait de tout l’orgueil de ses tours délabrées, les seules visites qu’il reçût jamais étaient celles de touristes évadés qui venaient se reposer et rêver dans la grande ombre qu’il projetait parmi la solitude. A part ses rares habitants, il n’intéressait guère qu’une façon de vieux savant retiré dans le plus proche village où il exerçait, assez platoniquement, d’ailleurs, les fonctions d’architecte. Ce n’était pas, sachez-le tout d’abord, un homme ordinaire que ce Petronius, venu de Bretagne on ne sait quand et qui y eût passé certainement pour un sorcier, n’eût été sa piété exemplaire et l’amitié du bon abbé Lohic, curé de la localité.
Ce Petronius, fort versé dans les antiquités égyptiennes, avait fait la curieuse remarque que le château de Keloac Kornaubec était orienté comme cette fameuse statue de Memnon qui, aux premiers rayons du soleil, emplissait la campagne d’une harmonieuse musique. Ayant découvert, d’ailleurs, le truc au moyen duquel les prêtres obtenaient ce miracle, il avait répété cent fois que rien ne serait plus simple que d’en installer un tout pareil dans la seigneuriale demeure. Il avait imaginé pour cela une façon de caisse sonore, pouvant s’adapter à une chambre quelconque et qui avait la propriété d’amplifier le moindre bruit dans la proportion étonnante de cent cinquante et demi à un.
- Vieux toqué ! lui disait le bon abbé Lohic en riant aux larmes, quand il racontait ces balivernes.
- Gros incrédule ! répliquait le savant en tapant doucement sur le ventre du curé.
Et tous deux, interrompant leur piquet trinquaient amicalement avec un bon pichet de cidre, comme font les braves gens de pays-là.
Cependant, un jour, l’intendant Joël reçut une lettre qu’il apporta bien vide au maître d’école Festinard, ne sachant, pour sa part, lire que l’écriture moulée. Festinard chaussa son grand nez de besicles, et avec l’importance d’un homme qui domine une situation, après s’être violemment mouché et avoir craché de droite et de gauche, voici ce qu’il lut :
« Monsieur mon intendant,
« Prenant femme le trente courant et désirant venir passer en mes terres la première semaine de mon mariage, je vous prie de faire aménager l’appartement de mes aïeux de façon que je puisse m’y installer convenablement. A côté de la chambre où vous aurez érigé le lit nuptial, vous voudrez bien ménager, d’une part, un cabinet de toilette et, de l’autre, un boudoir où, dès le matin, madame la comtesse, qui est musicienne passionnée, puisse étudier son piano. Vous recevrez, par petite vitesse, tous les meubles que je juge nécessaires à ce court séjour dans mon domaine. Comptant sur votre zèle et votre antique dévouement à ma famille, monsieur mon intendant, je vous baille féodalement le bout de mes doigts à baiser.
«Comte BERTRAND DE KELOAC KORNAUBEC. »
- Belle rédaction, dit Festinard en achevant la lecture.
- J’ai mon idée ! ajouta Petronius en faisant claquer les uns contre les autres ses maigres doigts.
- Bonne affaire pour mes pauvres ! reprit l’abbé Lohic en se caressant doucement l’abdomen.
- Enfin, je verrai une Parisienne ! conclut Dinah, la femme de l’intendant Joël.
Joël, lui, n’avait pas prononcé une parole, mais il se frappait le front comme un gaillard qui ne se dissimule pas l’importance de ce qu’il va faire.
En sa qualité d’architecte, Petronius fut chargé des arrangements intérieurs du château ; il choisit la plus belle pièce pour y installer le temple où, comme le dit élégamment Festinard, la jeune comtesse immolerait sa chasteté sur l’autel de l’Amour. Cette magnifique chambre qui avait été, dans le bon temps, une salle de torture, était justement flanquée de deux pièces moindres, jouissant de la même exposition magnifique au soleil levant. Petronius choisit immédiatement celle de gauche pour les ustensiles de toilette, et réserva celle de droite pour en faire l’harmonieux boudoir demandé par M. le comte. C’est donc dans cette dernière qu’il posa lui-même les appareils sonores qu’il avait inventés pour cent-cinquantupler l’intensité des sons et dont j’ai parlé plus haut. - Quelle agréable surprise, pensait-il, pour cette jeune dame et pour le pays tout entier, quand le premier accord qu’elle fera sur son piano retentira à ses oreilles comme une batterie d’artillerie et effarouchera, à une demi-lieue, toutes les bêtes dans la plaine ! Dès qu’elle y sera mieux accoutumée, ses moindres sonates seront une fête pour toute la région, et nul doute qu’on ne vienne des quatre coins du monde, pour admirer cette résurrection d’une des merveilles les plus accréditées de l’antiquité.
Ainsi se parlait à lui-même le doux Petronius, se complaisant dans l’épanouissement de son propre génie.
Cependant d’immenses caisses avaient apporté les meubles annoncés - un mobilier tout parisien, sans aucune recherche de couleur locale. Horreur ! Une armoire à glace ! Un piano à queue avec une lyre à la pédale. Monsieur le comte était, au fond, un assez joli bourgeois. Tout fut mis en place, sauf un objet dont la destination douteuse provoqua un véritable conseil des ministres.
Une boîte d’acajou élevée sur quatre pieds, et, dans cette boîte, un évasement de porcelaine ayant, à fort peu près, la forme et les dimensions d’une guitare.
- C’est un petit cheval de bois pour les enfants, dit le magister Festinard, qui devait, du premier coup, être le plus près de la vérité.
Mais l’abbé Lohic levant les épaules.
- C’est tout simplement, fit-il, un plat à poissons pour les jours de cérémonie. Quatre valets l’apportent en tenant un pied chacun et le déposent sur la table en grand apparat.
- Ne pensez-vous pas plutôt, reprit Dinah en se signant, que ce soit un bénitier pour mettre dans la chapelle ?
- Et moi, dit Joël, je prétends que c’est un plat à barbe pour se savonner le museau après les morsures du raseoir.
- Vous êtes tous des ignorants, conclut solennellement Petronius. Cet instrument, comme l’indique suffisamment son facies extérieur, est un instrument de musique. J’ajouterai que c’est certainement un instrument à cordes, de la grande famille du violon et du violoncelle. Ce creux dont vous imaginez mille destinations stupides est caractéristique de cette grande famille. Bien que je ne voye pas les chevilles où s’enroule l’extrémité des cordes, je suis certain que celles-ci doivent être tendues dans toute la longueur du bois. Vous me permettrez donc de faire transporter ce luth quadrupède dans le boudoir où madame la comtesse doit faire de la musique. Je placerai un coussin à côté : car le peu d’élévation de ce cymbalum (c’est peut-être le véritable cymbalum des anciens) indique qu’on en doit jouer assis ou même accroupi comme les tailleurs qui ne travaillent bien que le derrière sur les talons.
Tout le monde s’inclina devant la science incontestée de Petronius, et il fut fait comme il avait dit.
Seulement, M. le comte, en arrivant, jugea à propos d’étonner ses vassaux par une révolution.
A peine entré et le premier regard jeté sur ce qui avait été préparé :
- C’est idiot, fit-il, je veux le cabinet de toilette à droite et le petit salon musical à gauche.
Il y a des gens comme cela, qui, pour faire de l’autorité, bouleverseraient le cours naturel des étoiles, n’était qu’elles sont trop haut perchées.
- Voilà qui est fâcheux, pensa le pauvre Petronius, et tout le mal que je me suis donné pour renouveler le miracle de la statue de Memnon est perdu. On a bien affaire que de cent-cinquantupler les sons dans un cabinet de toilette !
Comme M. le comte n’avait pas l’air de plaisanter, le déménagement fut opéré au plus vite, les meubles de la pièce de gauche passant dans celle de droite et réciproquement. Mais quant vint le tour de l’objet qui avait si fortement intrigué tout le monde, M. de Keloac Kornaubec le fit maintenir où il était, c’est-à-dire dans le nouveau cabinet de toilette d’où on voulait l’emporter.
- C’est un âne qui n’en sait pas l’usage, redit tout bas Petronius désolé.
- Je savais bien que c’était un plat à barbe ! triompha Joël.
- Toutes ces petites bouteilles sont peut-être pour dire la messe, hasarda Dinah.
- C’est qu’ils mangent du poisson à leur petit déjeuner, pensa l’abbé Lohic.
- Vous voyez bien que c’est pour attendre les enfants, murmura Festinard qui tenait à son idée.
L’aurore aux ongles de carmin venait d’entrebâiller la porte du Jour sur un grand embrasement de l’horizon. Le temps était d’une beauté parfaite et l’air si calme qu’on n’y entendait ni un tressaillement de feuille ni un bourdonnement d’insecte. Ce fut donc une surprise pour tous les êtres, bêtes et gens épars dans la campagne pour les travaux du matin, quand un véritable bruit de tempête traversa la plaine, - sans que rien y parût d’ ailleurs troublé, - dans un rayon de plus d’une demi-lieue du château de Kéloac Kornaubec. Jamais soupir de l’antique Borée, fouetté par l’Aquilon, n’avait fait pareil vacarme en s’échappant des antres aériens. Cette trombe mystérieuse, qui ne dérangeait rien dans l’atmosphère et ne s’accusait que par son infernale musique, se tut soudain, laissant un grand étonnement après elle. Toutes les femmes étaient tombées à genoux sur le bord des chemins, et les hommes avaient porté vigoureusement leur main à leur chapeau pour le tenir ferme contre un coup d’ouragan qui n’était pas venu.
Un instant après, qui eût pénétré dans le château eût vu M. le comte se promener les poings serrés et d’un air furieux, tandis que Mme la comtesse, rouge comme une pivoine et les yeux pleins de larmes, se roulait sur un divan, comme accablée par le désespoir et la honte.
Cependant, Petronius, qui avait bien deviné quelque miracle de sa boîte à musique, arrivait en grande hâte quand Dinah, la femme de l’intendant Joël, l’entraîna mystérieusement dans un coin.
- Je sais maintenant, lui dit-elle avec une joie féroce de curiosité satisfaite.
- Comment ? tu sais ?
- Oui, je m’étais cachée derrière une portière pour voir tout qui se passerait entre monsieur et madame.
- C’est du joli ! Eh bien ?
- Eh bien ? Vous savez bien la chose à quatre pattes ?
- Parfaitement.
- Vous aviez raison. C’est un instrument de musique.
- Parbleu !
- Seulement vous aviez tort aussi tout de même.
- Et comment cela, s’il vous plaît ?
- Parce que c’est un instrument à vent.