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Cyranette/02

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 15-24).

II

L’abbé, dont c’est le chemin, ne peut se dispenser de faire un bout de conduite à ses amis sur le quai Nézin. De vieux platanes y forment un long et bas portique de verdure soutenu par leurs troncs noueux et quasi humains qui donnent l’illusion de monstrueuses cariatides blanchâtres et chevelues.

Ce quai borde la Leysse, torrent tantôt fougueux, gonflé de toutes les eaux de la montagne ; tantôt réduit à un mince chapelet de flaques qui se dessèchent dans son lit de béton, voûté çà et là en tunnel sous les pelouses et les corbeilles de jolis squares. En ce moment, ce n’est qu’un filet d’eau et elle ne dispense pas plus de fraîcheur que le feuillage terreux et étiolé des arbres, sous l’arche desquels la poussière se rabat en trombes et en remous.

Incommodé par la chaleur que le coucher du soleil ne tempère même pas, M. le curé ne cesse de passer sur son front moite le large mouchoir à carreaux dont il s’éponge. Des groupes qui flânent le saluent respectueusement. Parfois d’autres promeneurs, qui se dirigent eux aussi à fout petits pas vers la gare, lui disent bonsoir. On cause un peu et tout cela retarde encore l’allure des Daliot, déjà trop lente au gré de Liette, qui s’impatiente.

Au coin de la rue Sommeiller, M. le curé prend congé.

— Bien du plaisir, mes enfants ! souhaite-t-il un brin ironiquement. Je regagne mes cimes. On ne respire plus dans vos bas-fonds.

Pendant qu’il tourne par le pont du Reclus, devant Notre-Dame, les Daliot continuent tout droit, sans se presser.

Le crépuscule, doucement, descend dans le beau cirque que les montagnes dessinent autour de la vieille ville. N’était cette température sénégalienne, l’heure serait divine. Pourpre encore au couchant, le ciel s’irise merveilleusement derrière la chaîne, naguère violette, maintenant bleu sombre, presque noire, de l’Épine. Et voici qu’au sud-est un dernier reflet de l’astre naufragé, une sorte de rayon cramoisi qui fait flèche, ensanglante le chef tragique du Granier, cependant qu’en face le Nivolet et son voisin le Revard se drapent fantômalement dans des brumes grisâtres où palpite parfois la sourde réverbération d’un éclair.

— Eh ! mais, il a l’air de se coiffer, le Nivolet ! remarque M. Daliot. L’orage pourrait bien éclater tout de même !

Liette ne s’émeut pas outre mesure du pronostic. On approche du chemin de fer. Si l’orage éclate, on s’abritera sous le hall, voilà tout.

Cette sorte de philosophie a pour effet habituel de désarmer l’archiviste qui a eu soin, d’ailleurs, d’emporter son parapluie. Aussi bien, ne s’aventure-t-on pas plus que les nombreux concitoyens qui affluent du côté de la gare.

Toute la ville semble dehors et l’incroyable est que M. le curé n’ait pas entendu parler plus tôt de ce passage d’Anglais. Lui seul devait ignorer la nouvelle, si l’on en juge par cette animation insolite qui rappelle celle des beaux dimanches du temps de paix où, jusqu’à une heure avancée, le bon peuple chambérien envahissait ses jardins et ses magnifiques allées de platanes, illuminées a giorno par les globes des lampes à arc. Mais ce soir, ce peuple est mieux qu’un troupeau moutonnant derrière un autre troupeau. C’est une foule silencieuse et recueillie, une foule qui ne rit pas, qui ne crie pas, qui va dignement, gravement, comme à une cérémonie. On est en guerre et on va voir des soldats alliés, de braves troupiers britanniques. Les saluer, leur souhaiter bonne chance, c’est sans doute un plaisir, mais aussi c’est un devoir. Ils ne s’arrêteront pas longtemps — à peine quelques minutes. Raison de plus pour les fêter un peu, ces garçons.

Bras dessus, bras dessous, couple charmant qui attire tous les regards et les retient invinciblement, les petites Daliot précèdent leurs parents, mi-amusés, mi-ennuyés de ces marques d’intérêt qu’elles reçoivent au passage. Pas un jeune homme qui ne les suive d’un œil langoureux. Elles sont si jolies ! Mais, comme toujours, c’est Liette qui l’emporte, parce que, tout en ne faisant rien pour forcer l’attention, elle ne fait rien non plus dans le sens contraire. Elle se sait séduisante, ne le montre pas, mais en est flattée. Au lieu que Nise, pour peu qu’on la fixe, a vite perdu toute assurance. Outre une invincible timidité, n’y a-t-il pas chez elle un fonds de réserve, dont l’ombre estompe sa grâce ? Et cette grâce, celle plus vive et plus attrayante de sa sœur ne tend-elle pas à l’éclipser ? Fine peau mate et rose ; grands yeux bruns, arqués de sourcils fins et veloutés de longs cils ; lèvres pourpres comme un œillet frais éclos ; petites dents éblouissantes qui font étinceler ses sourires : Liette est si belle en effet. Trop belle peut-être. Non point sans doute de ce que les mauvaises langues appellent « la beauté du diable ». On dirait plutôt la beauté des anges. Encore ne faudrait-il pas trop s’y fier. Liette, à vrai dire, n’est ni un ange ni un diable. Elle est ce qu’elle est : un type intermédiaire entre la coquette et l’innocente, entre la femme et l’enfant. Aussi n’a-t-elle pas une piètre idée d’elle-même et ce soupçon de vanité, qui transparaît à la façon dont elle porte la tête, contraste avec la chaste réserve de son aînée.

Si Nise était seule, elle ferait bien en sorte de passer inaperçue. Sa figure calme, un peu mélancolique, et sa modestie, si prompte à s’effaroucher, ne lui vaudraient pas un sourire. Personne ne se retournerait pour la voir encore une fois ; aucun pauvre homoncule ne demeurerait sur place, figé dans sa contemplation. Liette, au contraire, viendrait à rencontrer un prince charmant, le prince, à coup sûr, ne manquerait pas de la distinguer. Du moins elle en est convaincue. Au reste, il ne faudrait pas lui manquer et elle a horreur des impertinents. Qu’un fat s’avise de lui décocher une œillade trop audacieuse, elle le regarde si fixement et de si haut, avec tant de pudeur tranquille et de souverain mépris qu’il ne s’y frotte pas deux fois. C’est ce qu’elle appelle « l’art de garder ses distances ». Et sous ce rapport, chaperonnée par elle, Nise ne craint rien.

— Nous en avons un succès, Nise ! constate-t-elle.

Nise, un peu rouge, détourne les yeux, sans relever la réflexion.

— Il y a un soldat qui nous salue, reprend Liette. C’est le sergent Lugon. Tu sais, le fils du percepteur. Réponds-lui donc, Nise. Il est très bien, le fils Lugon, et il a la croix de guerre… Tiens, le voici qui parle à papa.

Les jeunes filles s’arrêtent, reviennent sur leurs pas, mais M. et Mme Daliot, au soulagement de Nise, ne cherchent pas à retenir le sergent qui, de son côté, a la délicatesse de les laisser poursuivre leur route.

Tout le monde n’est pas admis sur le quai de la gare, mais Liette n’a de cesse que M. Daliot, usant de toute son influence et de toute son éloquence, n’ait forcé la consigne au profit des siens. Cela fait, autre rencontre, plus mouvementée celle-ci. Une dame de la Croix-Rouge, personne d’un certain âge, rondelette et sémillante, se précipite vers Mme Daliot :

— Vous, ma chère Germaine ! C’est le ciel qui vous envoie ! Nous voulons offrir le thé à ces braves tommies et voyez notre embarras ! On nous a prévenues au dernier moment, rien n’est prêt, et c’est à ne plus savoir où donner de la tête… Je requiers vos services.

— Volontiers, répond Mme Daliot.

— Puis-je vous être utile à quelque chose ? demande l’archiviste.

— Vous, non. Un homme !… Mais les petites, parfaitement, comme leur mère, et je ne les consulte même pas.

Liette se penche à l’oreille de sa sœur.

— Crois-tu ?… Gageons que c’est pour nous faire rincer ses tasses !

— Sotte ! dit Nise. Des tasses pour des soldats ! Les Anglais ne sont pas des Français. Et ils ont une telle habitude du confort !

— Chez eux peut-être. En campagne, c’est différent, et je présume que leur « quart » doit leur suffire. Et puis, quand on devrait mettre la main à la pâte, te croirais-tu déshonorée, Liette ?

Liette proteste pour la forme :

— Pas le moins du monde. À la Croix-Rouge, il n’est pas de vile besogne, tu sais. Ce qui m’effraie, c’est une relégation dans le fond de leur cantine…

— Vous venez, mes petites ? hèle l’amie de Mme Daliot.

— Oui, madame, crie Liette sans grand enthousiasme.

Elle retient Nise qui va pour s’élancer.

— Ne t’emballe donc pas ! Je te disais… Ah ! oui, voilà… Ce que je crains, c’est d’être laissée à l’arrière, alors que je suis faite pour le front. Quand on a des armes, on doit s’en servir. Or, nous parlons anglais, nous. Nous pouvons briller comme interprètes. Good evening, sir !… How do you do ? A cup of tea ? [1]

— Folle ! dit Nise en riant malgré elle.

Les larmes aux yeux à force de rire aussi, Liette enfin se laisse entraîner vers l’annexe du buffet, aménagée en cantine et où Mme Daliot s’occupe déjà.

Son amie n’exagérait pas. Rien n’est prêt, ni le thé, ni les sandwiches destinés aux guerriers kakis. Heureusement, M. le curé est bon prophète. Selon ses prévisions, le train des Anglais a du retard. Une demi-heure se passe sans qu’il soit même signalé. Tant et si bien que le pauvre M. Daliot, qui ne sait plus comment tromper l’attente, finit par s’agiter nerveusement sur le quai, où il se voit réduit à faire les cent pas.

Liette s’en aperçoit, au cours de ses propres allées et venues. Elle bourdonne en effet de-ci de-là, importante et affairée, très fière du rôle qui lui est dévolu et qui vaut infiniment mieux qu’elle ne craignait tout d’abord.

— Comme tu te tourmentes, mon pauvre papa ! dit-elle à l’impatient. Une chance, ce retard. Nous autres de la Croix-Rouge, on le bénit. Il nous sauve d’un beau fiasco !

Puisqu’il faut en prendre son parti, M. Daliot allume une cigarette. En somme, il n’est pas seul dans son cas. Et, rejoint par M. Noblet, le mari de la grosse dame, homme bavard et renseigné, il achève de se dérider en s’entretenant avec lui des événements de la guerre.

Tout arrive, même un train en retard. À onze heures cinq, le fameux convoi brûle les disques et vient stopper à quai. Première satisfaction, qui se double d’un petit fait tout à l’honneur des tommies. Il y a un moment, ceux-ci s’accordaient encore toute licence, enguirlandant de leurs torses puissants et de leurs faces hilares les portières des wagons, sur les toits desquels les plus turbulents, témérairement juchés, faisaient de la voltige. Et, tous, en bras de chemise, le col échancré à cause de la chaleur, de pousser des cris sauvages qui ne sonnaient qu’à demi comme des hourras. Mais, subitement, un curieux phénomène de bienséance collective et spontanée leur a rendu leur flegme et leur correction exemplaire de troupiers britanniques. La rame roule encore que ces grands diables hurleurs et tapageurs ont repris une tenue impeccable. C’est que quelqu’un leur a crié : « Attention, les gars ! Il y a des dames ! » On est galant ou on ne l’est pas.

Sans précipitation, dans un silence, un ordre qui font honneur à leur discipline comme à leurs vertus chevaleresques, ils descendent du train et se rangent devant la rame, sur le quai. Ainsi la tâche des dames de la Croix-Rouge et de leurs auxiliaires se trouve bien simplifiée et, chargées qui d’un broc fumant, qui d’une corbeille de pain, elles peuvent procéder en toute quiétude à une distribution diligente et équitable du thé et des sandwiches. Cette belle ordonnance ne nuit en rien à la cordialité de la réception. Bu le thé, chacun recouvre d’ailleurs ses franches coudées… dans les limites de la gare et du peu de temps dont on dispose. Des groupes sympathiques se forment autour d’interprètes occasionnels et plus zélés que compétents. On cause comme on peut et l’on s’entend de même. Le détachement vient en droite ligne d’Angleterre. Il se rend sur le front des Dolomites et comprend cinq cents gaillards rompus à la pratique de leurs pièces avec lesquelles ils se promettent de faire des hécatombes d’ennemis.

Liette rayonne. Elle est à la fête ; elle s’en donne à cœur joie. Après s’être surpassée pour le service — deux brocs de thé, plus trois corbeilles de sandwiches en dix minutes : un record ! — ne vient-elle pas d’accaparer un jeune et beau lieutenant ?

Grand, distingué, plutôt sérieux, quoique d’une amabilité charmante, cet officier a tout du gentleman et doit être lord ou fils de lord. Quand elle s’est approchée, il parlait à Denise, restée modestement à l’écart de la foule des soldats. Fort en peine de se donner une contenance, Nise devait souhaiter la fin de ce tête-à-tête, passablement embarrassant pour elle. Telle fut du moins l’impression de Liette, qui jugea bon de voler à son secours, quoique le beau lieutenant ne l’assiégeât guère à vrai dire. Et Liette s’y emploie si bien, y apporte tant de dévouement que l’officier n’a plus d’yeux et d’oreilles que pour elle.

Ainsi couverte, masquée, complètement évincée, Nise se voit réduite à écouter le babil puéril de sa cadette. Chose curieuse, au lieu de lui en savoir gré, elle lui en veut un peu. Avait-elle tant besoin d’être protégée ? Pour une fois, elle se le demande. Ce beau grand garçon, si simple et si courtois, l’intimidait-il bien tant que cela ? Elle en doute. Et — voyez sa présomption ! — elle s’imagine presque qu’elle aurait pu se tirer d’affaire sans Liette, dont l’initiative lui cause comme un vague sentiment de regret et d’humiliation.

Peu en chaut à Liette, qui est loin de soupçonner l’état d’esprit de son aînée. L’officier parle assez bien français, l’entretien ne languit pas et, avec elle, il n’y a pas de flegme qui tienne, la glace a tôt fait de fondre. Pour discret qu’il soit, le beau lieutenant ne peut que se mettre au diapason. Questions et réponses se croisent donc, tous deux mêlant le français à l’anglais et riant de leur accent ou de leurs pataquès. Au bout de quelques minutes, on dirait qu’ils se connaissent de longue date. C’est là, proprement, prérogative de mondains. L’habitude des salons n’est-elle une seconde nature ? Et si Liette ne fréquente pas encore dans le monde, la nature chez elle supplée à l’habitude.

Bref, elle est à son affaire.

Mais la halte est courte ; l’heure s’avance et il va falloir se dire adieu. L’officier s’en avise et, avec une belle franchise qui n’exclut pas cette parfaite délicatesse que l’on appelle le tact, il exprime à Liette le plaisir qu’il a eu de faire connaissance avec elle et sa désolation de la quitter si vite. Mais peut-être voudrait-elle bien lui faire l’honneur de l’agréer comme correspondant ?

— Comment ? minaude-t-elle, ravie au fond, quoique perplexe. Vous n’avez pas de marraine qui vous écrive ?

— Ni marraine, ni sweetheart, affirme-t-il d’un accent convaincant.

— Oh ! alors, je ne demande pas mieux, moi !… Vous m’enverrez des cartes, dites ?… Des cartes illustrées, en noir ou en couleur, peu importe. C’est pour un album. J’en fais collection.

— Promis, dit l’officier, Mais y aura-t-il un accusé de réception ?

— Certainement.

— Merci, mademoiselle.

— De rien, monsieur.

Il lui tend un élégant carré de bristol dont elle voudrait bien déchiffrer tout de suite la suscription, mais qu’il lui paraît plus convenable de glisser négligemment dans son réticule. Et, à son tour, sans embarras, tout naturellement, elle lui donne son nom, son prénom, l’adresse de ses parents, toutes indications qu’il s’empresse de noter sur un calepin. Nise s’en montre légèrement scandalisée. À son sens, Liette exagère. Elle ne devrait pas. C’est aller trop loin.

— Liette, murmure-t-elle, voici maman !

Liette se retourne :

— Et papa !… Comme ça tombe ! Juste le temps de faire les présentations. Mon père, ma mère, annonce-t-elle avec désinvolture.

D’abord, M. et Mme Daliot ne comprennent rien à ce qui se passe. Les tommies se rembarquant, ils étaient en quête de leurs filles. Que font-elles avec cet officier et pourquoi celui-ci les salue-t-il eux-mêmes si ostensiblement et si révérencieusement ?

Plutôt interdits, ils lui rendent sa politesse. Un coup de sifflet fait diversion. Le lieutenant saute dans son compartiment et se met à la portière. Liette, sans façon, lui tend la main. Le train démarre et la poignée de main se prolonge.

— Liette ! dit Mme Daliot.

Liette trottine le long du quai, tout près du wagon qui roule. L’officier lui a enfin lâché les doigts, mais continue de causer avec elle.

— Liette ! répète vivement Mme Daliot. Prends garde ! Veux-tu bien faire attention à toi ?

L’imprudente s’arrête, rose de plaisir.

— Oui, mère… Farewell, sir ! Good luck ! (Au revoir, monsieur ! Bonne chance !)

— Au revoir, au revoir ! répond le lieutenant en agitant son mouchoir.

Il est déjà loin et Liette aussi agite frénétiquement le sien.

— Vous tiendrez votre promesse ?… Vous m’enverrez des cartes ?

À cette distance, il faut rugir pour se faire entendre. Elle crie si fort que le fracas même du train et les hourras des hommes ne peuvent étouffer sa voix… Il a compris. Il incline la tête.

— Juliette, tu me désoles, dit simplement Mme Daliot avec l’indulgence des mères.

— Mais, maman, il n’y a pas de mal, voyons, affirme Liette. C’est mon filleul !

Et elle lui montre le bristol, après y avoir jeté un rapide coup d’œil qui lui a permis de lire, sous la clarté d’une lampe à arc :

Lieutenant Robert WELLSTONE
15e Régiment du Royal Artillery Corps
  1. Bonsoir, monsieur ! Comment allez-vous ? Une tasse de thé ?