Curumilla/04

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Amyot (p. 42-57).
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IV

L’Explosion.

Pendant l’absence de Valentin, des faits d’une gravité extrême s’étaient accomplis à la Mission.

Le comte de Prébois-Crancé avait terminé sa correspondance, et tenant à la main les lettres qu’il venait d’écrire, il donnait à un peon, déjà à cheval et prêt à partir, ses dernières instructions, lorsque les sentinelles avancées, placées à une certaine distance en dehors, firent entendre le cri de Qui vive ? cri répété immédiatement sur toute la ligne.

Louis sentit instantanément son cœur se serrer à ce cri, auquel cependant il était habitué ; une sueur froide perla à ses tempes, une pâleur mortelle couvrit son visage et il fut contraint de s’appuyer contre un pan de mur pour ne pas tomber, tant il se sentait défaillir.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il à voix basse, que se passe-t-il donc en moi ?

Explique qui pourra la cause de cette étrange émotion, de ce pressentiment intime qui avertissait le comte d’un malheur ; quant à nous, nous reconnaissons notre impuissance, et nous nous bornons à constater le fait.

Cependant le comte se roidit contre cette émotion extraordinaire sans cause plausible ; grâce à un suprême effort de volonté, une réaction s’opéra en lui, et il redevint froid, calme, impassible, prêt à soutenir sans faiblesse comme sans forfanterie le choc, quel qu’il fût, dont il se sentait instinctivement menacé.

Cependant on avait répondu aux sentinelles, quelques paroles s’échangeaient.

Don Cornelio arriva auprès du comte, le visage bouleversé par l’étonnement et en proie à la plus vive agitation.

— Señor conde ! dit-il d’une voix haletante, et il s’arrêta.

— Eh bien, demanda le comte, que signifient ces cris que j’ai entendus ?

— Señor, reprit don Cornelio avec effort, le général Guerrero, accompagné de sa fille, de plusieurs autres dames, d’une dizaine d’officiers et d’une nombreuse escorte, demande à être introduit auprès de vous.

— Qu’il soit le bienvenu ; il consent donc enfin à traiter directement avec moi !

Don Cornelio se retira, afin de transmettre l’ordre qu’il avait reçu ; bientôt une brillante cavalcade, en tête de laquelle se tenait le général Guerrero, entra dans la Mission.

Le général était pâle, il avait les sourcils froncés ; on devinait qu’il ne contenait qu’avec peine une sourde colère qui bouillonnait dans son cœur.

Les aventuriers, diversement groupés et fièrement drapés dans leurs guenilles, regardaient avec curiosité ces beaux officiers mexicains si pimpants, si vains et si chamarrés d’or, qui laissaient à peine tomber sur eux des regards de mépris.

Le comte fit quelques pas au-devant du général, et se découvrant par un mouvement empreint d’une suprême élégance :

— Soyez le bienvenu, général, dit-il de sa voix sympathique ; je suis heureux de recevoir votre visite.

Le général ne toucha même pas du bout du doigt son chapeau empanaché ; mais arrêtant brusquement son cheval à deux pas au plus du comte :

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? s’écria-t-il d’une voix irritée : vous vous faites garder comme dans une forteresse ; vous avez, Dieu me pardonne ! des sentinelles et des patrouilles autour de votre campement comme si vous commandiez une véritable armée.

Le comte se mordit les lèvres, mais il se contint et répondit d’une voix calme, bien que grave :

— Nous sommes sur la limite des despoblados — déserts — général, notre sûreté dépend de notre vigilance. Bien que je ne sois pas le chef d’une armée, je réponds du salut des hommes que j’ai l’honneur de commander. Mais ne voulez-vous pas, général, mettre pied à terre afin que nous puissions plus à l’aise traiter les graves questions qui, sans doute, vous amènent ?

— Je ne mettrai pas pied à terre, monsieur, ni personne de ma suite, avant que vous ne m’ayez expliqué votre étrange conduite.

Un éclair si fulgurant jaillit de l’œil bleu du comte, que malgré lui le général détourna la tête.

Cependant cette conversation avait lieu sous la voûte du ciel, devant les Français rassemblés autour des arrivants ; la patience des aventuriers commençait à s’épuiser, et de sourds murmures se faisaient entendre ; d’un geste, le comte calma l’orage, le silence se rétablit immédiatement.

— Général, reprit don Luis, toujours impassible, les paroles que vous m’adressez sont sévères ; j’étais loin de m’y attendre, surtout après la façon dont j’ai agi depuis mon arrivée au Mexique, et la modération dont j’ai constamment fait preuve.

— Fadaises que tout cela, monsieur ! s’écria le général avec emportement ; vous autres, Français, vous avez la langue mielleuse quand il s’agit de nous tromper ; mais, vive Dieu ! je vous mettrai à la raison ; tenez-vous-le pour dit.

Le comte se redressa, une rougeur fébrile empourpra ses joues ; d’un geste il remit sur sa tête le chapeau que jusque-là il avait gardé à la main, et regardant le général bien en face :

— Je vous ferai observer, señor don Sébastian Guerrero, dit-il d’une voix brisée par l’émotion qu’il essayait en vain de contenir, que vous ne m’avez pas rendu mon salut, et que vous employez de singulières paroles en vous adressant à un gentilhomme au moins aussi noble que vous. Est-ce donc là cette courtoisie mexicaine si vantée ? Venez au fait, caballero, sans tenir un langage indigne de vous et de moi, expliquez-vous franchement, afin que je sache, une fois pour toutes, ce que j’ai à craindre ou à espérer de ces éternelles tergiversations, et de ces continuelles trahisons dont je suis victime.

Le général demeura un instant pensif après cette rude apostrophe ; enfin son parti fut pris, il ôta son chapeau, salua gracieusement le comte, et changeant aussi subitement de ton qu’il avait changé de manières :

— Pardonnez-moi, caballero, dit-il, je me suis laissé malgré moi emporter à employer des expressions que je regrette vivement

Le comte sourit avec dédain.

— Ces excuses me suffisent, monsieur, dit-il.

Au mot d’excuses, le général avait tressailli, mais il se remit.

— Où désirez-vous que je vous communique les ordres de mon gouvernement ?

— Ici même, monsieur ; je n’ai, grâce à Dieu, rien à cacher à mes braves compagnons.

Le général, évidemment contrarié, mit cependant pied à terre ; les dames et les officiers qui l’accompagnaient en firent autant ; seule, l’escorte demeura en selle, l’arme haute et les rangs serrés.

Sur un ordre de don Luis, plusieurs tables avaient été dressées et instantanément couvertes de rafraîchissements dont les officiers français commencèrent à faire les honneurs avec cette grâce et cette gaîté qui distinguent leur nation.

Le général et le comte s’étaient assis sur des butaccas placées à l’entrée de l’église de la Mission, auprès d’une table sur laquelle se trouvaient plume, encre et papier.

Il y eut entre les deux hommes un silence assez prolongé.

Évidemment, ni l’un ni l’autre ne voulait parler le premier. Ce fut le général qui entama l’entretien.

— Oh ! oh ! fit-il, vous avez du canon avec vous ?

— Ne le saviez-vous pas, général ?

— Ma foi, non !

Et il ajouta avec un rire moqueur :

— Est-ce que c’est avec de telles armes que vous avez l’intention de poursuivre les Apaches ?

— À présent moins que jamais, général, répondit sèchement don Luis ; je ne sais à quoi me servira cette artillerie ; seulement elle est bonne, et je suis convaincu qu’au besoin elle ne me trahira pas.

— Est-ce une menace, monsieur ? demanda le général avec intention.

— À quoi bon menacer, quand on peut agir ? dit nettement le comte. Mais il ne s’agit pas de cela, quant à présent du moins ; j’attends qu’il vous plaise, monsieur, de m’expliquer les intentions de votre gouvernement à mon égard.

— Elles sont bonnes et paternelles, monsieur.

— J’attendrai que vous me les ayez fait connaître pour me prononcer.

— Voici le message que je suis chargé de vous transmettre.

— Ah ! vous avez un message pour moi ?

— Oui.

— Je vous écoute, caballero.

— Ce message est tout paternel.

— J’en suis convaincu ; voyons quelles sont à mon égard les intentions de votre gouvernement.

— Ces intentions, je les aurais voulues meilleures ; mais telles qu’elles sont cependant, je les crois acceptables.

— Veuillez donc me les communiquer, général.

— J’ai voulu venir moi-même, señor conde, afin d’affaiblir, par ma présence, ce que ces propositions auraient de trop amer pour vous.

— Ah ! fit le comte, ce sont des propositions que l’on me fait ; autrement dit, pour être vrai, des conditions que l’on veut m’imposer ; très-bien.

— Oh ! conde, conde, comme vous prenez mal ce que je vous dis !

— Pardonnez-moi, général, vous savez que je ne parle pas fort bien votre belle langue espagnole ; cependant je vous remercie du fond du cœur d’avoir bien voulu accepter la dure mission de me communiquer ces propositions.

Cela fut dit avec un accent de fine raillerie qui décontenança complétement le général.

— Je vous ferai observer, général, que nous ne sommes plus qu’à quelques lieues des mines, et que l’alternative dans laquelle je suis placé est des plus pénibles pour moi, surtout après les réponses évasives qui ont constamment été faites à moi et aux personnes que j’ai envoyées avec mes pleins pouvoirs, pour traiter personnellement avec les autorités du pays.

— C’est vrai, je comprends cela ; le colonel Florès, que vous m’avez adressé il y a quelques jours, a dû vous dire combien je suis peiné de tout ce qui arrive ; j’y perds autant que vous. Malheureusement, vous le comprenez, n’est-ce pas, mon cher comte, bon gré, mal gré, je suis contraint d’obéir.

— Je comprends parfaitement, répondit Louis avec ironie, combien vous devez souffrir.

— Hélas ! fit le général, plus embarrassé que jamais, et qui commençait à regretter intérieurement de ne pas s’être fait accompagner de forces plus considérables.

— Or, comme il est inutile de prolonger indéfiniment cette position, qui vous est si cruelle, expliquez-vous sans plus de circonlocutions, je vous en prie.

— Hum ! songez que je ne suis nullement responsable.

Le fait est que le général avait peur.

— Allez, allez !

— Voici ces propositions : il vous est enjoint…

— Oh ! oh ! l’expression est dure, observa Louis.

Le général haussa les épaules en semblant dire qu’il n’était pour rien dans cette rédaction.

— Donc, fit le comte, il nous est enjoint…

— Oui, 1o  ou de consentir à perdre votre qualité de Français…

— Pardon, dit le comte en posant la main sur le bras du général, un instant, s’il vous plaît ; comme je vois que ce que vous êtes chargé de me communiquer intéresse tous mes compagnons, il est de mon devoir de les faire assister à la lecture de ces propositions ; car vous les avez par écrit, n’est-ce pas ?

— Oui, balbutia le général, qui verdissait.

— Très-bien. Clairons, cria le comte d’une voix haute et impérative, sonnez l’assemblée.

Dix minutes plus tard, la compagnie tout entière était rangée autour de la table où le comte et le général se tenaient.

Don Luis jeta un regard clair autour de lui ; alors il aperçut les officiers mexicains et les dames qui, curieux de savoir ce qui se passait, s’étaient rapprochés, eux aussi.

— Des siéges à ces caballeros et à ces dames, dit-il ; veuillez m’excuser, señoras, si je n’ai pas pour vous tous les égards que vous méritez ; mais je ne suis qu’un pauvre aventurier, et nous nous trouvons dans le désert.

Puis, lorsque chacun eut pris place :

— Donnez-moi la copie de ces propositions, dit le comte au général ; je les lirai moi-même.

Le général obéit machinalement.

— Messieurs et chers compagnons, dit alors don Luis d’une voix brève et saccadée, au fond de laquelle on sentait bouillonner une colère retenue avec peine, lorsque je vous ai enrôlés à San-Francisco, je vous ai montré les actes authentiques qui me conféraient la propriété des mines de la Plancha de Plata, n’est-ce pas ?

— Oui ! s’écrièrent les aventuriers d’une seule voix.

— Vous avez lu au bas de ces actes les signatures de don Antonio Pavo, du président de la république mexicaine et du général don Sébastian Guerrero, ici présent en ce moment. Donc, vous saviez à quelles conditions vous vous enrôliez, vous saviez aussi quels engagements le gouvernement mexicain prenait envers vous. Or, aujourd’hui, après trois mois de marches et de contre-marches, après avoir souffert sans vous plaindre toutes les avanies qu’il a plu aux autorités mexicaines de vous infliger ; lorsque vous avez prouvé, par votre bonne conduite et votre discipline sévère, que vous étiez dignes, de toutes les façons, de remplir honorablement la mission qui vous avait été confiée ; lorsque enfin, malgré les obstacles sans cesse renaissants placés comme à plaisir sous vos pas, vous êtes arrivés à dix lieues à peine de ces mines tant désirées, savez-vous ce que le gouvernement mexicain exige de vous ? Écoutez, je vais vous le dire, car, plus que moi encore, vous êtes intéressés à la question.

Un frémissement de curiosité parcourut les rangs des aventuriers.

— Parlez ! parlez ! s’écrièrent-ils.

— Vous avez trois alternatives : 1o  il vous est enjoint de renoncer à votre qualité de Français pour devenir Mexicains ; et, sans solde aucune, sous les ordres suprêmes du général Guerrero, dont je ne serai plus, moi, que l’aide de camp, il vous sera permis d’exploiter les mines.

Un éclat de rire homérique accueillit cette proposition.

— La seconde ! voyons la seconde ! criaient les uns.

— Sapristie ! disaient d’autres, ils ne sont pas dégoûtés, les Mexicains, de nous vouloir pour compatriotes.

— Continuez ! continuez ! hurlait le reste.

Le comte fit un signe, le silence se rétablit.

2o  Il vous est ordonné de prendre des cartes de sûreté si vous voulez rester Français. Au moyen de ces cartes, vous pourrez circuler partout ; seulement il vous sera défendu, en qualité d’étrangers, de posséder, c’est-à-dire d’exploiter des mines. Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ?

— Oui, oui. La fin, la fin !

— Je ne croyais pas les Mexicains aussi facétieux, observa un loustic.

3o  Enfin, il m’est ordonné, à moi personnellement, de réduire la compagnie à cinquante hommes, de remettre mon commandement à un officier mexicain, et à cette condition la compagnie pourra aller prendre immédiatement possession des mines.

Lorsque le capitaine eut terminé cette lecture, il y eut une telle explosion de rires, de cris et de hurlements que, pendant près d’un quart d’heure, il fut impossible de rien entendre.

Cependant le comte finit, avec des difficultés extrêmes, à rétablir un peu d’ordre et de silence.

— Voilà les intentions paternelles du gouvernement mexicain à notre égard. Qu’en pensez-vous, mes amis ? Pourtant, je vous en conjure, ne vous laissez pas dominer par une juste indignation, réfléchissez mûrement à ce que, dans votre intérêt, vous croirez devoir faire. Quant à moi, ma résolution est prise, elle est inébranlable, dussé-je perdre la vie, elle ne changera pas. Mais vous, mes frères, mes amis, vos intérêts privés peuvent ne pas être les miens ; ne vous sacrifiez donc pas par amitié et dévouement pour moi, vous me connaissez assez pour avoir foi en ma parole ; ceux d’entre vous qui voudront me quitter seront libres de le faire ; non-seulement je ne m’opposerai pas à leur départ, mais je ne leur conserverai aucune rancune. La position étrange dans laquelle nous sommes placés par la mauvaise foi des Mexicains m’impose à moi des obligations et une ligne de conduite auxquelles vous êtes libres sans honte de refuser de vous soumettre ; dès ce moment, je vous délie de tout engagement envers moi, je ne suis plus votre chef, mais je serai toujours votre ami et votre frère.

À peine ces derniers mots furent-ils prononcés que, par un élan irrésistible, brisant et renversant tout sur leur passage, les aventuriers se précipitèrent vers le comte, l’entourèrent avec des cris et des pleurs, l’enlevèrent dans leurs bras et lui prodiguèrent les assurances d’un complet dévouement.

— Vive le comte ! vive Louis ! Louis ! vive notre chef ! À mort ! à mort les Mexicains ! à mort les traîtres !

Cette effervescence prenait des proportions qui menaçaient de devenir dangereuses aux Mexicains en ce moment dans le camp ; l’exaspération était à son comble. Cependant, grâce à l’influence du comte sur ses compagnons et à la conduite énergique des officiers français, le tumulte se calma peu à peu, et tout rentra dans un état à peu près normal.

Le général Guerrero, atterré dans le premier moment de l’effet produit sur les Français par les malencontreuses propositions dont il s’était fait le porteur, n’avait cependant pas tardé à se rassurer, surtout en voyant avec quelle abnégation et quelle loyauté le comte l’avait protégé contre la juste indignation de ses compagnons. Sûr à peu près de ne courir aucun risque, grâce au noble caractère de l’homme qu’il avait si indignement trompé, il résolut d’en finir et de frapper un grand coup.

— Caballeros, dit-il de cette voix mielleuse particulière aux Mexicains, permettez-moi de vous dire quelques mots.

À cette demande, le tumulte fut sur le point de recommencer ; cependant le comte réussit à obtenir un silence orageux, s’il est permis d’employer cette expression.

— Parlez, général, lui dit-il.

— Messieurs, reprit don Sébastian, je n’ai que quelques mots à ajouter : le comte de Prébois-Crancé vous a lu les conditions que le gouvernement vous impose, mais il n’a pu vous lire quelles seraient pour vous les conséquences d’un refus d’obéir à ces conditions.

— C’est vrai, en effet, monsieur ; soyez donc assez bon pour nous les faire connaître.

— C’est pour moi un bien terrible devoir à remplir ; cependant, je le dois dans votre intérêt, caballeros.

— Au fait ! au fait ! crièrent les aventuriers.

Le général déploya une pancarte, et après un instant d’hésitation, il lut ce qui suit d’une voix qui, malgré tous ses efforts, tremblait légèrement :

« Le comte don Luis de Prébois-Crancé et tous les hommes qui lui resteront fidèles seront considérés comme pirates, mis hors la loi, et poursuivis comme tels, jugés par une commission militaire et fusillés dans les vingt-quatre heures. »

— Est-ce tout, monsieur ? demanda froidement le comte.

— Oui, répondit le général en balbutiant.

Sur un signe du comte, les deux papiers, contenant les propositions et la proclamation de mise hors la loi, furent cloués à un tronc d’arbre.

— Maintenant, monsieur, vous avec accompli votre mission, n’est-ce pas ? Vous n’avez plus rien à ajouter ?

— Je regrette, señor conde

— Assez, monsieur ! Si j’étais réellement un pirate, ainsi que vous me qualifiez si bénévolement, il me serait facile de vous retenir, ainsi que toutes les personnes qui vous accompagnent, ce qui me fournirait amplement les moyens de satisfaire ma vengeance ; mais, quoi que vous en disiez, ni moi, ni les hommes que j’ai l’honneur de commander, nous ne sommes des pirates ; vous sortirez d’ici aussi libre que vous y êtes venu. Seulement, je crois que vous ferez bien de ne pas retarder votre départ.

Le général ne se fit pas répéter l’invitation. Depuis deux heures, il avait vu plusieurs fois la mort de trop près, du moins il le supposait, pour désirer, prolonger son séjour au camp, il donna immédiatement les ordres nécessaires pour le départ.

En ce moment doña Angela sortant tout à coup du groupe de femmes au milieu duquel elle était jusqu’à cet instant demeurée cachée, s’avança, majestueusement drapée dans son rebozo, la démarche fière et l’œil étincelant d’un feu sombre.

— Arrêtez ! dit-elle avec un accent si ferme et si imposant que chacun se tut et la regarda avec étonnement.

— Madame, lui dit Louis, je vous en conjure…

— Laissez-moi parler ! dit-elle avec énergie, laissez-moi parler, señor conde. Puisque personne dans ce malheureux pays n’ose protester contre l’odieuse trahison dont vous êtes victime, moi, femme, moi, la fille de votre plus implacable ennemi, je le déclare hautement devant tous : vous êtes, comte, le seul homme dont le génie soit assez puissant pour régénérer cette malheureuse contrée. On vous méconnaît, on vous insulte, on attache à votre nom l’épithète de pirate. Eh bien, pirate, soit ! Don Luis, je vous aime : désormais, je suis à vous, à vous seul. Persévérez dans votre noble entreprise ; tant que je vivrai, il y aura sur cette terre maudite une femme qui priera pour vous ! Maintenant, adieu ! je vous laisse mon cœur.

Le comte s’agenouilla devant la noble femme, lui baisa respectueusement la main, et levant les yeux au ciel :

— Doña Angela, dit-il avec émotion, merci. Je vous aime, et, quoi qu’il arrive, je vous prouverai que je suis digne de votre amour.

— Maintenant, mon père, partons, dit-elle au général, à moitié fou de rage et qui cependant n’osait laisser éclater sa colère ; et se tournant une dernière fois vers le comte : Au revoir, don Luis, reprit-elle ; mon fiancé, à bientôt !

Et elle sortit du camp au milieu des acclamations d’enthousiasme des aventuriers.

Les Mexicains marchaient la tête basse et la rougeur au front ; malgré eux, ils étaient honteux de l’infâme trahison qu’ils venaient de commettre envers des gens qu’ils avaient eux-mêmes appelés avec instance, que pendant quatre mois ils avaient leurrés de fallacieuses promesses, et auxquels maintenant ils se préparaient à courir sus comme à des bêtes fauves.

Il y avait deux heures à peine que ces événements s’étaient passés, lorsque Valentin rentra au camp.