Curiosités historiques et littéraires - Sir John Maundeville/01

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Curiosités historiques et littéraires - Sir John Maundeville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 277-312).
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CURIOSITES
HISTORIQUES ET LITTERAIRES

SIR JOHN MAUNDEVILLE

I.
L'HOMME ET LE CONTEUR.

Le premier aphorisme du vieil Hippocrate est justement célèbre : « l’art est long, le temps est court, l’expérience trompeuse, le jugement difficile.  » On pourrait y ajouter « et l’attention souvent absente,  » et, ainsi complété, le recommander à l’érudition et à la critique plus particulièrement encore qu’à toute autre branche du savoir humain. Lire beaucoup, en effet, et par conséquent vite y est indispensable, cependant lire vite y est un péril ; tâtonner longtemps y est un devoir, et cependant les longs tâtonnemens ne vont pas sans engendrer quelque distraction d’esprit, et toute distraction fausse aisément la piste poursuivie. S’en tenir aux faits extérieurs y est la règle la plus prudente, cependant il se peut aisément qu’on soit ainsi la dupe des apparences ; la complexité des détails y est infinie, et si on s’y engage trop avant, on ne parvient plus à en saisir l’unité ; c’est le phénomène des arbres qui empêchent de voir la forêt. Cette inattention est presque forcée, quasi fatale, et c’est là sans doute ce qui explique comment l’érudition est amenée à changer ses conclusions tous les vingt-cinq ans. Pour les époques de pleine lumière, ces distractions inévitables n’ont qu’une faible importance ; mais elles en ont une extrême pour les époques de lumière incertaine, de crépuscule ou de première aube, pour les siècles entre chien et loup, comme ont été pour l’Europe moderne les XIVe et XVe siècles. Comme les formes des choses sont encore indécises et tremblotantes à de telles époques, comme l’esprit humain, mal rassuré encore contre les terreurs de la nuit qui s’éloigne, y use de prudence et de retards calculés afin d’attendre le plein jour, avançant d’un pas circonspect pour éviter d’aller à la rencontre d’un péril possible et étouffant le son de ses paroles pour ne pas éveiller un ennemi peut-être tout proche, il se peut très aisément que le critique, s’il ne tient pas assez grand compte de ces précautions, prenne un déguisement pour l’homme véritable, une imposture avisée pour l’expression d’une croyance sérieuse, et une pensée profonde pour une opinion de vieille femme. Nous avons fait tout récemment à cet égard une expérience curieuse dont les résultats nous ont paru assez amusans pour mériter d’être présentés à nos lecteurs, et en même temps assez importans pour mériter d’être proposés à l’examen des érudits en matière de littérature du moyen âge, M. Gaston Paris, M. Léon Gautier, M. Louis Moland, et tels autres que vous voudrez y ajouter selon vos sympathies et vos préférences.

Sir John Maundeville est le nom d’un fort singulier écrivain de la seconde moitié du XIVe siècle, qui lit le pèlerinage de Terre-sainte, et, à la suite d’un séjour prolongé en Égypte et en Syrie, prétendit avoir exécuté dans les autres régions de la vaste Asie des voyages qu’il poussa jusqu’aux portes du paradis terrestre. A son retour, il publia en trois langues (latin, français, anglais), et avec un succès prodigieux, le récit des merveilles qu’il avait vues ; nul livre, nous dit un de ses modernes éditeurs, Thomas Wright, ne fut plus lu à la fin du XIVe siècle, ce qui prouve que les contemporains ont souvent bien de l’esprit. Jusqu’à une date très récente, nous devons l’avouer, nous ne connaissions sir John Maundeville que par extraits, et cet aveu nous est d’autant plus facile que, quel que soit l’intérêt de son livre, il est de ceux qu’il n’est pas indispensable d’avoir lus avant de quitter ce monde ; mais, il y a quelques semaines, notre imagination se trouvant en appétit de merveilleux, nous eûmes l’idée, pour en émousser la pointe, de nous adresser à lui sur la réputation qui lui a été faite universellement d’être plus crédule que le moine le plus superstitieux du moyen âge. C’est à son égard la phrase consacrée, et les extraits que nous connaissions n’étaient pas pour la démentir. Nous avons donc à peine besoin de dire que notre imagination a trouvé dans son livre toute la pâture qu’elle cherchait ; des merveilles, il y en a une par chaque page, bien mieux, par chaque ligne, abondance fort explicable, quand on sait que, non content de celles qui lui appartiennent en propre, il y a ajouté toutes celles qui appartiennent à ses prédécesseurs, plus toutes celles que les compilateurs du moyen âge avaient tirées des naturalistes de l’antiquité. Mais de toutes ces merveilles la plus extraordinaire, assurément, est la surprise qu’il nous réservait. Jugez si elle a été grande, lorsque par derrière cet amas de fables nous nous sommes trouvé en présence d’un homme à la fois hardi et prudent, d’une raison saine et droite, d’une liberté d’esprit presque complète, et qui, s’il est superstitieux, l’est à peu près comme son contemporain Boccace, ou si vous trouvez le nom trop gros, comme son autre contemporain Chaucer, ce qui n’est pas encore l’être beaucoup. Du même coup la raison d’être de cet entassement de choses extraordinaires nous est apparue. Maundeville démontre par des contes, prouve par des fables, insinue par des miracles, suggère par des histoires à dormir debout, appliquant ainsi sous cette forme du récit de voyage, moins usée que les formes de l’apologue et de la parabole, la vieille méthode qu’ont suivie tant de moralistes, prédicateurs populaires, orateurs et philosophes pour se faire entendre des multitudes. Le voyageur s’efface en partie pour faire place à une sorte de Lucien compilateur sans impiété ni irrévérence, ou de Rabelais sans verve comique ni talent d’invention, qui a écrit un livre des plus amusans à l’effet d’insinuer la vérité sous la forme de l’erreur et d’enseigner la vraie religion par le moyen même de la superstition.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cet homme, que des yeux autrement exercés que les nôtres n’ont pas aperçu, n’a pris aucune peine pour se dissimuler. Il ne met, il est vrai, aucune ostentation à s’étaler ; mais il reste présent d’un bout à l’autre de son livre, modestement, discrètement, et peut le voir qui veut. L’idée qui fait l’âme de ses récits, idée assez large et assez haute pour avoir suffi, même de nos jours, aux aspirations d’esprits d’une indépendance certaine, circule à travers toutes ces fables en méandres infinis, mais jamais souterraine ou cachée. Maundeville a dit, non pas une fois, mais dix, mais vingt fois ce qu’il pensait, ce qui prouve que ce qu’on laisse à découvert et à la portée de la vue de tous est souvent ce qui est le mieux à l’abri. Disons tout de suite sommairement quelle est cette idée afin que la valeur en apparaisse clairement. Le genre humain est un, l’esprit humain est un, et, par conséquent, la vérité est nécessairement une. La vérité est donc l’héritage du genre humain par nature et don divin, il n’y a donc pas de race d’hommes qui ne puisse y atteindre ou mériter d’en être privée, et la diversité des religions, loin de contredire cette unité, la confirme au contraire. Assurément il n’y a rien là que le christianisme bien compris n’accepte, et, qui plus est, ne proclame ; mais il n’y a rien là non plus dont la philosophie la plus indépendante ne puisse s’accommoder, et opposer au besoin aux intolérances d’un dogmatisme trop étroit ou aux myopies d’une foi trop exclusive. Et puis n’est-il pas vrai que pour les idées tout dépend de l’époque où elles sont prêchées ? que telle idée parfaitement orthodoxe de nos jours pouvait être au XIVe siècle de la plus parfaite hétérodoxie ? Je crois fort que l’idée de sir John Maundeville était dans ce cas-là, et qu’elle était mieux faite pour être approuvée par un Boccace que par un théologien de la cour d’Avignon, et par un Poggio que par un docteur du concile de Constance.

Je prévois l’objection : comment une idée aussi considérable a-t-elle pu échapper ? C’est que, si apparente qu’elle soit, elle n’est pas aisément reconnaissable, si quelque chose ne vous a pas prévenu, et les raisons en sont nombreuses. En premier lieu, l’entassement de merveilles dont elle est flanquée, et qui ne la prouvent qu’en l’étouffant ; je répète à dessein l’expression dont je me suis déjà servi : c’est le phénomène des arbres qui empêchent de voir la forêt. Ensuite la prudence et la discrétion que l’époque exigeait ; nous allons Voir dans un instant que Maundeville a cru devoir prendre la précaution de placer son livre sous le couvert de l’orthodoxie. Autre obstacle, celui-là très fort ; l’idée se présente à son premier état de syncrétisme rudimentaire, brut, enveloppé, elle n’a pas traversé l’état analytique, et n’a pas atteint de déduction en déduction sa synthèse dernière. C’est une larve où tous les organes futurs sont repliés, une germination, non une végétation et floraison. Enfin aux époques de transition, surtout lorsque la société déclinante a duré aussi longtemps et aussi puissamment que celle du moyen âge, il se produit un état moral très particulier qui vaut la peine d’être expliqué.

A de telles époques, l’indépendance de l’esprit ne peut jamais être entière, écrasée qu’elle est par le poids des richesses morales de ce passé qui décline, et dont l’individu ne se sépare qu’à contrecœur, malgré lui, avec déchiremens ; quelquefois même c’est à son insu qu’il s’en éloigne, innovant comme M. Jourdain faisait de la prose, et ces indépendans involontaires ne sont pas souvent les moins hardis. C’est là le secret de la faiblesse des premiers réformateurs et de tous les esprits indépendans à cette fin du XIVe siècle. Cette faiblesse ne vient pas de timidité, mais de ce que l’éducation première reste trop riche et trop encombrante. Songez à ce que le moyen âge avait entassé d’élémens de tout genre dans les esprits et dans quel inextricable filet d’habitudes et de pratiques la vie morale se trouvait engagée. Aussi, à ces dates-là, l’indépendance de l’esprit ne porte jamais sur un ensemble, mais sur un point particulier, qu’on peut facilement ne pas apercevoir, perdu qu’il est dans l’amas de notions transmises et acceptées. Les plus hardis n’y ont point quantité d’idées, ils en ont une seule, et, pour tout le reste, ils gardent celles des siècles qui les ont précédés. Cette idée ainsi isolée et solitaire ne peut se faire jour qu’au moyen des formes du passé, et ces formes se trouvent par la longue habitude si étroitement associées avec des croyances qui n’ont jamais été mises en doute qu’elles trompent sur l’idée qu’elles présentent ou la masquent tout en la montrant. Pour comprendre à quel point est lourd ce poids des richesses du passé, prenez tel autre des illustres de l’époque, Chaucer, par exemple, et Voyez au milieu de quel fatras de mauvaise théologie, de leçons apprises par cœur dans les manuels scolastiques, de fausse science et de fausses opinions, d’astrologie, d’alchimie, d’abus des formes allégoriques, de pédanterie syllogistique, de procédés oratoires venus des sermonnaires, cet admirable poète est contraint de se démener ; il traîne après lui les habitudes d’esprit de quatre siècles ou davantage. Je ne connais qu’une exception à ce fait au XIVe siècle, celle des grands Italiens d’alors, et très particulièrement de Boccace. Pour celui-là, par exemple, quel que soit le fardeau dont le moyen âge l’a chargé, il le porte si légèrement ou le secoue de ses mâles épaules d’un mouvement si facile qu’il semble n’en avoir jamais senti le poids. C’est peut-être dans toute l’histoire littéraire le seul écrivain qu’on puisse imaginer se réveillant à la façon d’Epiménide dans une autre société que la sienne sans se sentir dépaysé, ce qu’on ne pourrait pas dire de beaucoup plus grands que lui. Nous le voyons aisément entrant dans un salon parisien de nos jours comme s’il sortait des appartenons de la princesse Marie, causant avec nos lettrés comme il causait avec Pétrarque ou Léon Pilate, offrant sa Généalogie des Dieux à M. Leconte de Lisle en exprimant le souhait que ce livre puisse intéresser un esprit aussi éminent et à qui la hardiesse ne coûte pas, ou prenant congé de M. Renan, en l’assurant que tout ce qu’il lui a communiqué l’a d’autant plus intéressé qu’il avait lui-même soupçonné vaguement quelque chose de pareil. Il va sans dire qu’une telle souplesse n’est pas dans les moyens de sir John Maundeville, qu’on ne peut le séparer du cadre de son époque, qu’il traîne après lui comme Chaucer, et plus que Chaucer, tout le bagage du moyen âge, et que ce bagage encombrant est l’obstacle, qui empêche de reconnaître la hardiesse d’esprit discrète, mais certaine, dont témoigne son livre.

Cette hardiesse d’esprit le sépare nettement de tous les autres voyageurs du moyen âge qu’il nous a été donné de lire, lui crée une place à part, et en fait à la fois mieux et moins qu’un voyageur. Ses prédécesseurs méritent à coup sûr plus de confiance, — encore y a-t-il à faire certaines réserves à cet égard, — mais on concevra sans peine que la valeur de sir John Maundeville comme voyageur n’a plus qu’une importance fort secondaire, si l’idée que nous avons exposée sommairement est réellement l’âme de son livre. Elle y circule, avons-nous dit, en méandres infinis ; mais puisqu’on la connaît déjà en substance, qu’il nous soit permis de ne l’aborder directement qu’après avoir suivi quelques-uns de ces méandres. Ils sont si fertiles en surprises amusantes et en curiosités poétiques que ce sera notre faute assurément si notre lecteur se plaint du retard que nous lui imposons.


I

Quoique né à Saint-Albans, sir John Maundeville est presque pour nous un compatriote. Par l’origine d’abord, — son nom indiquant sans conteste qu’il descendait de quelqu’un de ces Français des provinces de l’ouest venus avec Guillaume de Normandie, ou plus récemment encore avec Henri Plantagenet. Il n’y avait pas assez longtemps que cette noblesse était établie en Angleterre, pour qu’elle eût perdu le langage du pays natal ; aussi le français du Nord était-il la langue que parlaient encore entre eux les chevaliers, quoique la moderne langue anglaise fût déjà née. Ce fut si bien, en tout cas, celle de sir John Maundeville, qu’il composa son livre en français en même temps qu’en anglais, et que les érudits les plus compétens considèrent La version française comme la première en date. Enfin dirai-je qu’on découvre en lui quelques vestiges d’amour pour son pays d’origine, quelque chose comme un levain de patriotisme français ? Pendant qu’il exécutait son voyage, la guerre de cent ans entre la France et l’Angleterre avait éclaté, et 1356, date de son retour, est aussi celle de la bataille de Poitiers ; mais les exploits qui se sont accomplis en son absence ne semblent lui inspirer qu’une médiocre admiration, car il blâme vertement dans sa préface ces seigneurs temporels qui, au lieu de chercher à reconquérir la terre sainte, héritage commun des chrétiens, se montrent beaucoup plus empressés de déshériter leurs voisins. Voilà bien des titres à notre intérêt ; essayons donc de nous le représenter à peu près. La tâche n’est pas impossible, quoique difficile et aventureuse ; nous ne savons en effet sur lui que ce qu’il nous a appris lui-même, et cela se réduit à peu de chose.

Il est parti de Saint-Albans, nous dit-il, en 1322, le jour de la Saint-Michel, et il est revenu en 1356. Trente-quatre ans ! plus de deux fois le temps que Tacite considère comme un long espace de la vie humaine ! Eh bien ! vraiment, ce n’était pas trop pour les projets très divers qu’il semble s’être proposés au départ. Il se présente à nous sous le triple aspect de pèlerin, d’aventurier militaire, et d’observateur curieux des peuples et des mœurs. Voilà des stimulans bien variés de vie errante, mais il nous a donné indirectement une explication de cet appétit de voir et de savoir qui est trop de son époque pour que nous l’omettions. Maundeville, comme Chaucer, croyait fermement à l’astrologie judiciaire, et parlant des peuples de l’Inde, il donne pour raison de leur amour du repos et de leur inertie presque extatique, qu’ils habitent le premier climat, qui est celui de Saturne. « Saturne est lent et de mouvement insensible, car il traîne trente ans à accomplir sa course à travers les douze signes, tandis que la lune passe à travers les douze signes en un seul mois. Et comme Saturne est si lent de mouvement, le peuple de cette contrée qui se trouve dans son climat n’a ni inclination ni volonté à se mouvoir, et à désirer connaître les étrangers. Notre pays est tout le contraire, car nous sommes dans le septième climat qui est celui de la lune, et la lune se meut rapidement, et est une planète de progression. Pour cette raison elle nous donne une volonté de nous mouvoir activement, d’aller par différentes routes, de chercher les choses étrangères et les diversités de ce monde ; car la lune va autour de la terre plus rapidement qu’aucune autre planète.  » C’est la première et non la moins originale explication de l’instinct nomade qui distingue les insulaires de la Grande-Bretagne, et son auteur peut être pris comme le premier en date aussi de ces modernes Anglais qui parcourent la terre en tous sens, sans que leur caractère national en soit altéré, tournant ainsi en éloge et à leur profit le trait philosophique qu’Horace décochait aux esprits inquiets piqués de la tarentule des voyages :


Cœlum, non animum mutaut, qui trans mare currunt.

Des trente-quatre années qu’il a passées hors de son pays, sir John Maundeville semble avoir employé les dix-neuf premières au service du sultan d’Egypte qu’il aurait assisté dans ses expéditions contre les Bédouins dont il trace en quelques lignes un portrait presque magistral. Le sultan, nous dit-il, l’avait pris en si grande amitié qu’il l’aurait fait marier avec la fille d’un des grands de sa cour s’il avait voulu changer de religion. Ce prince avait dû l’avoir, en effet, en haute estime pour lui tenir dans l’intimité le discours sur l’opposition qui existe chez les chrétiens entre leur religion et leurs mœurs, propos d’une sérieuse importance et qui portent tous les caractères de l’authenticité. Il est probable que, pendant ce long séjour auprès du sultan, il a eu occasion de faire des excursions répétées dans toutes les régions de la Mésopotamie, de la Syrie et de la Palestine, ce qui expliquerait pourquoi la partie de son livre qui se rapporte à ces contrées est moins sommaire, mieux circonstanciée, et, en définitive, moins fabuleuse que le reste. En quittant l’Egypte, il dit être entré par les régions de l’Inde dans les États du grand khan du Cathay auprès duquel il aurait rempli pendant quinze mois les mêmes offices militaires qu’il avait remplis auprès du sultan.

C’est à peu près tout ce qu’il a cru devoir nous apprendre de ses aventures de chevalier errant[1], soit par réelle modestie, soit qu’il ait eu crainte de nuire par trop de détails personnels à l’unité de son récit, car il y a en lui des élémens d’artiste, et le souci de la composition se laisse aisément apercevoir au milieu de beaucoup de gaucheries et d’inexpériences. Malgré la rareté de ces informations, nous avons cependant un moyen indirect de nous le représenter assez exactement dans ce rôle de condottiere chrétien. Son contemporain Chaucer, qui, de tous les hommes du xiv6 siècle, fut peut-être le mieux renseigné sur les trois littératures européennes de l’époque (France, Angleterre, Italie), avait certainement lu son livre lorsqu’il écrivit les Contes de Cantorbéry qu’on ne peut placer avant 1382, et il n’y a pas grande témérité à supposer qu’il a pu y puiser quelques-uns des principaux traits du plus noble de ses pèlerins, le chevalier qui ouvre la série de ses contes par l’admirable histoire d’Arcite et Palémon.


Il y avait un chevalier, un très digne homme qui, du premier jour où il monta en selle, aima la chevalerie, la vérité et l’honneur, la liberté et la courtoisie,.. il avait voyagé aussi loin qu’aucun homme vivant tant en pays chrétien qu’en terre païenne, et toujours honoré pour sa parfaite noblesse. Il était à Alexandrie lorsque la ville fut emportée ; bien souvent il avait tenu le haut bout de la table en Prusse avant les hommes de toute autre nation, et nul chrétien de sa condition n’avait si souvent voyagé en Lithuanie et en Russie. Dans le royaume de Grenade, il avait assisté au siège d’Algésiras,.. il était à Layaz et à Satalie, lorsque ces villes furent emportées, et dans les mers de Grèce il avait fait partie de plus d’une noble armée. Il avait pris part à quinze batailles meurtrières. Il avait combattu pour notre foi à Tramissene dans trois passes d’armes, et il avait toujours tué son adversaire. Ce digne chevalier avait aussi vécu quelque temps auprès du seigneur de Palatie, encore un autre païen de Turquie, et toujours tenu en souveraine estime. En même temps qu’il était vaillant il était sage, et dans sa façon d’être aussi doux qu’une fille ; jamais dans sa vie il ne dit chose vilaine et malséante à son rang. C’était enfin un parfait gentil chevalier,.. il était récemment revenu de ses voyages, et il s’était mis en route pour accomplir son pèlerinage.


Voilà bien sir John Maundeville, tel qu’il se présente à nous, à la fois pieux et aventureux, passant partout sans périls, grâce sans doute à son bon renom, s’introduisant auprès des grands de toutes ces contrées lointaines, et, à coup sûr, le chevalier de Chaucer n’avait pas parcouru plus de pays qu’il ne prétend on avoir traversés. Toute supposition mise à part, le portrait peut être tenu en un certain sens pour celui de notre voyageur, car ce n’est certainement pas une exception que Chaucer a voulu peindre dans son chevalier, et ce portrait prouve que de tels caractères étaient fréquens au XIVe siècle. Si donc Chaucer n’a pas peint l’individu nommé Manndeville, il a peint le genre dans lequel il rentrait. Un des bons commentateurs de Chaucer, Tyrwhitt, s’étonne que le poète ait fait venir son chevalier d’Alexandrie et de Lithuanie plutôt que de Crécy et de Poitiers : « Cela ne peut s’expliquer, dit-il, qu’en supposant qu’à cette époque le moindre service contre les infidèles était estimé plus haut que les plus splendides victoires remportées sur des chrétiens.  » Si l’érudit Tyrwhitt s’était mieux rappelé Maundeville, il se serait dispensé de poser cette question singulière, car le voyageur y a répondu dans la préface de son livre exactement par la raison que suppose le commentateur. Nous avons dit qu’il déplore ouvertement que les princes chrétiens entreprennent de se voler leurs héritages au lieu de conquérir cette terre sainte qui est l’héritage commun des chrétiens. Et puis, piété à part, il n’y avait pas assez longtemps que les croisades avaient cessé pour que les guerres en pays infidèle ne fussent pas restées les guerres par excellence pour toutes les imaginations aventureuses. Or ces imaginations devaient être fort nombreuses et fort inquiètes à ce moment du siècle où Manndeville partait d’Angleterre. Dix ans, en effet, ne s’étaient pas écoulés depuis qu’avait péri cet illustre et puissant ordre du Temple, qui, pendant deux siècles, avait englobé dans ses rangs tout ce que l’humanité chrétienne contenait d’aventuriers dans la meilleure et dans la pire acception du mot. Cette disposition éternelle de la nature humaine avait-elle donc disparu tout à coup avec le bûcher de Jacques Molay ? Et, si elle n’avait pas disparu, comment pouvait-elle trouver satisfaction si celui qu’elle tourmentait n’allait pas guerroyer avec quelque Lusignan de Chypre ou prendre part avec les chevaliers teutoniques à quelque expédition contre les païens du Nord.

Il y a vraiment beaucoup de choses chez sir John Manndeville. Si le coureur d’aventures ne craint pas de se commettre avec les princes musulmans ou païens, en revanche le pèlerin est sincèrement chrétien, et bien de son époque. Il en représente, avec une ardeur qui atteint souvent presque l’éloquence, un des sentimens les plus élevés. Ce sentiment, qui parcourt tout le XIVe siècle comme une plainte étouffée, condamnée à rester sans écho, mais auquel tel illustre d’alors, un Pétrarque par exemple, n’a pas dédaigné, à certains jours, de prêter sa voix, c’est le regret qu’inspire la cessation des croisades et l’espérance de les Voir renaître. Tout autre emploi de l’ardeur belliqueuse et des talens militaires semble illégitime à Maundeville, et il considère comme fratricides les guerres que se font les princes chrétiens, oublieux de la foi qu’ils professent. Il s’afflige cependant plus qu’il ne s’étonne, puisque le centre commun des âmes chrétiennes, c’est-à-dire les lieux saints, leur manque désormais ; n’ayant plus ce qui réunit, elles tombent fatalement à ce qui divise. Jamais, en effet, on ne sentît plus le besoin des croisades, et elles ne furent plus réellement nécessaires que lorsqu’elles eurent pris fin. Dès que le royaume chrétien d’Asie eut disparu, l’Europe se vit à son tour entamée. Saint-Jean-d’Acre a succombé en 1294, et la disparition de ce dernier vestige de la domination chrétienne coïncide avec l’agression destinée à être si rapidement victorieuse des fils d’Othman. Le temps n’est plus ou Constantinople avait pu soutenir victorieusement deux sièges contre les Arabes, encore animés de l’irrésistible ferveur de la première époque de l’islam. Les siècles, en passant, ont usé ses dernières forces ; lorsque hier encore elle applaudissait à la chute de ces maîtres latins qui l’avaient dominée soixante ans et s’était remise sous le joug de ses tyrans grecs, elle avait cru reprendre possession d’elle-même ; en réalité, avec ces maîtres latins, disparaissaient ses derniers soutiens. Maintenant que cet empire n’a plus que des Byzantins pour défenseurs, il se sent mourir chaque jour de son indépendance reconquise. Au moment où sir John Maundeville se mettait en route, les Turcs étaient déjà maîtres de toute l’Asie-Mineure ; et, pendant le cours de son long voyage, Orchan et Amurat s’introduisaient dans les provinces européennes de l’empire et y jetaient les fondemens d’une domination autrement solide que la tyrannie passagère des Mongols de Batou un siècle auparavant. Un passage de son livre rend, avec vivacité de sentiment, relief et couleur, la tristesse de ce fantôme d’empire. «  Devant l’église de Sainte-Sophie se dresse la statue, entièrement dorée, de l’empereur Justinien ; il est à cheval, couronne en tête, et primitivement il tenait dans sa main un globe doré ; mais ce globe est tombé, et les gens de là-bas disent que c’est un signe que l’empereur a perdu une grande partie de ses terres et seigneuries, car il était empereur de Romanie et de Grèce, de toute l’Asie-Mineure, de la Judée où est Jérusalem, de l’Egypte, de la Perse et de l’Arabie ; mais il a tout perdu, sauf la Grèce, et plusieurs fois on a essayé de replacer le globe dans la main de la statue, mais elle n’a jamais pu le tenir. Ce globe signifie la souveraineté qu’il avait sur le monde entier, lequel est rond ; l’autre main est levée du côté de l’Orient, en signe de menace contre les agresseurs malfaisans.  »

Le monde latin aura-t-il le sort du monde grec ? De toutes parts on se pose la question, et on s’inquiète parfois des moyens de détourner le péril, moyens dont le principal et presque l’unique serait dans le rétablissement de l’unité chrétienne par l’union des deux grandes églises. Aussi est-ce l’époque où commencent les négociations si souvent interrompues et si souvent reprises entre Rome et Constantinople, mais que les haines têtues des théologiens ne laisseront jamais aboutir. On trouve dans Maundeville une expression assez forte de l’insolence de ces haines : « Ils ne sont pas obéissans à l’église de Rome, ni au pape,.. et c’est pourquoi le pape Jean XXII leur envoya des lettres pour leur rappeler que la loi chrétienne devait être une, et qu’ils lui devaient obéissance, comme étant le vicaire de Dieu sur terre et ayant reçu de Dieu le pouvoir de lier et de délier ; mais ils lui envoyèrent diverses réponses disant ceci entre autres choses : « Nous ne pouvons pas souffrir ton grand orgueil, nous n’avons pas envie d’assouvir ta grande convoitise. Le Seigneur soit avec toi, car Notre-Seigneur est avec nous. Adieu.  » Et il ne put avoir d’eux d’autre réponse… Ils ne souffrent pas que les Latins chantent à leurs autels ; et, s’ils le font par hasard, immédiatement ils lavent l’autel avec de l’eau bénite.  » Les Turcs peuvent donc faire leur œuvre en toute sécurité ; toute la résistance qu’ils rencontreront du côté de l’Occident se bornera, à la fin du siècle, à la croisade des chevaliers français contre Bajazet et à leur glorieuse, mais stérile défaite à Nicopolis.

C’est avec ces sentimens de croisé rétrospectif que Maundeville a fait le voyage de Terre-sainte, et ce sont eux, probablement, qui lui ont inspiré le procédé tout de piété et de respect qu’il a employé pour la décrire. Il parcourt la Palestine pas à pas, bourgade par bourgade, hameau par hameau, et à chacune de ces étapes il nomme le souvenir historique, religieux, légendaire ou fabuleux qui est attaché à la motte de terre sur laquelle son pied est posé. Une impression de grandeur dont on ne saurait se défendre sort de cette nomenclature qui, pour tout autre pays, paraîtrait peut-être aride ; mais la nature particulière de ces souvenirs dissipe toute sécheresse, et peu de choses nous ont fait mieux sentir à quel point l’histoire de ce petit pays est mêlée à notre vie morale que les pages consacrées à cet itinéraire. C’est pour les lieux saints qu’il réserve toute sa ferveur ; mais, dès qu’il sort de Palestine, cette ferveur s’attiédit beaucoup, et il se présente sous un aspect quelque peu inattendu. Il a toute sorte de réserves, de sous-entendus, qui sont d’un demi-sceptique. Il décrit sans trop d’étonnement ni même trop d’horreur les idolâtries qu’il rencontre sur sa route, quelque monstrueuses qu’elles soient. Il compare les croyances les unes aux autres ; et, non content d’établir leurs différences, il cherche leurs ressemblances, et il les trouve. Bref. Maundeville devient, dans cette seconde partie de son voyage, un parfait latitudinaire, aussi est-ce surtout dans cette partie qu’apparait l’idée capitale que nous avons indiquée au début de ces pages. Il avait si bien conscience du chemin qu’avait fait sa pensée, et se sentait si peu rassuré sur les résultats de son voyage, qu’il nous dit que son retour, en 1356, il passa par Rome[2] et soumit son livre à l’examen du pape, « afin de faire absoudre sa conscience de nombre de points scabreux comme il doit s’en engendrer beaucoup chez les hommes qui ont vu beaucoup de peuples de diverses sectes et de diverses croyances.  » Le pape, paraît-il, examina le livre et le couvrit de son approbation ; aussi Maundeville le présente-t-il tout triomphant à ses lecteurs en leur disant que, s’il se trouve dans le nombre quelques-uns de ces incrédules réfractaires qui ne croient qu’à ce qu’ils voient de leurs yeux, ils devront se tenir pour avertis que sa véracité est affirmée et prouvée par le saint-père lui-même. Il est permis de croire que sir John Maundeville a soumis son livre à l’approbation du saint-père, un peu avec les sentimens qui furent ceux de Voltaire, lorsqu’il dédia son Mahomet à Benoit XIV. La précaution n’était peut-être pas inutile. Le plus ancien manuscrit connu du livre est de 1371 ; c’est justement l’époque où commençait cette poursuite des partisans de Wiclef, qui allait durer si longtemps, et où l’épiscopat anglais devait se montrer si rigoureux. Quoique les idées de Maundeville eussent peu de chose à démêler avec colles de Wiclef, il n’eût peut-être pas été sans danger, à un pareil moment, de passer pour entretenir des opinions non orthodoxes, de quelque nature qu’elles fussent. Par cette approbation papale, il obtenait deux résultats : il se mettait à l’abri de tout soupçon et faisait passer ses conclusions philosophiques sous les yeux du public avec l’estampille même du saint-siège.

A noter aussi comme significatif le soin qu’a eu Maundeville de publier son livre en trois langues. A vrai dire, la chose avait des précédens ; c’est ce qu’avait fait déjà Marco Polo, mais les raisons que donne Maundeville de cette multiplicité de traductions, tant dans la copie française que dans la copie anglaise de son livre, n’en sont pas moins curieuses à citer : «  Pour ce que plusieurs entendent mieux français que latin, ai-je mis ce livre en roman à cette fin que chacun l’entende, et les seigneurs et chevaliers et autres qui n’entendent pas le latin,  » dit-il dans sa copie française. « Et sachez que j’ai traduit ce livre du latin en français, et que je l’ai traduit encore du français en anglais, afin que tout homme de ma nation puisse le comprendre, et que les seigneurs, chevaliers, et autres nobles et dignes hommes qui connaissent peu le latin, et ont fait le voyage d’outre-mer, puissent voir si j’ai erré par défaut de mémoire, et par suite me redresser et me corriger,  » dit-il dans la préface de sa copie anglaise. Une version à l’usage exclusif des clercs en langue latine, une version en français pour la noblesse de tout pays chrétien, et une version en anglais pour les gens de toute condition de son pays natal. Outre le désir d’être lu qui est naturel à tout auteur, il est permis de supposer qu’il s’en cachait encore un autre sous cette multiplicité de versions, à savoir celui de faire à ses idées une propagande aussi étendue que possible par des moyens discrets, mais sûrs. Il semble avoir su très bien que les mêmes choses qui sont exprimées dans une langue savante et morte prennent une tout autre physionomie, révèlent une tout autre portée et vont autrement loin, lorsqu’elles sont exprimées dans une langue vulgaire et vivante.

Tout reste obscur et quelque peu équivoque chez ce singulier personnage. Après son retour, il ne semble pas avoir habité l’Angleterre. Une tradition assez bien établie veut qu’il se soit fixé à Liège où il aurait exercé la médecine, mettant ainsi à profit les nombreux secrets qu’il avait rapportés d’Orient. Le choix de Liège s’explique par son origine française, par les rapports intimes qui existaient alors entre l’Angleterre et les Pays-Bas, peut-être aussi par l’esprit doucement hardi et le mysticisme populaire qui distinguaient alors cette contrée où commençait l’institution des béguinages. C’est dans cette ville qu’il aurait composé son livre, et qu’il l’aurait traduit du français et de l’anglais en latin, ce qui justifie l’opinion que nous avons émise sur l’époque où il le soumit à l’examen du pape. Il y mourut selon quelques érudits en 1371, et selon un des manuscrits du XVe siècle en 1382 seulement.


II

Maintenant que nous sommes parvenus à apercevoir une ombre de l’homme, arrêtons-nous devant le conteur de fables. Il en vaut la peine à tous égards, d’abord parce qu’il a en ce genre un vrai talent, ensuite parce qu’il nous permet de reconnaître quelques-unes des provinces de ce vaste royaume de féerie que Michelet appelait si justement le plus puissant du moyen âge, enfin parce qu’il nous semble découvrir qu’il a laissé des traces assez profondes chez les hommes d’imagination de son pays. D’ailleurs, l’examen de ses qualités de conteur intéresse directement la thèse que nous avons soulevée, à savoir qu’il faut moins chercher dans son livre un voyageur qu’un philosophe qui protège ses opinions des mœurs et des croyances des pays qu’il a ou prétend avoir traversés.

Quel degré de confiance convient-il de lui accorder ? Il n’y a pas eu à son sujet de question plus controversée parmi les érudits de son pays, les uns le tenant pour plus digne de foi qu’on ne veut bien le dire, d’autres pour un mystificateur habile qui a en l’art de servira ses contemporains un plat conforme au goût qu’il leur avait reconnu, d’autres enfin pour un simple imposteur et son livre pour un tissu de mensonges. Crédule et menteur, telles sont les deux épithètes invariablement accolées à son nom ; mais quoiqu’il soit assurément l’an et l’autre, il est beaucoup plus délicat qu’on ne le croirait de se prononcer sur la créance qu’il mérite à moins qu’on ne se range à l’avis que nous proposons. Si, en effet, il s’est proposé un but philosophique, tout s’explique. Il importe peu alors que les choses qu’il raconte soient en partie vraies, en partie compilées et en partie inventées, que non content de parler des mœurs des pays qu’il a vus, et de colles des pays où il n’a visiblement jamais mis le pied, il y ajoute des îles de son invention qu’il baptise des noms d’Oxydrate et de Gymnosophe, en souvenir de ses lectures de Quinte-Curce. Mais si, comme on l’a toujours fait, on le tient pour un simple voyageur, la question devient de solution beaucoup plus difficile, et cette solution, quelle qu’elle soit, restera toujours douteuse et laissera le jugement mal satisfait, — ce que nous allons essayer de montrer.

Si Maundeville est un simple voyageur, on ne voit pas pourquoi on ne le ferait pas bénéficier de ces circonstances atténuantes que l’on accorde libéralement à tous ses prédécesseurs. Il est crédule, mais tous ces vieux voyageurs du moyen âge le sont terriblement, et leur crédulité ne nous choque pas plus qu’il ne faut, parce que nous en comprenons aisément les raisons. Ils sortaient de civilisations naïves où la religion, suprême magicienne, faisait le tout de la vie morale, et les pays qu’ils quittaient pour aller au-devant des merveilles qu’ils racontent avaient eux-mêmes un stock de fables, superstitions, croyances traditionnelles assez bien approvisionné. Ils en avaient été nourris, amusés, effrayés ; quelque esprit qu’ils eussent, et souvent même en proportion de l’esprit qu’ils avaient, ils avaient retenu une bonne partie de ces croyances, de là une disposition latente à acquiescer à tout ce qu’on leur racontait de merveilleux. Cette disposition était bien plus forte encore si le voyageur était un religieux, car pour ceux-là le merveilleux était l’élément même dans lequel ils vivaient, et il n’était certes pas de miracle dont ils ne crussent les démons capables pour tenir en leur possession les parties non rachetées de la pauvre humanité. Avec cette disposition invincible est-il bien extraordinaire que Maundeville n’ait pas été mieux protégé par son esprit éveillé d’aventurier militaire que ne l’avait été Marco Polo par son sens pratique de marchand vénitien ?

S’il n’est pas plus crédule que ses prédécesseurs, il est certain cependant qu’il le paraît davantage ; mais cette illusion tient à la nature particulière de cette crédulité qui mérite d’être expliquée. Il est fabuleux moins par les choses qu’il raconte que par la manière dont il les raconte. Les pays qu’il prétend avoir parcourus après son départ de Palestine sont les mêmes où Marco Polo avant lui avait vécu de si longues années, l’Arménie, le Turkestan, la Mongolie, le Cathay ou Chine septentrionale. Eh bien ! que l’on compare les deux récits et on verra que celui de Marco Polo ne le cède presque en rien pour le merveilleux à celui de Maundeville. Tout y est, et les esprits invisibles dans l’air des steppes tartares qui vous appellent par votre nom pour vous perdre, et les diables qui parlent par les idoles, et les populations qui, du premier au dernier, sont adonnées à la magie, et le mystérieux prêtre Jean au royaume plus flottant que l’île de Laputa de Gulliver, et les mille particularités étranges des mœurs et des superstitions de ces lointains pays. Il y a même chez Marco Polo des fables dont on ne trouve pas trace dans Maundeville, qui ne les aurait pas omises s’il l’avait plagié autant qu’on le dit, par exemple cette manière de tirer les diamans du fond de vallées habitées par des serpens au moyen de quartiers de viande que des aigles viennent enlever, histoire à la Munchausen, qui est au nombre des aventures de Sindbad le marin[3]. Cependant, toutes ces singularités, quand on les lit chez Marco Polo, paraissent presque simples, et l’on en retrouve sans trop de peine la réalité, tandis que la moindre circonstance, et la plus facilement explicable, prend chez Maundeville un air de féerie. C’est qu’il a naturellement le goût des fables, qu’il mot à les raconter autant de plaisir qu’il en a eu à les entendre, et que s’il s’en rencontre chez lui en plus grande quantité que chez ses devanciers, c’est qu’il a l’imagination plus forte et la curiosité plus active. Il a la crédulité volontaire de l’artiste et du poète, en sorte qu’il est en réalité moins crédule que ses devanciers tout en le paraissant davantage.

Non-seulement cette crédulité est volontaire, mais elle est très souvent feinte. Il a des momens où il laisse très finement entrevoir qu’il n’est pas dupe des choses qu’il raconte, mais qu’il les raconte tout de même, parce qu’elles amuseront le commun de ses lecteurs comme elles l’ont amusé, et que le jugement des plus sagaces saura bien les prendre pour ce qu’elles valent. « Croira qui voudra ce que je vais rapporter et ne le croira pas qui ne voudra pas,  » dit-il avant de commencer son récit des merveilles du Cathay. En Arménie, on lui a raconté que souvent, par un temps clair, on voit l’arche de Noé au sommet du mont Ararat, mais qu’il n’y a jamais eu qu’un moine qui ait pu y atteindre, et cela par une faveur particulière de Dieu ; il y en a d’autres qui se flattent d’y être montés, mais il ne faut pas croire ces choses-là, ajoute-t-il sournoisement. Son histoire de la génération merveilleuse des harnaches est célèbre ; mais quand on la lit attentivement, on s’aperçoit que, loin d’être une preuve de crédulité, elle est une preuve du contraire. « Dans le royaume de Caldilhe, qui est un très beau pays, il croît une espèce de fruits semblables à des grenades. Lorsqu’ils sont mûrs, on les coupe en deux, et on trouve dedans une petite bête en chair et en os, comme qui dirait un petit agneau sans laine. On mange à la fois le fruit et la bête, ce qui est une grande merveille. J’en ai mangé, et je leur racontai qu’il se produit chez nous une aussi grande merveille qui est celle des barnaches. Je leur dis qu’il y avait dans notre pays des arbres qui portent des fruits qui deviennent oiseaux ; ceux qui tombent dans l’eau vivent, et ceux qui tombent à terre meurent aussitôt, et ils sont très bons à manger. Là-dessus ils s’émerveillèrent beaucoup à leur tour, tellement que quelques-uns dirent que c’était une impossibilité.  » Est-il bien difficile d’apercevoir la discrète ironie cachée sous ce petit récit ? Des habitans gausseurs de ce royaume de Caldilhe lui ont fait probablement manger d’un agneau arraché avant terme du sein de sa mère, tout enveloppé de sa membrane protectrice à la manière de l’horrible industrie d’Astrakan, et voulant s’amuser aux dépens de sa candeur d’étranger, ont essayé de lui persuader que c’était un fruit du pays. Avec la politesse naturelle à un chevalier, Maundeville a feint de les croire, et leur a rendu immédiatement la monnaie de leur mensonge, ce que le vieux proverbe anglais appelle rendre un Roland pour un Olivier. Crédule ! il l’est si peu qu’il y a au moins un point pour lequel l’épithète contraire lui convient parfaitement, celui des pratiques ecclésiastiques. Ce n’est pas qu’il s’emporte à ce sujet, ni qu’il s’y étende jamais longuement ; une réserve discrète n’abandonne jamais Maundeville, et il ne dit les choses scabreuses que vite, à la dérobée, ou comme en cachette, sournoisement ; mais il en dit assez pour permettre de reconnaître un véritable contemporain de Wiclof, de Chaucer, et du poète de la Vision de Pierre Ploughman. Ecoutez-le contre la simonie : « Les Grecs disent que l’usure n’est pas un péché mortel, et ils vendent les bénéfices de la sainte église. Et ainsi font d’autres ailleurs (que Dieu amende ce vice lorsqu’il en aura volonté), et c’est un grand scandale ; car maintenant la simonie est couronnée reine dans la sainte église, que Dieu dans sa grâce y porte remède ! » C’est ainsi que parle Wiclef, ainsi que va tout à l’heure parler Jean Huss. Lorsqu’il se trouve en face de quelque fait miraculeux qui lui semble difficile à comprendre, la réserve qu’il observe est tout à fait significative. Les moines du Sinaï lui ont raconté que, lorsque le supérieur du monastère vient à mourir, celui qui officie trouve écrit sur l’autel le nom de son successeur. « Un jour je demandai à quelques-uns des moines comment cela se faisait. Mais ils ne voulurent pas me le dire, si bien qu’à la fin je leur dis qu’ils ne devraient pas cacher ainsi la grâce que Dieu leur faisait, mais qu’ils devraient la publier pour donner au peuple plus de dévotion, et qu’il me paraissait qu’ils péchaient en cachant ainsi le miracle de Dieu. Alors ils me dirent que le fait se passait souvent, mais je ne pus en obtenir rien de plus.  » Comme tous ses contemporains à tendances réformatrices, il est très ardent contre les fausses reliques et le trafic qui s’en tire. Crédule tant qu’on voudra, mais sur cet article, on ne le trompe pas. On a beau lui montrer les mêmes en divers lieux, il sait où est le bon endroit. Les habitans de Chypre ne prétendent-ils pas qu’ils possèdent la croix de Notre-Seigneur ! mais ce n’est pas vrai, et ils savent fort bien que ce n’est que celle de Dismas, le bon larron. « Mais tous ne le savent pas, observe-t-il, et ils font une mauvaise action, ceux qui font croire cela aux gens pour le profit des offrandes.  » On trouve le chef de saint Jean-Baptiste en divers pays. « Quelques-uns disent que le chef de saint Jean-Baptiste est à Amiens, en Picardie, et d’autres disent que c’est la tête de saint Jean, l’évêque. Je ne sais laquelle de ces opinions est exacte, mais Dieu le sait, et de quelque façon qu’on l’honore, le bienheureux saint Jean est satisfait.  » L’apparence de cette réflexion est très dévotieuse, le fond n’en est-il pas tant soit peu ironique ? Menteur, il l’est certainement plus que crédule ; toutefois il est souvent assez difficile de dire jusqu’à quel point il l’est. La vérité sur ce sujet délicat nous semble avoir été dite par le docteur Chalmers, qui remarque que Maundeville rapporte plus souvent qu’il n’affirme, et qu’on lui a dit plus souvent qu’il n’a vu. Et quels sont ceux qui lui ont dit ? Des moines grecs ou syriens, des Arabes, des Tartanes, tous gens qui n’ont pour la vérité qu’un respect superficiel et qui aiment mieux la trouver toute faite que la chercher. Il faut donc tenir le plus grand compte des peuples parmi lesquels il a voyagé et chez lesquels il a trouvé ses informateurs. L’Orient est le pays traditionnel par excellence, et c’est pourquoi il est le pays éternel des beaux contes. Les voyageurs du moyen âge, en Asie, racontent des fables, par les mêmes raisons que longtemps avant eux, Hérodote, qui s’était enquis nécessairement auprès des mêmes peuples, en a fait la substance même de ses incomparables récits. Nos voyageurs modernes ne sont plus crédules, parce qu’ils apportent avec eux leurs lumières d’Europe et qu’ils n’ont plus recours aussi directement aux Orientaux ; mais nous croyons fort qu’aujourd’hui encore, le voyageur qui se bornerait à les interroger et à rapporter leurs témoignages risquerait de faire un récit qui ne serait pas trop éloigné de celui de Maundeville. Au moment même où nous nous occupions de lui, le hasard de nos lectures nous a fait tomber sur les charmantes Esquisses de Perse de sir John Malcolm, diplomate anglais de la première partie de ce siècle qui eut son heure de succès mérité, tant pour les services rendus à son pays dans la Perse et dans l’Inde que par ses talens d’écrivain. Ces Esquisses de Perse sont la plus complète justification de Maundeville. Il n’est ni crédule, ni superstitieux, ni menteur celui-là, mais comme en vrai gentilhomme qu’il est, il n’attribue pas à sa science un mérite trop supérieur à la naïve ignorance, comme il tient plus à connaître les peuples parmi lesquels il vit qu’à les éblouir de ses lumières, il interroge familièrement les gens qui l’approchent, guides, bateliers, soldats, interprètes, et il s’ensuit qu’en rapportant les histoires et les opinions qui lui ont été ainsi communiquées, il a écrit un livre qui est une véritable annexe des Mille et une nuits. Pas de ville dont l’origine ne soit pas quelque peu l’œuvre des esprits, pas de gorge de montagnes qui ne soit le séjour de quelque variété de démons, pas de localité qui n’ait sa légende.

Ce même livre de sir John Malcolm peut aussi nous servir à atténuer quelque peu le reproche de compilation qui est adressé à Maundeville. Il a beaucoup emprunté à ses prédécesseurs, cela est hors de doute ; mais tous les emprunts qu’on signale sont-ils absolument certains ? Il répète certaines choses qui se trouvent chez Marco Polo, Rubruquis, ou Oderic de Pordenone, mais c’est qu’aussi il est probable qu’on lui a plus d’une fois raconté les mêmes. Il est généralement admis que l’aventure de la vallée périlleuse gardée par des diables est tirée d’Odcric de Pordenone ; c’est très possible, mais les vallées de cette nature abondent évidemment en Orient, et pourquoi Maundeville n’en aurait-il pas rencontré quelqu’une, tout comme le franciscain ? Sir John Malcolm, cinq cents ans après l’un et l’autre, en a bien rencontré une toute semblable, entre Ispahan et Koom, et pour plus de singularité, cette vallée était précédée d’une longue plaine stérile assez semblable par sa description à la mer de sable dont parle Maundeville deux ou trois pages avant son aventure. Chez sir John Malcolm, la vallée est occupée par des ghools, chez Maundeville par des démons, ce qui n’est pas une différence. Même observation pour les histoires qu’il a compilées des naturalistes de l’antiquité. Les choses s’éternisent en Orient, et il ne nous est pas prouvé que, plus d’une fois, il n’ait pas trouvé vivante la tradition de telle ou telle de ces merveilles. Il y a parfois dans le récit qu’il en fait, des variantes qui porteraient à le supposer. Exemple : Elien raconte que, dans une certaine région de la Grèce il y a des serpens qui ont un amour si véhément de la chasteté qu’ils découvrent d’emblée les filles qui ont cessé d’être vierges, et les dénoncent par leurs sifflemens de fureur à leurs parens et amis. La même histoire se rencontre dans Maundeville, mais avec ces différences importantes que le fait, au lieu de se produire en Grèce, se produit en Sicile, et qu’au lieu de fausses vierges, ce sont les enfans bâtards dont ils dénoncent l’engendrement criminel aux pères et maris abusés. Eh bien, pourquoi voudrait-on absolument que Maundeville ait tiré ce conte d’Elien ? Est-il bien téméraire de supposer qu’il a pu le rencontrer directement en Sicile, pays grec par l’origine, par la population, par l’histoire, où il a eu toute sorte de commodités pour s’introduire et s’acclimater, et où il s’est quelque peu modifié pour s’associer au caractère jaloux des Siciliens, moins soucieux de virginité que de fidélité matrimoniale ?

On peut supposer que l’érudition de sir John Maundeville en matière de merveilleux était déjà considérable avant son départ ; mais ce qui est une certitude, c’est qu’il a mis à profit son voyage en Orient pour l’accroître dans des proportions vraiment singulières. Il a évidemment beaucoup interrogé, beaucoup écouté, les preuves que sa curiosité a été aussi ardente qu’infatigable abondent et surabondent. On demeure étonné de la quantité de faits vrais ou faux que contient son livre, et encore davantage de la variété de provenance de ces faits. Qu’il nous dise que l’impératrice Hélène, mère de Constantin, était fille du roi breton Coil, il n’y a rien là que de très explicable, il a trouvé cette tradition courante chez les lettrés de son pays, ou bien il l’a prise dans Geoffroy de Monmouth ; mais il est plus malaisé de comprendre comment il a pu savoir que la ville de Damas « fut fondée par Éliézer Damascus qui était serviteur et intendant d’Abraham avant qu’Isaac fût né, et qui avait compté d’être l’héritier d’Abraham.  » C’est une tradition qui se rencontre dans le Talmud, et le vieux rabbin qui l’y a consignée était certainement un homme d’esprit et un fin connaisseur de la nature humaine, car il nous dit que l’excellent Éliézer, tout attaché qu’il fut à l’enfant, ne fut pas sans une secrète joie quand il le vit partir pour le sacrifice projeté, et eut le nez quelque peu long lorsqu’il le vit revenir. Comme il est évident que Maundeville n’a pas lu le Talmud, et qu’il semble avoir interrogé les Juifs beaucoup moins que les gens d’autres religions, l’anecdote a dû lui venir par une conversation avec quelque chrétien d’Orient, Jacobite ou Géorgien, ou quelque musulman versé dans les traditions rabbiniques. Voici qui est plus particulier encore. C’est l’époque où les traditions fabuleuses du vieil Orient si longtemps éparses se réunissent pour se condenser sous la forme de récits composés avec art et unité. Que les élémens premiers des célèbres Mille et une nuits existent chez Maundeville en couches aussi épaisses que les cailloux d’or et les diamans dans le pays d’Eldorado de Candide, et qu’on n’ait qu’à tourner les pages pour les ramasser par poignées à l’état de substances brutes, de minerais vierges, de pierres précieuses dans leur gangue, cela est curieux et instructif sans avoir rien de trop extraordinaire ; ce qui l’est davantage, c’est d’y rencontrer quelques-uns de ces élémens transformés en lingots par le feu de la forge, et ce qui l’est tout à fait, c’est d’y trouver quelques-uns de ces lingots marqués de la main de l’artiste. Parmi les contes des Mille et une nuits, il en est un dont Maundeville semble avoir eu positivement connaissance, celui de Sindbad le marin. Presque rien ne manque des aventures de Sindbad dans les récits de Maundeville ; voici sous le nom de griffon le fameux oiseau Rock, voici les montagnes d’aimant qui émiettent les navires en attirant leurs ferremens, et les pygmées noirs qui s’assemblent par milliers sur le rivage pour se saisir de Sindbad et de ses compagnons, et les géans anthropophages qui mangent la chair humaine comme chair de mouton, et l’île où les maris sont pieusement enterrés vivans avec leurs femmes mortes ; il n’y a que la récolte des pierres précieuses par le moyen de quartiers de viande que les aigles viennent enlever qui ne s’y trouve pas, et nous avons dit que Marco Polo nous l’a transmise à sa place. À ces rapports, direz-vous, rien que de naturel ; le conte de Sindbad le marin est un conte de voyages, et c’est pourquoi les mêmes aventures se rencontrent logiquement chez Manndeville qui est un voyageur. La réponse serait excellente, s’il ne se trouvait chez Manndeville certains passages qui offrent une ressemblance tellement étroite avec quelques parties du récit arabe, que c’est à croire qu’il les a pillées d’une manière ou d’une autre dans quelqu’une des premières rédactions de ce conte, ce qui s’expliquerait assez aisément d’ailleurs, s’il est vrai que son séjour en Égypte et en Syrie ait été aussi long qu’il le donne à penser. Puisqu’il a été accusé de compilation, en voilà un curieux exemple que les érudits n’ont, je crois, pas encore remarqué. Je me bornerai à deux de ces passages en laissant au lecteur l’amusement de chercher les passages correspondans dans le conte des Mille et une nuits, ce qui leur donnera sans doute envie de le relire et sera tout plaisir pour eux. Le premier se rapporte aux montagnes d’aimant qu’il place entre le Cathay et le royaume du prêtre Jean. « Quoiqu’on puisse avoir ces marchandises à bon compte dans l’île du prêtre Jean, les marchands craignent le long voyage et les grands périls de la mer. Car en de nombreux endroits de la mer, il y a de grands rochers de pierre d’aimant, qui de sa nature attire le fer, et c’est pourquoi il n’y passe pas de navire qui ah d’attaches ou de clous en fer, et, s’il en passe, immédiatement les rochers d’aimant les attirent, si bien qu’ils ne peuvent plus s’en délivrer. J’ai moi-même vu un soir dans la mer comme une grande île pleine d’arbres et de buissons, d’épines et de bruyères en grande quantité, et les matelots nous dirent que tout cela venait des vaisseaux attirés par l’aimant à cause du fer qu’ils contenaient. De la décomposition de ces navires et des choses qu’ils renfermaient étaient nés ces buissons, épines, bruyères, herbes vertes, et autres choses semblables, et les mâts et voiles faisaient comme un bosquet ou un grand bois.  » L’autre passage, beaucoup plus curieux encore, se rapporte aux coutumes du royaume du prêtre Jean. « Lorsqu’il sort avec sa suite, on porte devant lui un vase d’or plein de terre, en signe que sa noblesse, et sa puissance et sa chair retourneront en poussière, et on porte aussi devant lui un vase d’argent, plein de beaux joyaux d’or et de pierres précieuses en signe de sa noblesse, de sa souveraineté et de son pouvoir.  » Cette fois, c’est textuellement, et presque mot pour mot ce que Sindbad nous raconte de son ami, le roi de Ceylan, toujours escorté de deux hérauts dont l’un crie : « le voilà, le possesseur de mille couronnes, plus grand que le roi Salomon et que le roi Mihrage ; et l’autre : le maître de tant de couronnes, il faudra qu’il meure, il faudra qu’il meure ! » Il n’y a pas seulement chez Maundeville des élémens épars ou des fragmens de beaux contes, il y en a d’entiers et qui semblent des résumés de quelqu’un des récits des Mille et une nuits, tant ils en ont la couleur, et tant le merveilleux en est identique. Qu’est-ce qui manque, par exemple, à celui que voici pour trouver place dans cette célèbre collection, si ce n’est le développement et la dramatisation de ses diverses parties.


De Trébizonde on passe par la petite Arménie dans laquelle, sur un rocher, est un vieux château qu’on appelle le château du Faucon. Il s’y trouve un faucon sur un beau perchoir, et une belle dame de féerie qui le garde, et à quiconque veillera le faucon sept jours et sept nuits (d’autres disent trois jours et trois nuits) sans compagnie et sans sommeil, cette belle dame donnera, une fois la veillée unie, la première des choses de la terre qu’il désirera, et cela est arrivé quelquefois. Il advint une fois qu’un roi d’Arménie, qui était un digne chevalier, un preux homme et un noble prince, veilla ce faucon, et au bout des sept jours et des sept nuits la dame vint et lui dit de faire son souhait, car il avait bien mérité de l’obtenir. Il répondit qu’il se trouvait un assez grand seigneur, que ses états étaient bien en paix, et qu’il avait assez de richesses terrestres, et que par conséquent il ne souhaitait pas autre chose que d’avoir à son plaisir le corps de cette belle dame. Elle lui répondit qu’il ne savait pas ce qu’il demandait, et qu’il était un fou de désirer ce qu’il ne pouvait pas obtenir, car il ne devait demander qu’une chose terrestre, et elle n’était pas un être terrestre, mais un esprit. Le roi dit qu’il ne voulait pas demander autre chose. Alors la dame répondit : «  Puisque je ne puis pas vous détourner de votre impure témérité, je vais vous faire à tous, et à ceux qui sortiront de vous, un don sans que vous ayez besoin de le souhaiter. Sire roi, vous aurez la guerre sans paix, et toujours, jusqu’à la neuvième génération, vous serez soumis à vos ennemis, et vous serez en nécessité de tous les biens.  » Et depuis ce temps ni le roi ni le pays d’Arménie n’ont été en paix ou riches, et ils ont toujours été tributaires des Sarrasins. Une autre fois le fils d’un pauvre homme veilla le faucon, et souhaita d’avoir bonheur et succès dans le commerce. La dame le lui accorda, et il devint le marchand le plus heureux et le plus riche qui fut sur terre et sur mer. Il devint si riche qu’il ne connaissait pas la millième partie de sa fortune, et il fut plus sage dans son souhait que le roi. Un chevalier du Temple veilla aussi le faucon, et souhaita une bourse toujours pleine d’or, et la dame la lui accorda ; mais elle lui dit qu’il avait demandé la destruction de l’ordre, par la confiance qu’ils auraient en cette bourse, et le grand orgueil qui s’ensuivrait chez eux. Et ainsi en est-il advenu. Par conséquent, que celui qui veille prenne garde, car s’il s’endort, il est perdu, en sorte que personne ne le reverra. L’allusion à la destruction, relativement récente, de l’ordre du Temple, est à remarquer, et ce passage a dû faire le sujet de bien des conversations parmi les nombreux lecteurs de Maundevillc à cette fin du XIVe siècle.

Une preuve très importante de la véracité de Maundeville à laquelle la critique n’a pas songé, c’est que les fables qu’il raconte ont exactement la couleur et la figure du merveilleux dans les divers pays d’où il prétend les avoir tirées, ce qui conduit à cette conclusion qu’il les a bien trouvées là où il le dit, et pas ailleurs. Chacun de ces contes a une patrie, et il la nomme avec une justesse et une précision irréprochables. S’il ne les avait pas entendus sur place, s’il les avait recueillis au hasard de ses lectures et de ses conversations, les aurait-il localisés avec une telle exactitude ? Ce château de la dame et du faucon fées se rencontre, nous dit-il, dans la petite Arménie. Nous sommes là dans la région du Caucase, sur la frontière de l’ancien pays des Mèdes, célèbre par ses magiciennes dès la plus haute antiquité, et n’est-il pas vrai que ce conte porte la forme et la couleur du merveilleux persan, qu’il est là ethnographiquement à sa vraie place, et que nous le trouverions quelque peu en désaccord avec le génie des lieux, si le voyageur en avait mis la scène ailleurs au gré de sa fantaisie, en Égypte ou en Palestine, si vous voulez. Les récits qu’il fait de ce dernier pays sont encore un exemple frappant de cet accord entre le génie de la contrée et le merveilleux qui lui convient. Sir John Maundeville donne raison à cette opinion émise autrefois par M. Renan que les sémites de Palestine et de Syrie manquèrent d’imagination dramatique et du don de s’amuser de leurs propres rêves. En dehors des traditions consacrées par les livres saints, nous ne trouvons dans les chapitres concernant la Palestine qu’une seule histoire fabuleuse ; mais que le merveilleux de cette histoire est différent de celui dont nous venons de donner un exemple ! Ce n’est plus un conte de féerie, c’est un miracle à la façon juive et chrétienne, à portée morale directe. Il s’agit d’une jeune fille condamnée au feu pour avoir été faussement accusée d’impureté, et dont Dieu fait éclater l’innocence en transformant en roses les flammes de son bûcher ; quelque chose comme l’histoire de la chaste Suzanne, ayant pour conclusion le miracle des roses de sainte Elisabeth, ou celui des fleurs spontanément nées sur la colline où saint Albans fut décapité[4]. Nul autre artisan de miracle que le Tout-Puissant, nulle autre féerie que l’intervention de la divine providence, nul appel à l’imagination que pour exhorter à la piété et recommander le respect dû à la vertu. Faut-il encore un autre exemple qui paraîtra peut-être le plus probant de tous ? Il y a dans Maundeville plusieurs contes de serpens fées, mais ne croyez pas qu’il les ait placés indifféremment dans n’importe quelle contrée. Il les a placés en Grèce, leur vraie patrie, tout comme s’il avait eu notre moderne érudition en matière de folklore, et qu’il sût que les hommes et femmes cygnes sont tout aussi décidément germano-scandinaves que les hommes et les femmes serpens sont gréco-slaves.

Ces histoires sont trop curieuses et éclairent trop bien sur la provenance première de quelques-unes des plus poétiques traditions de notre Occident, pour que nous ne les mettions pas sous les yeux de nos lecteurs.


Puis on passe par les îles de Colos et de Lango (Cos), dont Hippocrate était seigneur, et quelques-uns disent que dans cette île de Lango habite encore la fille d’Hippocrate, sous la forme et la ressemblance d’un grand dragon de cent pieds de long, à ce qu’ils disent, car pour moi je ne l’ai pas vue, et les gens des îles l’appellent la dame du pays. Elle habite dans un vieux château, au fond d’un souterrain ; elle apparaît deux ou trois fois dans l’année, et elle ne fait de mal à personne à moins qu’on ne lui en fasse. D’une belle demoiselle qu’elle était, elle fut ainsi changée en dragon par une déesse nommée Diane, et on dit qu’elle restera sous cette forme jusqu’à ce que vienne un chevalier qui sera assez hardi pour l’approcher et la baiser sur la bouche ; alors elle reviendra à sa nature vraie, reprendra sa forme de femme, mais ensuite elle ne vivra pas longtemps. Presque tout récemment, un chevalier de Rhodes, qui était un hardi et preux homme d’armes, dit qu’il l’embrasserait ; il monta donc sur son coursier et alla au château ; lorsqu’il entra dans la caverne, le dragon leva la tête vers lui, et le chevalier, en la voyant sous cette forme si horrible et hideuse, se prit à s’enfuir. Mais le dragon l’emporta sur un rocher et le jeta dans la mer, où cheval et cavalier périrent. Un jeune homme, qui ne savait rien du dragon, descendit d’un vaisseau et s’avança dans l’île jusqu’au château ; là, étant entré dans le souterrain, il s’y avança tellement qu’il trouva une chambre où il vit une demoiselle qui peignait sa chevelure en se regardant dans un miroir, tout ornée de riches bijoux. Il crut que c’était quelque femme prostituée qui demeurait là pour recevoir les hommes à folie, et il resta jusqu’à ce que la demoiselle vit son ombre dans le miroir ; alors elle se tourna vers lui et lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il voulait être son amant. Alors elle lui demanda s’il était chevalier, et il dit que non. Elle lui dit qu’en ce cas elle ne pouvait pas être sa maîtresse, mais elle lui conseilla d’aller retrouver ses compagnons et de se faire recevoir chevalier, puis de revenir le lendemain, qu’elle sortirait du souterrain pour aller à son avance, et qu’il devrait l’embrasser sur la bouche et n’avoir aucune crainte ; je ne te ferai pas de mal, lui dit-elle, bien que sous la forme d’un dragon ; car, quoique tu puisses me trouver horrible et hideuse à regarder, sache que cela est fait par enchantement. Je ne suis pas autre que tu me vois maintenant, une femme ; ne crains donc rien, et si tu m’embrasses, tu auras tous ces trésors et tu seras seigneur de toute l’île. Il partit, rejoignit ses compagnons, se fit recevoir chevalier et revint le lendemain pour embrasser la demoiselle. Mais lorsqu’il la vit sortir du souterrain sous la forme d’un dragon, il eut si grand’peur qu’il s’enfuit vers le vaisseau, et elle le suivit. Et lorsqu’elle vit qu’il ne revenait pas, elle commença à crier comme un être qui a un grand chagrin ; puis elle retourna à son souterrain, et subitement le chevalier mourut. Mais lorsqu’il viendra un chevalier qui sera assez hardi pour l’embrasser, il ne mourra pas, mais il rendra la demoiselle à sa forme vraie et naturelle, et il sera le maître de toutes les contrées et îles ci-dessus nommées.


Dans un second récit, qui, paraît-il, était connu en Angleterre avant Maundeville, le serpent a perdu tout caractère de féerie sous l’empire du christianisme et s’est transformé en une affreuse allégorie du péché.


Cette ville de Sathalie et le pays d’alentour furent perdus par la folie d’un jeune homme qui avait pour maîtresse une belle demoiselle qu’il aimait passionnément ; elle mourut subitement et fut placée dans un tombeau de marbre, et, poussé par le grand amour qu’il avait pour elle, il alla de nuit au tombeau et y entra. Au bout de neuf mois il entendit une voix qui lui dit : «  Vas à la tombe de cette femme, ouvre-la et contemple ce qu’elle a engendré de toi ; et, si tu manques d’y aller, il t’en arrivera grand malheur.  » Il alfa au tombeau et l’ouvrit, et il en sortit un serpent, hideux à contempler, qui immédiatement s’enfuit à travers la ville et le pays, et bientôt après la ville fut engloutie.


N’est-il pas étrange que ce soit dans la lumineuse Grèce, le pays par excellence de la beauté radieuse et du goût impeccable, que les deux superstitions les plus noires du vieux monde barbare, les serpens et le vampirisme, aient élu domicile ? Pour la première, du moins, celle des serpens, nous l’y trouvons acclimatée dès la plus haute antiquité. D’où sortait-elle, à l’origine ? Est-ce, comme on l’a prétendu, un reste du culte des serpens apporté par les vieux Pélasges ? C’est possible ; mais ne serait-ce pas plus particulièrement encore une importation des colons phéniciens, car enfin les légendes qui se rapportent à Cadmus sont d’origine phénicienne, et quel lecteur d’Hérodote ne se rappelle comment le Thébain Hercule, voyageant en Scythie, y fit rencontre d’une femme-serpent qui portait le nom très significatif d’Échidna, s’unit à elle et en eut de beaux enfans, dont le plus jeune fut seul apte à bander l’arc de son père et hérita, par suite de cette circonstance, du gouvernement de ces vastes pays[5] ? Une autre remarque importante à faire au sujet de ces serpens merveilleux, c’est que, hors de la Grèce proprement dite, dans tous les pays slaves et gréco-slaves, Macédoine, Epire, Serbie, Bulgarie, Russie, ils sont très intimement associés à des idées de puissance politique, de valeur militaire et de souveraineté. Si intimement et si clairement que c’est à peine s’il leur reste quelque chose de mystérieux, et que, leur appliquant la méthode évhémérique comme la seule qui leur convienne, on a bonne envie de voir en eux, non des mythes ou des allégories, mais des chefs de tribus et de hauts seigneurs scythes dont les noms de dragon et de serpent étaient depuis un temps immémorial les titres préférés, comme nous le voyons chez les peuplades américaines, peut-être même la désignation directe de leur pouvoir. Voyez dans les bylines russes, si bien et si complètement analysées par M. Alfred Rambaud dans sa Russie épique, quelle fière et martiale figure font tous ces dragons et toutes ces serpentes. Ils et elles habitent de belles grottes spacieuses au flanc des montagnes, ou des châteaux fortifiés sur les sommets : ils ont la férocité vaillante des guerriers scythes ; elles, l’intrépidité des Amazones, leurs parentes. les princes les plus nobles et les plus preux les combattent sans horreur, sans mépris et sans haine, à armes loyales, comme on le fait avec des égaux, et il faut bien qu’ils soient des égaux, puisqu’on recherche quelquefois leur amitié et presque toujours leur alliance, car ils ont de belles filles qu’on peut enlever de force ou épouser de gré à gré, comme conclusion d’un combat acharné. Et ce n’est pas seulement durant la période mythique et fabuleuse des peuples slaves et gréco-slaves qu’ils se présentent avec ces caractères de domination, le plein jour de l’histoire est arrivé qu’ils les gardent encore. Cette seconde moitié du XIVe siècle est justement l’époque où les Turcs pénètrent dans les provinces européennes de l’empire grec, et notre Maundeville était revenu depuis longtemps de ses voyages avant que le tsar serbe Lazare fût vaincu à Kossovo et que Marko Kralicevich eût commencé cette série d’exploits qui en font comme le Cid du monde slave. Eh bien ! Voyez, dans les chants superbes qui composent l’épopée serbe dont M. Auguste Dozon a donné récemment une belle et élégante traduction, le double rôle amoureux et militaire du dragon. Oui, aussi étrange que cela paraisse, dans le siècle même où Boccace écrivit les réalistes gaillardises du Décaméron et où Pétrarque inventa l’amour mystique, la femme du tsar Lazare, la belle Militza, était obsédée de l’amour du dragon de l’Iastrebatz. Toutes les nuits il prenait son vol, s’abattait sur la tour où elle habitait et se couchait à ses côtés, après s’être débarrassé de ses vêtemens de feu. Cela dura une longue année, au bout duquel temps Militza prit le courage de faire à son mari la confidence de cet étrange amour ; mais aussi vaillant qu’il fût, Lazare ne se jugea pas capable de délivrer sa femme, et l’œuvre ne put être accomplie que par un autre dragon, Vouk, que nous voyons décoré du titre très significatif de despote de Sirmie. La Macédonienne Olympias conçut autrefois d’un dragon le grand Alexandre ; mais son histoire s’est répétée bien souvent parmi les princesses de cet Orient européen, vraie patrie d’origine de tous les dragons masculins et féminins que nous trouvons naturalisés ou égarés dans notre Occident. N’était-elle pas, en effet, une des filles d’Elinos, roi d’Albanie, et de la fée Pressina, cette belle Mélusine, qui dut ses malheurs domestiques à la découverte que fit son mari de la fâcheuse habitude qu’elle avait de se déguiser en couleuvre tous les samedis, tout comme si elle eût été une vulgaire lamie, une serpente aventurière de l’ordre de celle dont autrefois, à Corinthe, le philosophe Apollonius de Tyane avait délivré un de ses disciples trop épris ?

Fabuleux ou véridique, peu de livres anciens donnent une impression plus forte et plus franche de l’Orient. Comme il est avant tout préoccupé de bien faire comprendre à ses contemporains l’infinie diversité des peuples et des mœurs, Maundeville a réussi merveilleusement à faire apparaître les gigantesques contrastes que présente la vaste Asie, les plus puissans et les plus énormes qui se rencontrent sur notre planète. D’immémoriales civilisations obstinément conservatrices accolées à d’immémoriales barbaries non moins obstinément rebelles à toute contrainte ; des splendeurs entamées par les moisissures du temps et des laideurs armées de toute la vigoureuse bestialité des instincts primitifs ; des cultes très purs qui recouvrent les plus pauvres philosophies, des philosophies admirables qui se sont revêtues de religions puériles ou sanglantes ; des flots de parfums et des puanteurs de charogne, des senteurs d’épices et des odeurs de sang toujours fraîchement répandu, voilà l’ensemble du tableau, mais que de choses y trouvent place qui appelleraient la réflexion ! je me contenterai de mentionner la plus curieuse de toutes, la fertilité absolument monstrueuse des combinaisons essayées, adoptées, passées en lois et en coutumes, que le pauvre esprit humain a montrée sur la plus importante des questions concernant notre espèce, celle des rapports et de l’union des sexes. Il n’y a rien de si hideux, de si grotesque, de si abominable, de si ridicule, de si honteux qui n’ait été inventé sans répugnance, et accepté sans hésitation comme conforme à la nature par quelque nation grande ou petite, quelque peuplade ou quelque tribu : bigamie, polygamie, polyandrie, inceste matrimonial à la façon des Parsis, communauté des femmes, servitude de la femme, servitude de l’homme, suppression du veuvage et préservation de la fidélité conjugale par les bûchers brahmaniques, ce qui est un moyen radical d’empêcher que la morale ne reçoive quelque atteinte et que les matrones du Malabar ne déchoient jusqu’au rôle de matrones d’Ephèse, prostitution par religion, par hospitalité, par courtoisie et haut savoir-vivre, prostitution comme moyen d’éducation matrimoniale, ou d’acheminement pratique au mariage par la conquête de la dot probement accumulée par le plaisir donné, non moins qu’agréablement par le plaisir reçu, toutes ces jolies institutions et coutumes se sont pratiquées et se pratiquent encore à la confusion de notre pauvre morale européenne et chrétienne, et comme pour bien lui montrer dans quel petit coin de l’espace elle est reléguée. Lorsqu’au commencement du dernier siècle les premières révélations sérieuses arrivèrent sur l’Orient, le fait de cette infinie variété de coutumes est celui qui frappa tout d’abord nos philosophes. On sait le parti qu’en tirèrent Voltaire et Montesquieu, le dernier surtout, et comment ils s’en servirent pour établir que la morale est affaire de latitude, et qu’il n’y a pas de combinaison si étrange (ce que Fontenelle, du reste, avait indiqué avant eux avec une ingéniosité profonde, mais en l’étendant à l’universalité des mondes) qui ne puisse et ne doive se réaliser sur un point quelconque de l’espace selon les conditions de la matière sur ce point donné. La thèse est fort sérieuse, et elle a été reprise, renouvelée et étendue dans notre siècle ; mais pour nous qui ne nous piquons pas de philosophie, nous devons faire cette confession, que, par la faute sans doute de ce qui reste en nous d’atavisme chrétien, nous n’avons jamais pu porter notre attention sur ce sujet sans épouvante et sans horreur. Les détails et particularités fourmillent dans Maundeville sur les rapports des sexes dans les pays orientaux ; beaucoup sont connus ou peuvent se rencontrer ailleurs, mais dans le nombre il en est un plus inédit dont nous nous ferions vraiment scrupule de priver nos lecteurs. « Dans une autre île qui est grande, belle et très peuplée, c’est une coutume que la première nuit du mariage on introduise un autre homme auprès de sa femme pour la délivrer de sa virginité, service pour lequel on lui donne un fort salaire et nombre de remercîmens. Il y a, dans chaque ville, un certain nombre de gens qui ne font pas d’autre travail ; et on les appelle cadeberiz, c’est-à-dire les fous du désespoir, parce qu’on croit que leur opération est fort dangereuse.  » C’est la plume de Voltaire qu’il faudrait pour célébrer congrûment une telle coutume ; mais comme à notre grand regret nous ne la possédons pas, nous nous bornerons-à quelques réflexions très sommaires. La première, c’est que le peuple de cette île était en toute évidence ennemi de toute peine superflue et aurait compris ce mot célèbre de certain pacha sur le plaisir de la danse : « Nous, danser ; pourquoi cette fatigue ? nous faisons danser les autres à notre place.  » La seconde, c’est que bien décidément les choses ne sont heureuses ou malheureuses, agréables ou douloureuses que selon l’opinion que nous en avons, et que le vieux sophiste Protagoras avait raison lorsqu’il disait que l’homme est la mesure de toute chose. Enfin l’âme humaine est si portée à chercher à ses mécomptes et de ses chagrins des dédommagemens et des compensations de n’importe quelle nature, qu’il y a gros à parier que cette singularité amusante a été pour bien des hommes du XIVe siècle une source d’internelle consolacion.

Nous avons dit que Maundeville avait été beaucoup lu à cette fin du XIVe siècle, mais il est évident que cette période de première vogue passée, il conserva longtemps encore de nombreux lecteurs, car on retrouve sa trace dans la littérature d’imagination de l’Angleterre jusqu’à une époque assez récente. Relever minutieusement ces traces serait une étude intéressante, mais il y faudrait une longue enquête pour laquelle les loisirs nous manquent. Nous nous bornerons à celles que notre mémoire nous permet d’emblée de surprendre, et l’on va voir qu’elles sont encore assez nombreuses.

Pendant la durée du XIVe siècle, il s’opéra un changement assez considérable dans cette région du lointain, de la perspective rendue féerique par la distance, qui est toujours nécessaire à l’imagination, parce qu’elle y trouve pour ses rêves un asile conforme à leur nature, et ce changement fut en partie l’œuvre des voyageurs qui, depuis Plan de Carpin jusqu’à Maundeville, par derrière l’Orient révélé par les croisades, en avaient montré un second autrement vaste, mystérieux et redoutable, celui du monde mongolique. L’empire du Cathay et le fabuleux royaume du prêtre Jean remplacèrent la Syrie et l’Egypte, et le grand khan de Tartarie prit dans l’imagination européenne la place qu’y avaient occupée, depuis le Xe siècle, le miramolin d’Espagne et le sultan de Bagdad. Et il y eut entre cette petite révolution d’ordre imaginatif et la grande histoire réelle une concordance parfaite ; le grand khan de Tartarie prenait dans l’imagination la place des chefs traditionnels de l’islamisme, comme, dans la réalité, il les avait effacés en les faisant rentrer sous l’ombre noire de sa domination. Cet affreux souverain mongol sorti si récemment des misères de la vie de horde, il va, grâce aux voyageurs, bénéficier dans des proportions inusitées de toutes les grandeurs de ses vassaux et de ses captifs ; il va concentrer en sa personne les splendeurs décoratives de la Chine, la magie de son cérémonial et celle de ses arts mécaniques, la magnificence fastueuse des princes arabes, la majesté dominatrice des Abbassides, la hauteur impérieuse des Seldjoucides. C’est au sein de cette lumière éblouissante qu’il va trôner jusqu’à la fin du XVe siècle, comme le montrent les épopées de Boiardo et d’Arioste, dont les personnages sont autant tartares que musulmans. Quel lecteur de ces ; poètes ne se rappelle Ferragus, et Mandricard, et l’Argail, et comment le paladin Roland devint fou par amour pour la belle Angélique, fille du roi de Tartarie, et comment cette même Angélique ; plaça son bien-aimé Médor sur le trône du Cathay ? La popularité si tardive de ces personnages ne prouve-t-elle pas à quel point ce merveilleux de la lointaine Asie s’était emparé des imaginations ? Cette popularité était dans toute sa force un siècle auparavant lorsque Chaucer écrivait ses Contes de Canterbury, comme le prouve le charmant récit, malheureusement inachevé, de son écuyer. A vrai dire, il n’est pas question dans ce conte du grand khan même, mais du khan de Crimée, un Batou quelconque au lieu d’un Gengiskhan quelconque : « A Sara, dans la terre de Tartarie, régnait un roi qui guerroyait contre Russie.  » A cela près les magnificences de l’état royal de cet excellent Cambuscan sont les mêmes que tous les voyageurs du siècle attribuent à la cour du grand khan du Cathay. Ce qu’ils nous apprennent de la fête de l’anniversaire des souverains, Chaucer ne fait autre chose que le répéter poétiquement. Voici l’immense salle où le souverain trône sous un dais bien haut par-dessus ses convives, et les longues tables chargées de mets recherchés et bizarres autour desquelles prennent place des milliers d’invités, et les ménestrels du roi qui accompagnent le repas de leur musique, et les danses sans fin, et les commentaires des mandarins versés dans la magie et l’astrologie à la vue du cheval de bronze descendu à la porte du palais. Auquel de ces voyageurs Chaucer a-t-il donné la préférence ? Il était certes assez versé dans la littérature de son époque pour avoir eu connaissance des récits de Marco Polo ; est-il bien téméraire cependant de penser que Maundeville, plus récent, est pour quelque chose dans sa description de ces magnificences mongoliques ?

L’île enchantée de la Tempête de Shakspeare, déserte en apparence, mais peuplée d’habitans invisibles, où les naufragés, errans de ci et de là à la merci de voix qui flottent dans l’air, sont endormis par des sons de lyre, éveillés en sursaut par des bruits de tambourin, effrayés par des aboiemens, était certainement en germe dans Maundeville, et le grand poète n’a eu qu’à couver ce germe pour l’en faire sortir dans tout son féerique épanouissement. « Dans cette vallée, on entend souvent de grandes tempêtes et de grands tonnerres, et de grands murmures et bruits tant de jour que de nuit, et on y entend aussi des grands tapages comme qui dirait de tambourins, de violes et de trompettes, comme s’il s’y passait une grande fête.  » Ailleurs, il rapporte une légende qui reproduit exactement sous une forme chrétienne le vieil antagonisme de l’Iran et du Touran, et, comme ce vieux mythe semble avoir été ignoré des hommes du moyen âge et que Maundeville place sa merveille sur les confins mêmes de la Perse, on peut tenir à peu près pour certain qu’il l’a prise sur place même, ce qui est une preuve nouvelle de ce rapport exact qui existe entre les fables qu’il raconte et les pays où il prétend les avoir trouvées. Il raconte donc qu’un méchant empereur de Perse poursuivant un peuple chrétien pour le détruire, Dieu, sur l’appel au secours de ses fidèles, enveloppa de ténèbres le roi de Perse et son armée, et que depuis lors les persécuteurs habitent cette terre de nuit où personne n’ose pénétrer. « Et les gens du pays disent que souvent on y entend des voix humaines, des hennissemens de chevaux, des chants de coqs, et on sait très bien qu’il y a là des hommes ; mais on ne sait pas quels ils sont.  » Comme Marco Polo raconte de certaines stoppes tartares quelque chose de tout pareil à la première des deux citations ci-dessus, et qu’il avait été fait en Angleterre une traduction de ses voyages vers la fin du XVIe siècle, il ne serait pas impossible que Shakspeare fût redevable au vénitien du premier germe de son île ; mais comme d’un autre côté, les textes de Maundeville serrent de beaucoup plus près la conception de Shakspeare, comme ils contiennent non-seulement le germe de l’île, mais l’indication des terreurs extérieures qui l’enveloppent et en protègent l’accès, tempêtes, tonnerres, ténèbres, il est plus probable que c’est à son compatriote que Shakspeare a emprunté les élémens de son incomparable féerie.

Que John Bunyan ait pu lire Maundeville, cela n’est pour surprendre aucun de ceux qui ont remarqué à quel point cet homme de foi profonde est en même temps littérateur expert, avec quelle habileté il a su choisir ses lectures, de manière à se donner la culture nécessaire pour exprimer dignement ses pensées sans risquer de se détourner des voies d’édification où il marchait, ou de perdre son âme par de vaines curiosités d’intelligence. Qui ne voit assez aisément que son Pilgrim’s progress est une transformation pieusement familière, volontairement populaire de la grande conception de Dante ? Qui ne voit l’influence que Spenser a eue sur son esprit, et que c’est par la Reine des fées qu’il a compris la valeur des allégories pour le but qu’il poursuivait ? Qu’il se soit souvenu de quelques vieux voyages en écrivant celui de son pèlerin, cela n’a rien que de très probable, et s’il en a été ainsi, Maundeville a été certainement du nombre. Il est un épisode au moins du Pilgrim’s progress qui offre une étroite ressemblance avec un chapitre de Maundeville. Le passage du pèlerin à travers la vallée de l’ombre de la mort répète presque exactement l’aventure de la vallée périlleuse. Dans les deux récits la vallée est occupée par des diables, et nul ne peut la traverser sans danger s’il n’est sincèrement chrétien et n’a mérité l’appui de Dieu. C’est mieux qu’une ressemblance générale, les détails des terreurs et des périls sont les mêmes. « Dans le centre de cette vallée sous un rocher, est un diable terrible à contempler, qui ne montre la tête que jusqu’aux épaules. De lui il sort une telle fumée, une telle puanteur, et un tel feu qu’à peine on peut l’endurer. Mais les bons chrétiens qui sont stables dans leur foi entrent sans péril ; car ils se confessent d’abord et se marquent du signe de la croix, en sorte que les diables n’ont pas de pouvoir sur eux. Mais quoiqu’ils soient sans péril, ils ne sont pas cependant sans crainte lorsqu’ils voient les diables tout autour d’eux qui dans l’air et sur terre les raillent, les menacent et les terrifient par des coups de tonnerre et des ouragans… et dans toute cette vallée, je vis une grande multitude de corps morts, comme s’il y avait eu une bataille entre les deux puissans rois du pays, et que la plus grande partie de leurs armées eût été défaite et tuée.  » Voilà la vallée périlleuse de Maundeville ; comparez avec la vallée de l’ombre de la mort de Bunyan. « Au centre de cette vallée, j’aperçus comme la bouche de l’enfer… et la flamme et la fumée en sortaient sans intermittence avec tant d’abondance, tant d’étincelles, tant de cris hideux que Chrétien fut forcé de remettre son épée en place et d’avoir recours à une autre arme qui s’appelle prière… Il marcha ainsi un long temps, mais les flammes continuaient toujours à le poursuivre, et il entendait aussi des voix douloureuses et des pas précipités de côté et d’autre, si bien que quelquefois il pensait qu’il allait être mis en pièces ou foulé aux pieds comme la boue dans les rues… Au bout de cette vallée il y avait quantité de sang, d’os, de corps d’hommes mutilés, même de corps de pèlerins qui avaient auparavant passé par ce chemin, et pendant que je cherchais d’où cela pouvait venir, je vis devant moi une caverne où habitaient deux géans dont la puissance et la tyrannie avaient cruellement mis à mort les hommes dont gisaient là les ossemens.  » La vallée périlleuse de Maundeville est, dit-on, empruntée à la relation du franciscain Oderic de Pordenone ; mais à coup sûr Bunyan n’a pas lu ce dernier, et c’est bien à Maundeville qu’il est redevable de son épisode.

Il n’a certainement échappé à aucun lecteur intelligent, qu’en écrivant son Gulliver, Swift s’est proposé l’imitation des anciens voyageurs afin de circonstancier comme eux ses récits par tous ces détails de temps et de lieux qui donnent à leurs crédulités tant de vraisemblance et à leurs impostures un si grand air de bonne foi. Tout ce qu’il leur doit se borne-t-il à cette imitation générale, et leur a-t-il fait d’autres emprunts ? A coup sûr, il n’avait pas besoin d’eux pour l’invention de ses nains et de ses géans, de ses Houyhnhnms et de ses Yahoos, et il lui suffisait pour cela de se souvenir de ses pygmées et de ses cyclopes, de ses Lestrigons et de ses centaures classiques. Et cependant il me semble bien que, pour un au moins des voyages de Gulliver, celui de Brobdingnag, il n’a pas dédaigné de prendre quelques traits à Maundeville. Notre voyageur raconte qu’au-delà de la vallée périlleuse il y a une île dont les habitans sont des géans sauvages qui ont vingt-huit ou trente pieds de haut. « Personne n’ose entrer dans cette île ; car, s’ils voient un vaisseau et des hommes dedans, immédiatement ils entrent dans la mer pour s’en saisir, et on dit qu’au-delà de cette île il y en a une autre où habitent des géans d’une stature plus grande encore, quelques-uns de quarante-cinq ou cinquante pieds de haut, d’aucuns disent même de cinquante coudées. Je n’en ai vu aucun, car je n’eus aucun empressement à visiter ces régions, parce que personne ne peut entrer dans l’une ou l’autre de ces îles sans être immédiatement dévoré. Et chez ces géans il y a des moutons aussi grands que nos bœufs, qui portent de grande laine très rude. J’ai vu plusieurs fois de ces moutons. Et on dit que souvent ces géans prennent des hommes dans la mer, qu’ils enlèvent de leurs vaisseaux, et qu’ils les portent à terre deux dans une main et deux dans l’autre, et qu’ils les mangent, en s’en allant, tout crus et vivans.  » Maintenant, rappelez-vous, par quel accident Gulliver fut abandonné dans le pays de Brobdingnag. « Je commençais à être fatigué, et ne trouvant rien pour intéresser ma curiosité, je m’en retournai à tout petits pas vers la crique ; mais lorsque j’eus la mer en vue, j’aperçus nos hommes qui étaient déjà rentrés dans le bateau et qui faisaient force de rames comme pour sauver leurs vies. J’étais sur le point de les héler, ce qui eût été bien inutile, lorsque j’aperçus un être énorme qui les poursuivait dans la mer aussi vite qu’il pouvait ; l’eau ne lui venait pas plus haut qu’aux genoux, et il faisait des enjambées prodigieuses.  » Les habitans de Brobdingnag n’étaient pas anthropophages ; mais, s’ils l’eussent été, le géant qui poursuivait dans la mer les compagnons de Gulliver n’aurait eu aucune peine à égaler les prouesses d’appétit des insulaires de Maundeville ; et quant à ces moutons gros comme des bœufs qu’il prétend avoir vus souvent, les animaux de Brobdingnag auraient facilement soutenu la comparaison.

Daniel de Foë fut un grand lecteur de voyages, et c’est même en ce genre que consiste l’érudition littéraire qui lui est propre. Toutefois, avant la lecture de Maundeville, nous n’aurions pas osé affirmer que cette érudition s’étendît plus loin que les voyageurs du XVIIe siècle et la collection d’Hakluyt ; l’anecdote suivante, qui est commune à la fois au romancier et au voyageur, semble prouver que cette érudition était moins restreinte que nous ne le pensions : « Parmi les hommes riches de cette contrée (une province quelconque de la Chine relevant du khan de Cathay) il y a un homme prodigieusement opulent qui n’est ni prince, ni duc, ni comte ; mais il a chaque année, comme rente, la charge de plus de trois cents chevaux en riz et diverses céréales ; aussi mène-t-il une grande et voluptueuse vie, selon les coutumes de son pays car il a chaque jour cinquante belles demoiselles, toutes vierges, qui le servent à ses repas. Lorsqu’il est à table, elles lui apportent ses plats successivement, toujours par groupes de cinq, et elles chantent en les portant. Puis elles lui coupent ses viandes et lui mettent les morceaux dans la bouche, car il ne touche à rien et tient toujours ses mains sur la table, parce qu’il a les ongles si longs qu’il ne peut rien saisir, ni manier… et les demoiselles chantent tout le temps que cet homme riche mange ; et, lorsqu’il ne veut plus du premier service, cinq et cinq autres demoiselles lui apportent le second, toujours chantant, et elles font ainsi chaque jour jusqu’à la fin du repas. C’est de cette manière que s’écoule sa vie, et ainsi ont vécu ses ancêtres, ainsi vivront ses descendans, sans jamais accomplir aucun fait d’armes, ni rien faire d’autre que de vivre à l’aise, comme un cochon qu’on nourrit dans une étable pour l’engraisser.  » Cette anecdote est là tout à fait dernière de Maundeville, et, par une coïncidence singulière, elle est aussi la dernière du Robinson Crusoé. De Foê, comme Maundeville, a voulu faire apparaître cette image d’ignoble volupté comme contraste à la vie de travaux, de privations et de fatigues qu’exigent les carrières du voyageur et du noble aventurier. Chez de Foë, comme chez Maundeville, la scène de l’anecdote est en Chine ; seulement le personnage, au lieu d’être une manière de prince, n’est qu’une sorte de hobereau, vaniteux et malpropre, qui de la richesse a les apparences plus que la réalité. « Lorsque nous arrivâmes à la maison de campagne de ce personnage, nous le vîmes mangeant son repas dans un petit emplacement devant sa maison. C’était une manière de jardin, mais il nous était facile de le voir, et on nous donna à comprendre que, plus nous le regarderions, plus il serait charmé. Il était assis sous un arbre, une sorte de palmier nain qui le garantissait très efficacement contre le soleil ; mais, sous l’arbre, on avait encore placé une large ombrelle qui encadrait sa tête assez convenablement ; son pesant et corpulent individu s’étalait à l’aise, renversé dans un grand fauteuil a bras, et son dîner lui était servi par deux femmes esclaves. Il y en avait deux autres dont peu de gentilshommes, en Europe, accepteraient les services : l’une le faisait manger avec une cuillère, et la seconde tenait le plat d’une main et chassait de l’autre ce qui tombait sur la barbe et l’habit de taffetas de sa seigneurie. Cette grosse et grasse brute jugeait au-dessous de lui de se servir de ses mains pour ces offices familiers que les rois et potentats aimeraient mieux accomplir eux-mêmes que se laisser importuner par les doigts grossiers de leurs serviteurs.  » Pour être aussi exact que possible, il nous faut ajouter que Marco Polo raconte pareille histoire de je ne sais quel souverain d’une province du Thibet ; mais il est plus probable que c’est à Maundeville que de Foë est redevable de cette silhouette de grotesque voluptueux.


EMILE MONTEGUT.

  1. Il aurait pu cependant nous en apprendre davantage sans manquer aucunement à la modestie, tant certains détails sont naturels à tout voyageur. Ainsi, il est remarquable qu’il n’indique jamais ses références dans ces lointains pays, — appuis nationaux ou chrétiens, lieux naturels de refuge, maisons de crédit, — comme l’ont fait ses prédécesseurs et successeurs. Nous n’entendons pas seulement les voyageurs célèbres du moyen âge, Plan de Carpin, Rubruquis, Marco Polo, dont nous connaissons exactement les voies et moyens, mais les voyageurs plus modestes, qui, après et avant lui, ont fait ce pèlerinage de terre sainte qu’il présente comme son premier et principal but. Nous venons d’en lire deux à son occasion, Benjamin de Tudèla et Bertrandon de la Brocquière. Rien de plus aisé à comprendre que le voyage de Benjamin de Tudèla, allant de communauté juive en communauté juive, se renseignant partout où il séjourne, sûr d’avance de son gîte à chaque étape. De même pour Bertrandon de la Brocquière. Nous savons les noms de tous les chevaliers de Bourgogne avec lesquels il a fait voyage, à quels momens il s’est séparé d’eux et pour quelles raisons, à quels marchands français, génois, vénitiens, florentins, catalans, il a eu recours pour les renseignemens, les questions d’argent, quels périls il a courus et dans quelles villes sa qualité de chrétien lui a valu le plus d’insultes de la part de la canaille musulmane. Mais pour sir John Maundeville, nous sommes obligés d’imaginer ses voies et moyens, de supposer que le sultan d’Egypte aura été suffisamment généreux avec lui, ou que le grand khan du Cathay l’aura traité avec un peu de cette Imunificence dont son aïeul Kubla-Khan avait été prodigue, au siècle précédent, envers les Polo.
  2. Il n’y a pas de raisons du douter que Maundeville ait soumis son livre au pape, seulement nous nous demandons comment il s’y est pris pour le trouver à Rome en 1336, ainsi qu’il le prétend. A cette époque nous sommes en pleine papauté d’Avignon, sous le pontifient du magnifique Clément VI, le premier Rogier de Maumont. A Rome, on est au surlendemain du Rienzi, au lendemain de la visite de l’empereur Charles IV, et il n’y a dans la ville éternelle que les Orsini et les Colonna qui y continuent leur guerre acharnée, et se soucient du khan du Cathay et du sultan d’Egypte beaucoup moins que d’Albornoz ou de tel autre belliqueux légat qui met à profit l’absence de la papauté pour lui constituer son futur domaine temporel. Mais cette difficulté à laquelle nous ne trouvons de réponse dans aucune des éditions qui sont à notre portée tient peut-être à une maladresse de rédaction, et il est probable que la présentation du livre a eu lieu à l’époque du retour définitif à Rome, sous le second Rogier de Maumont, Grégoire XI. Seulement le texte est formel, a à mon retour, j’allai à Rome, et je montrai ma vie à notre saint-père le pape.  »
  3. Cette histoire est bien plus vieille que Marco Polo et Sindbad le marin, car elle se rencontre dans Hérodote. Seulement chez l’historien grec, le lieu de la scène est l’Arabie et non pas l’Inde, et c’est la récolte du cinnamome et non plus celle des diamans qui se fait par cet étrange moyen.
  4. Ce conte pieux de Maundeville n’est vraisemblablement qu’une transformation d’une vieille légende arabe qui raconte que ce même miracle des flammes changées en roses s’accomplit autrefois en faveur d’Abraham, condamné à la fournaise par le roi Nemrod, légende qui n’est elle-même qu’une répétition d’une légende talmudique.
  5. Il est vraiment singulier de constater l’importance du serpent dans les histoires fabuleuses qui concernent las races sémitiques. On soit le rôle de premier ordre qu’il joue dans les récits bibliques. Dans le Shah Nameh de Firdousi, le roi Zobak, personnage figurant une dynastie arabe qui aurait gouverné la Perse avant les dynasties iraniennes, porte aux épaules deux serpens qu’il faut nourrir chaque jour de chair humaine.