Cyranette/04

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 34-39).

IV

Il n’y a rien d’inégal, dans leur durée mathématiquement égale, comme les heures et les journées, suivant qu’elles sont heureuses ou malheureuses, vouées au plaisir ou au chagrin, au travail ou au désœuvrement, à la tranquillité d’esprit ou à l’attente fébrile d’un événement.

Denise et Juliette, pour des motifs différents, en font le constat. L’une dans l’expectative d’une nouvelle lettre de Mr. Robert Wellstone, l’autre, dans la joyeuse impatience de son fameux concert de charité, trouvent le temps si long qu’il leur paraît littéralement interminable.

Enfin, pour sa part, Liette va toucher la récompense de ses peines. La fête effectivement tient ses promesses et lui procure un franc succès, tant comme chanteuse que comme quêteuse.

Le théâtre regorge de monde quand vient son tour de paraître en scène. Aux fauteuils de balcon, M. et Mme Daliot, très émus, osent à peine regarder le rideau qui se lève. Quant à Denise, rouge et pâle tour à tour, le sang lui monte à la figure ou se glace dans ses veines.

À la place de Liette elle mourrait de peur. Jamais elle n’aurait le courage d’affronter tous ces regards !

Pensez qu’il y a là M. le préfet et Madame, M. le général de division commandant la place et Madame, toutes les notabilités chambériennes et tous les officiers de la garnison, sans compter la colonie étrangère, des Italiens, des Belges, des Anglais ! Et tout ce monde tient les yeux fixés sur Liette, légèrement inquiète au fond, mais qui paie d’assurance et ne cède pas au fâcheux « trac des planches ».

Jolie à ravir dans sa robe de mousseline, le teint frais comme une rose sans le secours du crayon, elle sourit de toutes ses dents éblouissantes, quand, d’une voix claire, bien timbrée, musicale — peut-être un tantinet tremblante pour débuter, mais si peu ! — elle chante avec accompagnement de piano :

J’ai pour amoureux dans la ligne
Un aimable petit soldat
J’puis vous assurer qu’il est digne
D’faire battre un cœur délicat.

La salle, charmée, conquise, écoute en silence, puis éclate en bravos. Les applaudissements redoublent quand Liette s’incline avec grâce et, si M. le curé était là, il serait le premier à convenir que cette jolie chanson, qu’à part soi il jugeait peut-être un peu leste, ainsi chantée ingénument et artistement, valait bien d’être admise au programme. Par le fait, elle emporte les honneurs de la journée. C’est de l’enthousiasme, de la frénésie, de l’emballement. On bat des mains à tout rompre ; on crie « bis ! » à tue-tête ; bref, on fait une telle ovation à Liette qu’il lui faut reprendre le dernier couplet et le refrain.

— Un triomphe ! se réjouit-elle en quittant la scène.

Oui, et ce triomphe, après la fête, se traduit encore par une pluie de compliments et de félicitations qui font se rengorger l’heureuse interprète. Celle-ci les accepte sans fausse modestie. Elle est aux anges.

— Vraiment, vous avez été merveilleuse, ma petite, lui dit Mme Noblet qui a chanté aussi…

Radieuse, Liette rentre au bras de son père.

— Hein, papa, lui dit-elle fièrement. J’en ai eu, du succès ! Au moins autant que Mme Noblet, n’est-ce pas ?

— Au moins, convient sans peine M. Daliot.

— Elle chante pourtant bien, Mme Noblet ! murmure Liette. Même, on ne le dirait pas à la voir, car elle est un peu forte et poussive. Quand j’aurai son âge, j’espère bien être plus mince. Et, entre nous, je crois que mon talent sera supérieur au sien.

— Tu ne comptes pas te vouer entièrement à la musique ? dit M. Daliot, avec un soupçon d’inquiétude.

— Oh ! non… Il faut savoir varier ses plaisirs. L’ennui ne naît-il pas de l’uniformité ? Mais, vrai, je suis bien contente de ma journée, papa. Juge donc ! C’est moi qui ai fait la plus belle recette à la quête. Deux cent cinquante-sept francs. Il n’y a que Mlle Yvonne Meris qui m’ait approchée. Encore est-il qu’elle n’y a pas grand mérite. Une fille de préfet, tu comprends ; les « officiels » sont obligés de la favoriser… C’est égal, termine Liette, je connais un petit père qui ne dira pas que ses filles ne lui font pas honneur !

Cependant, Nise, qui suit avec sa maman, médite sur les lenteurs de la poste par ce temps de guerre et suppute le temps approximatif qu’il faut à une lettre pour voyager de France en Italie et vice versa. Cinq ou six jours au bas mot et huit peut-être, sinon davantage, à cause des formalités militaires. Or, il n’y en a pas quatre qu’elle a écrit à Mr. Robert Wellstone, sous le couvert de Liette. En admettant même qu’il réponde tout de suite, sa réponse peut donc se faire désirer pendant quelques jours encore. Et c’est long !

Si long, en vérité, que Denise a l’impression d’avoir attendu une éternité quand arrivent enfin les nouvelles qu’elle souhaite ardemment. Bien entendu, elles sont destinées non pas à elle en personne, mais à Mlle Juliette Daliot, puisque c’est Mlle Juliette qui a, soi-disant, accusé réception de la carte. Et non moins logiquement, c’est Liette qui décachette la seconde missive de Mr. Robert Wellstone. Elle lui paraît d’ailleurs moins « baroque » que la première. Et Nise n’y contredit pas qui lit par-dessus l’épaule de sa sœur :

« Mademoiselle et chère petite marraine.

« Votre gentil message m’a très touché et bien remonté. Car je dois vous dire que toute la beauté du ciel piémontais et du pays qui m’environne ne m’empêche pas de faire du spleen depuis que je suis sur le front italien. La guerre n’aurait-elle plus d’attrait pour moi ? Naguère, je lui trouvais une sorte de charme qui, joint à l’idée que j’ai de notre cause, m’aidait à en accepter philosophiquement les lenteurs et les ennuis. Voici maintenant que je la trouve fade et que ma pensée se retourne trop souvent vers tout ce que j’ai laissé de bon et de cher derrière moi. Néanmoins, et en dépit de toutes les vicissitudes de la campagne, j’en reviendrais vite à mes beaux enthousiasmes du début si une sympathie mutuelle et durable pouvait découler de l’inoubliable rencontre qu’il m’a été donné de faire, un soir, sur le quai d’une gare, dans une ville étrangère que je ne connais encore que de nom.

« Puissiez-vous donc continuer à m’écrire de temps en temps, chère petite marraine ! Ne vous désintéressez pas du triste Robinson que je suis forcément ici, perdu avec mes pièces et quelques pauvres tommies, parmi des glaces et des neiges assurément admirables, mais bien insipides en somme dans leur immuable splendeur… »

Denise, palpitante, dit en s’efforçant de mesurer sa voix :

— Cette fois, j’espère que tu ne te plaindras pas, Liette, et que tu ne le feras plus tirer l’oreille pour donner la réplique à ton correspondant.

Liette veut bien convenir que cette lettre lui plaît assez. Il y a progrès sur la carte, c’est incontestable, encore que le ton n’en soit pas très gai.

— Mais, ajoute-t-elle en riant, le moyen de me rendre à ton invite, ma chérie ? Réfléchis, mon écriture ne ressemble en rien à la tienne. À moins de la contrefaire — ce dont je suis incapable, tu as une si belle main ! — j’ahurirais Mr. Robert. Après avoir admiré la cursive, quel nez ne ferait-il pas, le pauvre, devant mes pattes de mouche ?

— Alors ?…

— Tu as commencé, ma fille. Eh bien, continue !

Denise proteste pour la forme. Sans grande conviction, elle se plaint du rôle que lui impose sa sœur. Ce rôle, au fond, elle ne demande pas mieux que de le remplir. La preuve en est que, le jour même, ayant capitulé sur toute la ligne, elle se substitue une fois de plus à Liette comme correspondante du beau lieutenant :

« Ma sympathie vous est tout acquise, monsieur Robert. Vous l’avez eue spontanément. Il ne dépend que de vous de la conserver. Je veux dire qu’elle ne demeurera pas en reste avec l’amitié que vous voudrez bien avoir pour moi.

« Vous qui faites la guerre, vous la trouvez fade. Moi qui ne la fais pas, je la trouve horrible et je me demande comment elle a jamais pu revêtir quelque attrait à vos yeux. Il est vrai que rien n’arrête ceux qui ont le cœur bien placé et il me semble que, si j’étais un homme, je ne me consolerais pas d’être à l’arrière tant que nous ne serons pas venus à bout de ces affreux Allemands. N’importe ! Quand je songe où vous êtes, — et, depuis que le plus fortuit des hasards a fait se croiser nos chemins, j’y songe souvent, croyez-moi, cher monsieur Robert, — je ne suis pas tranquille. On parle d’une nouvelle offensive italienne. Que d’inconnu et de danger encore ! Est-ce céder au pessimisme, est-ce manquer de confiance en notre cause, que d’aspirer comme vous, plus ardemment que vous, de toute mon âme, à la fin du cauchemar qui accable notre malheureuse humanité ?

« J’ignore votre religion, cher monsieur Robert. Mais, ou je me trompe fort, ou vous en avez une, et moi, catholique, c’est du fond de mon cœur que je prie Dieu d’étendre sur vous sa protection.

« Bien affectueusement,

« Juliette. »

Le lieutenant semble prendre goût aux exercices épistolaires. Il répond, poste pour poste :

« Chère mademoiselle Juliette,

« Je suis anglican, mais Dieu est Dieu, et, quand je serais athée, comment n’agréerait-il pas les prières auxquelles votre bon petit cœur veut bien m’associer ?

« Mais, puisque vous êtes croyante, chère mademoiselle Juliette, pourquoi parler de hasard ? Le hasard n’est rien, s’il n’est la Providence. Nos vies sont dans les mains du Lord et rien n’arrive que par sa volonté, et tout ce qu’il fait est juste et bien. Si donc nous nous sommes rencontrés et s’il en est résulté entre nous un courant de sympathie, c’est que cette rencontre et cette sympathie étaient dans l’ordre divin des choses.

« Je ne me permets pas de conclure, chère mademoiselle Juliette, mais j’espère beaucoup de l’affection dont vous voulez bien m’honorer. Elle me comble de joie et ne doutez pas de la ferme volonté que j’ai de m’en montrer digne.

« Votre reconnaissant et fidèle

« Robert. »