Curumilla/11

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Amyot (p. 137-148).
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XI

Plan de Campagne.

Le comte répondit à l’affectueux serrement de main du jeune homme, mais il secoua tristement la tête et demeura muet.

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? lui demanda le capitaine, doutez-vous de mon désir de vous être utile ?

— Ce n’est pas cela, fit tristement le comte. Je sais que votre cœur est noble et généreux et que vous n’hésiterez pas à me venir en aide.

— Alors, d’où provient votre hésitation ?

— Ami, répondit le comte avec un mélancolique sourire, je me reproche en ce moment d’être venu vous trouver.

— Pour quelle raison ?

— Est-il donc besoin de vous le dire ? Cette terre que vous cultivez n’était, il y a quelques années, qu’une forêt vierge servant de repaire aux bêtes fauves ; maintenant, grâce à vos travaux, à votre intelligence, elle s’est métamorphosée en une plaine fertile et cultivée ; de nombreux troupeaux paissent dans vos prairies ; l’abandon et l’incurie de cette frontière ont disparu pour faire place aux labeurs incessants de la civilisation. Cette colonie de Guetzalli, fondée avec tant de peine, arrosée de tant de sang, prospère et commence à payer amplement les fatigues et les sueurs qu’elle vous a coûtées. Le jour est proche où, excités par votre exemple, d’autres colons viendront vous joindre, et, vous aidant à repousser les Indios Bravos dans leurs impénétrables déserts, mettront pour jamais les frontières mexicaines à l’abri des déprédations des sauvages et rendront à ce magnifique pays sa splendeur première.

— Eh bien ? fit le capitaine.

— Eh bien, continua le comte, m’appartient-il à moi, étranger, à moi à qui vous ne devez rien, de vous entraîner dans une lutte sans issue probable, de vous mêler à une querelle qui ne vous regarde pas, et dans laquelle vous avez tout à perdre, pour que demain cette terre que vous avez, après tant d’efforts, arrachée à la désolation, retombe dans sa barbarie première ? En un mot, mon ami, je me demande à quel titre et de quel droit je vous entraînerais dans ma chute.

— À quel titre et de quel droit ? Je vais vous le dire, répondit noblement le jeune capitaine. Monsieur le comte, nous sommes ici à six mille lieues de notre pays, sur la limite extrême du désert, n’ayant de protection à espérer et de secours à chercher qu’en nous-mêmes ; à une telle distance de la patrie, tous les Français doivent se considérer comme frères et être solidaires les uns des autres ; une insulte faite à un Français, tous la doivent ressentir : c’est justement parce que nous sommes peu nombreux et exposés par conséquent aux insultes de nos ennemis que nous devons nous lier d’autant plus étroitement pour nous défendre et exiger que justice nous soit rendue. En agissant ainsi, ce n’est pas seulement notre honneur que nous sauvegardons, c’est la patrie que nous défendons, ce titre de Français dont, à juste titre, nous sommes fiers, que nous garantissons de toute souillure.

— Vous parlez bien, capitaine, interrompit Valentin ; vos paroles sont celles d’un homme de cœur. C’est à l’étranger surtout que le patriotisme doit être fort et inflexible. Nous n’avons pas le droit de laisser abaisser par de misérables ennemis cet honneur national que nos frères de France nous ont confié, car chacun de nous ici représente notre chère patrie, il doit à ses risques et périls la faire respecter de tous, en quelque circonstance que ce soit.

— Oui, reprit vivement le capitaine ; le gouvernement mexicain en insultant le comte de Prébois-Crancé, en faussant tous ses engagements avec lui, en le trahissant lâchement n’a pas insulté un Français, un individu quelconque, un aventurier sans aveu, il a insulté la France. Eh bien, c’est à la France à lui répondre, et vive Dieu ! la France lui répondra ; nous relèverons le gant qui nous est jeté, nous combattrons pour venger notre honneur, et si nous succombons, eh bien, nous serons noblement tombés dans l’arène, et, croyez-le bien, messieurs, notre sang n’aura pas vainement coulé, notre patrie nous plaindra tout en nous admirant, et notre chute nous suscitera des vengeurs. D’ailleurs, monsieur le comte, ajouta-t-il, vous n’êtes en aucune façon un étranger pour la colonie de Guetzalli ; ne nous avez-vous pas, dans une circonstance critique, prêté l’appui de votre bras et de vos conseils ? C’est à notre tour maintenant, eh, mon Dieu ! monsieur le comte, ceci n’est qu’un prêté pour un rendu, rien autre chose.

Le comte ne put s’empêcher de sourire.

— Eh bien, soit, dit-il avec émotion ; j’accepte votre généreux dévouement. Une plus longue résistance serait non-seulement ridicule, mais encore pourrait paraître de l’ingratitude à vos yeux.

— À la bonne heure ! dit gaîment le capitaine, voilà que nous commençons à nous entendre. Je savais bien, moi, que je finirais par vous convaincre.

— Vous êtes un charmant compagnon, repartit le comte ; il est impossible de vous résister.

— Pardieu ! vous arrivez dans des conditions excellentes pour obtenir un prompt secours.

— Comment cela ?

— Oui, figurez-vous que deux jours plus tard vous ne m’auriez pas rencontré.

— Il serait possible !

— N’auriez-vous pas remarqué, en arrivant, ces wagons et ces charrettes, rangés dans une des cours que vous avez traversées ?

— En effet.

— J’étais sur le point de partir, à la tête de quatre-vingts hommes choisis, pour aller exploiter certaines mines dont nous avons eu connaissance.

— Ah ! ah !

— Oui, mais provisoirement l’expédition en restera là, la troupe avec laquelle je devais entrer dans le désert se joindra à vous, du moins je le présume.

— Comment, vous le présumez ?

— Oui, parce que je ne puis disposer de cette troupe et changer le but de l’expédition sans l’assentiment général.

— C’est juste, fit le comte dont les traits se rembrunirent.

— Mais soyez sans inquiétude, reprît le capitaine ; cet assentiment nous l’obtiendrons facilement lorsque les colons sauront quels intérêts je prétends servir.

— Dieu le veuille !

— Je garantis le succès ; vous avez sans doute tous les bagages nécessaires pour entrer en campagne ?

— À peu près ; seulement, je dois vous avouer que tous mes arrieros m’ont abandonné, et ont quitté furtivement mon camp.

— Diable ? et naturellement ils ont emmené leurs mules avec eux ?

— Toutes sans exception, ce qui fait que je suis assez embarrassé pour le transport de mes bagages et pour les attelages de mon artillerie.

— Bon, bon, nous pourvoirons à tout cela ; j’ai ici, comme vous l’avez vu, d’excellents wagons ; je suis, en outre fourni de mules, et il y a dans la colonie des hommes parfaitement capables de les conduire.

— Hum ! ce ne sera pas un mince service que vous me rendrez là.

— J’espère vous en rendre de plus grands encore.

Les trois hommes étaient rentrés dans l’intérieur de la maison et causaient ainsi dans la salle où avait eu lieu la conférence avec le colonel Suarez.

Le capitaine frappa sur un timbre. Un peon entra.

— Ce soir, à l’oracion, après la fin des travaux, les colons se réuniront dans le patio, pour écouter une communication importante que j’ai à leur faire, dit-il.

Le domestique s’inclina.

— Faites-nous servir, ajouta le capitaine ; puis s’adressant à ses hôtes : Vous dînez, n’est-ce pas ? D’autant plus qu’il ne vous sera pas possible de repartir avant demain.

— En effet ; seulement nous comptons nous éloigner avant le lever du soleil.

— Où êtes-vous campé ?

— À la Mission de Nuestra-Señora-de-los-Angelos.

— C’est à deux pas.

— Oh ! une trentaine de lieues tout au plus.

— Oui, et la position est des plus fortes ; vous ne comptez plus y faire un long séjour ?

— Non je veux frapper un grand coup.

— Vous avez raison, il faut vous faire précéder de la terreur de votre nom.

En ce moment des peones apportèrent une table servie pour trois personnes.

— À table, messieurs, dit le capitaine.

Le repas était ce qu’il devait être sur cette extrême frontière c’est-à-dire excessivement frugal. Il ne se composait que de venaison, de tortillas, de maïs, de haricots rouges, de piment, le tout arrosé de pulque, de mezcal et de refino de Catalogne, l’eau-de-vie la plus forte qui existe.

Les convives avaient un véritable appétit de chasseurs, c’est-à-dire qu’ils mourraient à peu près de faim, car depuis près de trente heures le comte et Valentin n’avaient rien pris ; aussi attaquèrent-ils vigoureusement les vivres placés devant eux.

Les peones s’étaient retirés immédiatement après avoir apporté la table, afin de laisser aux convives toute liberté de causer. Aussi, dès que le premier appétit fut calmé, la conversation reprit juste au point où elle avait été laissée ce qui arrive toujours entre hommes dont l’esprit est sérieusement préoccupé de quelque projet difficile.

— Ainsi, demanda le capitaine, la guerre est décidément déclarée entre vous et le gouvernement mexicain ?

— Sans remède.

— Bien que la cause que vous soutenez soit juste, puisque vous combattez pour le maintient d’un droit, cependant vous inscrivez quelque chose sur le drapeau que vous déployez.

— Certes ! j’inscris la seule chose qui puisse me garantir la protection des populations que je traverserai et faire accourir près de moi les opprimés et les mécontents.

— Hum ! qu’écrivez-vous donc ?

— Quatre mots seulement.

— Qui sont ?

Independencia de la Sonora.

— Oui, l’idée est heureuse ; s’il reste un peu de noblesse et de générosité dans le cœur des habitants de cette malheureuse province, ce dont, je dois vous l’avouer, je doute fort, ces quatre mots suffiront pour faire une révolution.

— Je l’espère sans oser y compter ; vous connaissez comme moi le caractère mexicain, composé étrange de tous les instincts bons et mauvais, sur lequel il est impossible d’avoir une opinion arrêtée.

— Mon Dieu, monsieur le comte, il en est des Mexicains comme de tous les peuples qui ont été longtemps esclaves ; après être demeurés enfants pendant des siècles, ils ont grandi trop vite et ont eu la prétention d’être des hommes faits lorsqu’à peine ils commençaient à comprendre leur émancipation et à être à même d’en recueillir les bénéfices.

— Cependant nous essaierons de les galvaniser ; la race révolutionnaire n’est peut-être pas complétement éteinte en ce pays, ce qui en reste suffira pour rallumer le feu sacré dans le cœur de tous.

— Que comptez-vous faire ?

— Me hâter, afin de ne pas me laisser attaquer, ce qui toujours implique sinon crainte, du moins infériorité.

— C’est juste.

— Combien comptez-vous me donner d’hommes ?

— Quatre-vingts cavaliers commandés par moi, je vous l’ai dit.

— Merci ! Mais ces cavaliers qui, entre parenthèses me seront fort utiles puisque je n’en ai que fort peu en ce moment, quand me rejoindront-ils ?

— Ce soir ils vous seront accordés ; sous deux jours, ils arriveront à la Mission.

— Pouvez-vous faire partir avec moi demain les mules, les wagons et les muletiers ?

— Très-bien !

— Bon ! Je me mettrai immédiatement en marche sur la Magdalena ; c’est un grand pueblo à cheval sur les deux routes d’Urès et d’Hermosillo.

— Je le connais.

— Rendez-vous directement là, cela évitera une perte de temps.

— C’est convenu ; j’y arriverai en même temps que vous, ce qui me sera d’autant plus facile que je n’aurai que ma cavalerie sans bagages, puisque je vous les aurai expédiés d’abord.

— Très-bien !

— Vous comptez donc agir vigoureusement ?

— Oui ; je veux tenter un grand coup. Si je réussis à me rendre maître de l’une des trois capitales de la Sonora, la campagne est gagnée pour moi.

— Peut-être est-ce téméraire, une pareille entreprise ?

— Je le sais ; mais, dans ma position, je ne dois rien ménager : l’audace seule peut et doit me sauver.

— Vous avez raison, je n’ajoute pas un mot ; maintenant, rendons-nous à l’assemblée, nos hommes sont réunis ; dans la disposition d’esprit où ils se trouvent, je suis certain que la demande que je vais leur faire ne souffrira pas la moindre difficulté.

Ils sortirent.

Ainsi que l’avait annoncé le capitaine, tous les colons étaient réunis dans la cour, fractionnés en groupes plus ou moins nombreux, dans lesquels on discutait avec chaleur sur l’opportunité de la réunion et les raisons qui l’occasionnaient.

Lorsque le capitaine parut, accompagné de ses deux amis, le silence s’établit immédiatement, la curiosité fermant, en cette circonstance, la bouche aux plus bavards.

Le comte de Prébois-Crancé était connu de la plupart des colons ; son apparition fut en conséquence accueillie par des saluts sympathiques, car chacun conservait dans sa mémoire le souvenir des services qu’il avait rendus à la colonie, lorsque Guetzalli avait été si rudement assailli par les Apaches[1].

Le capitaine profita habilement de ce bon vouloir, sur lequel il comptait, du reste, pour adresser nettement sa demande à ses compagnons en déduisant les causes qui obligeaient le comte à venir chercher des alliés à Guetzalli.

Les colons n’auraient pas été les francs aventuriers qu’ils étaient, s’ils avaient accueilli froidement une pareille demande. Séduits comme cela devait être par l’étrangeté et la témérité même de l’entreprise qu’on leur proposait, ce fut avec des cris d’enthousiasme et des trépignements de joie qu’ils acceptèrent de se ranger sous les ordres du comte. La première expédition projetée et pour laquelle tous les préparatifs avaient été faits fut complétement oubliée, et il ne fut plus alors question que de la délivrance de la Sonora.

Si le comte de Prébois-Crancé avait demandé deux cents hommes, il les aurait, sans contredit, obtenus à l’instant sans la moindre difficulté.

Le capitaine de Laville, heureux du succès prodigieux qu’il avait obtenu, remercia chaleureusement ses compagnons, tant au nom du comte qu’au sien propre, et se mit immédiatement en devoir de tout préparer pour le départ.

Les wagons furent visités avec soin afin de voir s’ils étaient bien en état ; puis, on les chargea de tous les objets nécessaires pour la campagne qui se préparait.

Une heure environ avant le lever du soleil, tout était prêt pour le départ ; les wagons chargés et attelés ; les mules, choisies avec soin, avaient été confiées à des hommes sûrs.

Louis et Valentin se mirent en selle.

Le capitaine les voulut accompagner jusqu’à une lieue environ de la colonie, puis ils se séparèrent en se donnant rendez-vous à la Magdalena trois jours plus tard.

Les mules et les wagons marchent fort doucement au Mexique, où les chemins n’existent en réalité nulle part, et où l’on est forcé la plupart du temps de se frayer passage au moyen de la hache.

Cette lenteur désespérait don Luis et son frère de lait, dont la présence était impérieusement demandée à la Mission ; dans cette extrémité, le comte se résolut à se séparer de la caravane qu’il escortait afin de se rendre au plus vite à la Mission.

En conséquence, ils abandonnèrent les arrieros après leur avoir recommandé la plus grande diligence, et enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, ils s’éloignèrent à fond de train dans la direction de la Mission.

Les chevaux américains, descendants des anciens arabes des conquérants de la Nouvelle-Espagne, ont sur les nôtres plusieurs avantages incontestables : d’abord ils sont sobres ; un peu d’alfalfa le matin après avoir été simplement bouchonnés, leur suffit pour marcher une journée entière sans boire, manger, ni se reposer. Ces chevaux semblent infatigables ; du reste, ils ne connaissent qu’une allure, le galop ; puis, à la fin de la journée, après avoir fait vingt lieues ainsi, ils arrivent au gîte sans avoir mouillé un poil de leur robe et sans montrer la moindre fatigue.

Nos deux cavaliers montaient des coursiers de choix, aussi atteignirent-ils la Mission dans un laps de temps relativement fort court.

Aux premières barricades, un homme les guettait.

Cet homme était Curumilla.

— On vous attend, dit-il, venez !

Ils le suivirent en se demandant du regard quelle cause pouvait être assez importante pour obtenir de Curumilla une aussi longue phrase.

  1. Voir la Grande flibuste, 1 vol. Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.