Cyranette/03

La bibliothèque libre.
Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 25-33).

III

Dans l’esprit de Liette se font parfois de curieuses classifications qui relèvent d’une hiérarchie à elle. Ainsi elle donne le pas aux militaires sur les civils, notamment quand ils sont jeunes et qu’ils ont un grade. Et, encore qu’elle se défende de mésestimer le moins du monde ses compatriotes, elle a comme qui dirait un faible pour les alliés, parce qu’ils viennent de loin et qu’elle se les représente sous des couleurs plus romanesques. À ce point de vue, les Anglais ont toujours en sa sympathie et elle leur accorde une certaine prédilection.

Aussi, les jours suivants, toute à la pensée de sa rencontre de la gare, ne tarit-elle pas sur le compte de son « filleul ». Elle parle de lui en toute assurance et en toute sérénité, comme d’un excellent garçon, d’une vieille connaissance, d’un ami de toujours, fidèle, solide, éprouvé. Elle se complaît à le décrire, à le prôner, à le porter aux nues. Si aimable, si correct, si élégant, n’est-ce pas une perle, un phénix, le plus racé et le plus chic officier de l’armée britannique ?

Elle en prend Nise à témoin, qui se récuse sans se récuser, tout en se récusant. Car Nise est de l’avis de Marmontel. Peut-être a-t-elle ses prédilections, elle aussi. Mais, âme délicate, elle s’arrange pour les concilier avec les bienséances, c’est-à-dire qu’elle les tient secrètes. Assez peu rompue à cet art, Liette prend le change et s’étonne que le beau Robert Wellstone n’intéresse pas davantage son ainée.

— Mais enfin, que lui reproches-tu, à ce garçon ? lui demande-t-elle.

— Moi ? Absolument rien.

— Il ne te plaît pas ?

— Qui a dit cela ?

— On le croirait, ma foi.

— Eh bien, on se tromperait, dit Nise, mi-sérieuse, mi-moqueuse.

— À la bonne heure ! J’ai pleine confiance en ton jugement, tu sais, et je serais navrée s’il lui était défavorable. Mr. Robert est si bien ! si comme il faut !

Bref, il n’est pas exagéré de dire que le beau lieutenant occupe dans les pensées de Liette presque autant de place que la nouvelle robe que Mme Daliot, sur ses instances, vient de lui commander pour la fête de charité qui va être donnée prochainement en ville, au bénéfice des orphelins de la guerre, et où elle doit tenir rang de chanteuse et de quêteuse. Car il y aura concert et l’on dira toutes sortes de chansons de soldats, anciennes et modernes. Liette a fait choix d’un air qui date un peu, mais qui, de l’avis unanime, n’en a que plus de saveur. Et elle le fredonne complaisamment, en attendant, sans trop d’émoi, la redoutable épreuve de la scène :

J’ai pour amoureux dans la ligne
Un aimable petit soldat :
J’puis vous assurer qu’il est digne
D’faire battre un cœur délicat…
Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !
C’est mon chéri,
C’est mon bijou.
Bien astiqué,
Propr’comme un sou,
Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !…

Une semaine se passe ainsi, puis une autre, en essayages et en répétitions. Mais au fur et à mesure que le grand jour approche, il n’y a pas à dire, le souvenir de Mr. Robert Wellstone recule de plus en plus, à l’arrière-plan des préoccupations de Liette. La faute en est à sa nouvelle robe. Elle en surveille la confection avec tant d’assiduité qu’elle ne peut vraiment pas s’occuper d’autre chose. Cette robe, dont le style lui a été suggéré par un modèle de la Vraie Mode de Paris, est en mousseline de soie blanche et toute simple, mais d’une ligne, d’une élégance, d’un cachet hors pair. Encore faut-il la réussir, la rendre tout à fait seyante, et, sur ce chapitre, Liette ne transige pas. La couturière le comprend et se voue à sa tâche avec une conscience, un amour-propre, un art, bien faits pour apaiser les craintes de sa pratique. Encore quelques petites retouches, un peu plus de « fronces » aux hanches, et de « vague » à la ceinture, et cette robe-là tiendra positivement du chef-d’œuvre. Telle quelle déjà, Nise la trouve ravissante. Mais Nise a toujours peur d’ennuyer son monde et de se rendre importune en exigeant de lui un petit effort. S’il lui plaît d’être « fagotée », libre à elle. Liette entend « s’habiller ».

Faut-il convenir qu’effectivement, Denise n’est guère coquette ? En tout cas, même à la veille de cette fameuse fête de charité, où elle ne doit, il est vrai, ni chanter ni même quêter, elle n’a pas l’esprit à la toilette.

Que se passe-t-il en elle ? Quelque chose d’insolite et que, toute la première, elle ne s’explique pas très bien. Rêveuse au delà de l’ordinaire, bien qu’elle le soit souvent, elle songe moins à demain. qu’à hier, moins au théâtre municipal où Liette compte éblouir la « galerie » qu’à certaine gare où, certain soir, passa certain officier britannique. Eh bien, oui, voilà. Nise songe à Mr. Robert Wellstone et, au rebours de Liette, plus elle va, plus cette songerie l’absorbe. En même temps, dans le fond jusque-là un peu brumeux de son âme, elle sent éclore une chose pure et douce comme un rayon de soleil printanier. Pour parler clair, le beau lieutenant a fait une profonde impression sur elle, et elle garde un souvenir nostalgique de leur brève entrevue. Mais d’autres éléments n’entreraient-ils pas dans le sentiment complexe qui la trouble mystérieusement ?

Les façons de sa sœur l’ont quelque peu peinée et cette peine, qui devrait s’apaiser, s’aggrave plutôt à la longue. Évidemment, Juliette n’est pas, comme elle, une pauvre brebis sentimentale, condamnée à laisser de sa laine à toutes les ronces de la route. Avec la bonne opinion qu’elle a d’elle-même, elle ne se gêne pas pour se mettre en avant. Oh ! sans penser à mal, car, s’il y a quelque vanité, il n’y a pas l’ombre de méchanceté dans ses prétentions. Tout de même, il lui arrive d’exagérer.

De quel droit a-t-elle si lestement évincé Nise l’autre soir ? Outre qu’elle est la plus jeune, on ne lui demandait rien. La discrétion lui était donc commandée en l’espèce ; elle n’avait pas à se mêler de ce qui ne la regardait pas, ni à accaparer Mr. Robert Wellstone qui, bientôt, ne s’était plus occupé que de son encombrante petite personne. Mais à qui la faute aussi ? Nise elle-même n’a-t-elle pas sa part de responsabilité dans l’affaire ? Aurait-elle dû tolérer le procédé par trop désinvolte de Liette ? Il est vrai qu’il lui était difficile de la rabrouer devant ce gentleman. Par surcroît, rien ne prouve que Liette eût accepté la leçon. Un sang rebelle gronde parfois dans ses veines et alors elle n’en fait qu’à sa tête. M. et Mme Daliot en savent quelque chose, qui ferment peut-être un peu trop les yeux sur ses peccadilles. Sans lui sacrifier précisément Denise, ne sont-ils pas persuadés, eux aussi, de la supériorité de leur benjamine ? Il y a un peu d’orgueil paternel et maternel dans leur aveuglement volontaire.

Voilà pour le passé et Nise ne trouverait guère de réconfort à s’y appesantir, car elle pourrait se remémorer d’autres petits griefs contre l’innocent égoïsme de sa sœur. Quant à l’avenir, il prend la forme d’un immense point d’interrogation. Mr. Robert Wellstone s’est engagé à écrire à Liette. Tiendra-t-il sa promesse ?

Les premiers jours, quand Nise se posait la question, c’était pour y répondre par l’affirmative, et cette assurance n’était pas exempte d’une légère amertume. Puis, rien ne venant, pas une carte, pas un mot, le doute s’en est mêlé et dans son bon petit cœur, craintif et tendre, l’appréhension fait place à une espèce d’anxiété qui s’avive de plus en plus. Il n’y a là, du reste, rien de contradictoire. Après avoir vaguement redouté un flirt entre sa sœur et Mr. Robert Wellstone à la faveur de leur correspondance de filleul et de marraine, maintenant c’est le silence ambigu de l’officier qui lui fait peur. Que signifie-t-il et comment l’interpréter ? Mr. Robert Wellstone n’a pu se moquer. Nise ne le connaît guère, mais elle ne lui ferait pas l’injure d’un tel soupçon. Alors ?…

L’imagination de la jeune fille s’enfièvre et lui représente toutes les calamités susceptibles de s’abattre sur un combattant. C’est bien toujours le même état d’âme, puisque c’est bien toujours vers l’officier que se tend sa pensée. Mais d’où vient qu’elle porte un si vif intérêt à cet étranger avec qui elle n’a pas échangé dix phrases et qui, en ce qui la concerne, ne s’est mis en frais d’aucun engagement ? Que ne prend-elle exemple sur Liette, chez qui un clou chasse si bien l’autre que le nom même de Mr. Robert Wellstone ne revient plus dans ses conversations ? Jusqu’à quel point il est déjà oublié d’elle, on ne le soupçonnerait pas !

Les Daliot ont leur boîte à lettres dans le couloir commun du rez-de-chaussée et c’est généralement Nise qui se charge d’aller y prendre le courrier après le passage du facteur. Or, un matin, elle en retira un pli dont l’adresse, le timbre, l’écriture lui causent une émotion qui n’est pas encore dissipée quand, ayant regrimpé l’escalier quatre à quatre, elle hèle sa sœur :

— Liette !… Vite ! Une lettre !

Liette est en train d’achever sa toilette, opération délicate qu’elle fait souvent durer plus que de raison.

— Pour moi ? demande-t-elle en jetant un coup d’œil critique dans son miroir.

— Dame !

— De qui donc ?

— Devine.

— Ma langue au chat.

— Ça vient d’Italie.

— Ah ! dit tranquillement Liette. Ce doit être de Mr. Wellstone.

Elle décachette le pli, d’où elle extrait une carte illustrée, une vue sauvage des Dolomites.

— Oui, c’est bien de lui… Tout de même, il se décide ! Il y aura mis le temps ! Enfin, mieux vaut tard que jamais.

La « vue » ne paraît pas l’enchanter outre mesure. Des cimes neigeuses, aux arêtes vives ; un paysage alpestre et hivernal, on connaît cela en Savoie. Elle aurait mieux aimé quelque chose d’inédit.

Au verso de la carte, huit ou dix lignes d’une écriture ferme, aux grands jambages aristocratiques. Liette lit à mi-voix, devant Nise, qui l’écoute en s’agitant un peu :

« Mademoiselle et honorée petite marraine, votre filleul s’excuse en toute sincérité de n’avoir pu se rappeler plus tôt à votre bon souvenir. N’en accusez que ses tribulations et les exigences d’un service qui ne le laisse pour ainsi dire pas respirer, et ne lui refusez pas l’absolution qu’il sollicite de votre bienveillance.

« Comptant recevoir à son tour de vos nouvelles, il vous prie d’agréer, mademoiselle et honorée petite marraine, l’hommage de son souvenir le plus respectueux.

« P. S. — Ses respects également chez vous, s’il vous plaît. »

Liette lance un petit éclat de rire sarcastique.

— Eh bien, non, franchement, ça ne me plaît pas, filleul !… Est-elle assez baroque, sa carte, dis donc, Nise ?… Honorée petite marraine ?… Pourquoi pas « gente princesse » ou « haute et très gracieuse demoiselle », pendant qu’il y est ?… Et puis, cette façon impersonnelle de vous faire ses compliments, est-ce assez froid, assez correct, assez english ?…

Denise s’enferme dans un silence plein d’agitation, tandis que Juliette, d’un geste distrait, laisse choir la carte dans un casier, sur le guéridon de sa chambre, une délicieuse chambrette de jeune fille à lits jumeaux et à tentures blanches et roses, que se partagent les deux sœurs et où elles se retirent en grand mystère chaque fois qu’elles ont quelque chose à se confier.

Cinq minutes se passent. Liette, retournée devant l’armoire à glace, se reprend à minauder en fredonnant son cher refrain :

Qu’il est gentil,
Mon p’tit pioupiou !
C’est mon chéri !
C’est mon bijou !…

— Tu ne lui réponds pas ? risque timidement Denise.

— À qui ?

— Mais à Mr. Wellstone, sans doute.

Liette se récuse d’un mouvement plein de dignité qui ferait sourire Denise en d’autres circonstances.

— Comment veux-tu ? Il y a répétition générale cet après-midi, il faut bien que je m’apprête… Je sais : notre comité et toi, ça fait deux. Tu es si drôle ! Qu’est-ce qui t’empêche d’en être ?

Renonçant à justifier son abstention, Denise se renfonce dans une de ces rêveries qui, depuis quinze jours, font dire à ses familiers qu’elle est toujours dans la lune. Et la journée se passe pour elle, à la maison, en menus travaux d’intérieur, comme d’habitude, alors que Liette, qui s’est joyeusement échappée après déjeuner, ne rentre quel vers sept heures du soir, peu donc avant que l’on se mette à table.

Cependant, le lendemain, Nise essaie de revenir à la charge :

— Voyons, Liette, quel temps te faut-il pour lui mettre un mot, à Mr. Wellstone ?

Mal lui en prend. Liette a ses nerfs en effet. Une anicroche imprévue. Elle a cru découvrir, après livraison, un léger défaut à sa robe neuve. D’après elle, la jupe ne tombe pas tout à fait bien encore et elle voudrait la reporter chez la couturière. Mme Daliot est d’un avis contraire, et Denise, prise comme arbitre, s’est prononcée dans le même sens.

Agacée de l’insistance de son aînée, Liette la rembarre donc sans façon.

— Flûte, là !… Es-tu contente ?… Ma parole, on n’a pas idée !… Ne t’ai-je pas dit, mille et mille fois, que je n’ai pas un instant à moi ? Réponds-lui si tu veux, à ce brave Mr. Wellstone, mais de grâce, ne me demande pas l’impossible, rends-toi compte que je suis débordée… Dé-bor-dée !

— Ne te fâche pas, répond doucement Denise. Mais ce n’est pas à moi qu’il écrit, tu vois bien.

— Qu’est-ce que ça fait ? L’une ou l’autre, c’est blanc et noir, noir et blanc. Et dès lors que je te passe la main…

Tant de logique ne peut que désarçonner Denise qui n’a garde d’envenimer la discussion. D’autre part, il lui paraît peu charitable, pour ne pas dire cruel, de refuser à Mr. Wellstone les nouvelles qu’il sollicite si courtoisement. Comment trancher la difficulté ?

Après mûre réflexion et bien des hésitations, profitant d’un moment de solitude, Denise enfin se décide :

« Vous êtes tout excusé, cher monsieur Wellstone. Si courte que soit votre carte, elle a été la bienvenue, car nous commencions à craindre que les trop brefs instants qu’il nous a été donné de passer avec vous ne fussent sortis de votre mémoire. Quand on est soldat, on doit avoir tant de choses à faire, tant de tracas, tant de soucis !

Merci donc d’une attention à laquelle nous sommes infiniment sensibles, mes parents et moi, et croyez bien que notre pensée vous accompagne, cher monsieur Wellstone, ainsi que tous nos vœux… »

Mais au moment de signer, sa timidité reprend le dessus, elle laisse tomber la plume avec découragement.

— Non, de moi à lui, pas moyen décidément. Que penserait-il ? Il n’y comprendrait rien ou serait capable de croire que je le joue. Dieu sait pourtant… !

Elle soupire et saisit la feuille comme pour la déchirer. À ce moment, elle se ravise :

— À moins… Et pourquoi pas, somme toute ? Liette m’a chargée de répondre pour elle… Ma foi, tant pis, je la prends au mot.

Et bravement, elle achève :

« Votre petite marraine,

« Juliette Daliot. »