Cyranette/06

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 51-58).

VI

Cette question n’est pas faite pour calmer la fièvre de la jeune fille, ni pour lui remettre les idées en place. Accablée, elle songe qu’il lui faut, comme d’habitude, emprunter le nom de Liette pour répondre à l’officier et, de plus, lui envoyer le portrait qu’il demande et qui n’est pas le sien. Il le faut, mais comment s’y résoudre ? Enfin, après un long débat, sa décision est prise : Robert aura satisfaction, elle en passera par là.

.........Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête
Et que, mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.

Reste à savoir si elle trouvera le temps de l’écrire en toute quiétude. Elle a trop hésité, elle s’est trop attardée à ses investigations littéraires, d’où elle espérait le salut et qui ne lui ont servi à rien. La journée s’avance et il pleut, de sorte qu’elle doit compter avec un prompt retour des siens. Elle essaie pourtant. Mais, tout à coup, elle entend du bruit sur le palier. On frappe, on sonne, on l’appelle à tue-tête. Précipitamment, elle fait disparaître dans son tiroir la lettre inachevée et va ouvrir la porte du vestibule, qu’elle a eu soin de verrouiller en rentrant de la messe.

Liette, crottée comme un barbet, lui saute au cou :

— Ouf ! je suis éreintée, ma pauvre chérie ! Au moins vingt kilomètres dans les jambes depuis ce matin. Juge un peu. Mais quelle bonne journée ! Comme tu as perdu de ne pas venir avec nous !

— Essuie tes pieds, Juliette ! geint Mme Daliot. Mon parquet ! Tu l’arranges bien ! Et ton parapluie, si tu le mettais à l’égouttoir au lieu de le laisser faire une mare ?

L’excursion s’est terminée sous une pluie battante. Néanmoins, à l’exception peut-être de Mme Daliot, on rentre gais et contents.

— Eh quoi ! Nise, pas même « mis » la table ? s’exclame M. Daliot. J’ai une faim d’ogre, moi !

— Serais-tu plus souffrante, ma petite ? interroge la mère.

— Un peu mal à la tête.

Au fait, la pauvre enfant a totalement oublié que l’on dînerait, comme elle a totalement oublié de déjeuner elle-même, la femme de ménage, qui aurait pu lui rafraîchir la mémoire, ne venant jamais le dimanche. Il n’y a que demi-mal d’ailleurs. Comme bien souvent, le soir, on en sera quitte pour s’accommoder d’un repas froid. Et le couvert ne tarde pas à être dressé. Pendant que Denise se charge de ce soin, Liette va se changer. Ce n’est pas trop long, car elle a hâte de rejoindre sa sœur, moins pour lui donner un coup de main, à vrai dire, que pour lui narrer les mémorables péripéties de la promenade.

Et d’abord, peu s’en est fallu que l’on manque le train. Même, on l’aurait manqué pour de bon s’il n’était pas parti avec quelques minutes de retard, juste ce qu’il fallait pour qu’on saute en queue du convoi, dans un compartiment de seconde classe, à la portière duquel M. le curé, déjà installé, gesticulait désespérément.

— J’ai vu le moment où il allait nous semer malgré lui, ce pauvre M. le curé ! Pense s’il se tourmentait ! Il avait bien envie de descendre. Mais n’étions-nous pas dans un autre wagon ? Il n’en était pas plus sûr que ça et il ne voulait pas se mettre dans le cas de nous laisser partir sans lui. Le pis est que la pluie tombait déjà. Moi, je m’en moque, de la pluie. Ce n’est pas comme mère. Si on l’avait écoutée, on serait encore à l’auberge d’Aiguebelette. Un drôle de bouchon, tu sais, tout au bord du lac. On s’y était engouffrés, bien aises d’y être au sec. Et puis il y avait un petit vin blanc dont M. le curé a redemandé. Moi, je ne l’aime pas beaucoup, le vin blanc. Ça ne vaut pas une bonne orangeade. N’empêche que j’en ai bu deux doigts.

Denise sourit malgré elle. Quand elle s’y met, cette Liette, elle dériderait un convoi d’enterrement.

— Tu parles d’une saucée ! Ça piquait le lac, floc ! floc ! pas moyen de canoter. Une seule yole à l’eau et, dedans, un petit monsieur avec sa petite dame, tous deux en waterproof… Mon Dieu, que j’ai ri ! Ils barbotaient, ils s’ébrouaient, plouf ! plouf ! de vrais canards. Finalement, ils y ont renoncé. Leurs têtes en cherchant refuge au bouchon, non, tu n’as pas idée ! Ils se sont fourrés dans un coin et ils ont feuilleté un vénérable album d’images. C’était d’un comique !…

— À table ! interrompt M. Daliot. La montagne, rien de tel pour vous mettre en appétit !

— Oui, père, je raconte nos aventures à Nise.

M. Daliot hausse les épaules.

— Veux-tu l’intéresser ? Parle-lui plutôt de cette belle eau dormante, si floue parfois, à peine gris perle, et parfois si vive, si miroitante, si richement nuancée de turquoise et de béryl…

Sur quoi, en verve lui aussi, l’archiviste entreprend de décrire le tableau qui lui est apparu à la faveur d’une éclaircie.

C’était de tout là-haut, près du col, avant de dévaler l’autre versant de la chaîne. Une bourrasque venait de nettoyer le ciel ; elle rabattait vers les montagnes de légers charrois de nuées et, dans l’air redevenu transparent, ces pales dragons de la tempête fuyaient à la débandade, puis s’engouffraient, horde après horde, entre les tours et les clochetons de l’Épine. Le soleil triomphait, il dorait le lac ; il régnait sur les collines et les bois ; il révélait la splendeur insoupçonnée de merveilleux lointains, fouillés, ciselés comme des fonds de vieux retables

Mais tout ce beau lyrisme de M. Daliot n’a guère de succès près de ses filles, dont l’une pense toujours à Robert et dont l’autre a tant de choses à dire encore.

Dans leur chambre commune, après dîner, Juliette s’en paie à cœur joie :

— Et toi, chérie, qu’as-tu fait de beau, seule, ici, toute la sainte journée ? As-tu écrit à mon filleul, au moins ?

Denise ne peut que secouer la tête.

— Tiens ! tiens !… serions-nous en froid ? insiste curieusement Liette.

Quelque peu agacée, Nise a la riposte plus vive que d’habitude :

— Pourquoi veux-tu ?

All right ! Mais remontre-moi sa photo. Je ne sais pas, elle ne m’a pas paru très réussie. À mon avis, il est bien mieux au naturel.

Denise s’exécute bon gré mal gré. Juliette examine le portrait de Mr. Wellstone, auquel, faute de temps, elle n’a accordé qu’un coup d’œil assez distrait. Cette fois, l’examen est plus posé, moins superficiel. Et le jugement y gagne.

— Mais si, c’est bien lui ! se ravise-t-elle. Les traits, l’expression, le regard même et jusqu’à cet air de distinction qui me plaît tant chez lui, tout y est… Ne trouves-tu pas, Nise ?

Nise, décidément, est muette ce soir. Elle s’en tire par un geste vague, aussi peu explicite que peu compromettant. Liette l’interprète d’ailleurs comme un assentiment et continue :

— Une riche idée qu’il a eue là, ce cher Robert. D’un autre, ça pourrait paraître prétentieux, cet envoi spontané de photo. Mais lui, il est si simple, si droit, si bon enfant ! Il n’aura songé qu’à m’être agréable.

Elle se recueille un instant, puis déclare :

— Tiens ! si jamais je me marie, — et je ne vois pas pourquoi je finirais vieille fille, — je prendrai quelqu’un comme lui. C’est tout à fait le genre d’homme qu’il me faut. Il entre dans mes idées, quoi ! Il répond à mon rêve.

Elle dit cela très sérieusement, tout badinage à part ; mais Denise en souffre plus que si elle persiflait.

— À propos, reprend-elle, que devient notre commerce, belle épistolière ?… Dire que je ne décachette même plus les lettres qu’il m’envoie !

— Parce que tu le veux bien, répond un peu sèchement Denise.

— D’accord, et je ne te reproche rien, chérie.

— Il ne manquerait plus que ça !

Du coup, Liette se rebiffe :

— Quel ton est-ce là ?… Vrai, Denise, tu es d’une humeur, ce soir.

La pauvre enfant lutte avec elle-même. Sa bonne nature l’emporte et elle embrasse sa sœur :

— Ne fais pas attention, Liette.

Liette se montre magnanime :

— Bon ! Je ne demande pas mieux, moi. Mais qu’as-tu ? Voilà ce que c’est de se claquemurer à la maison. On s’y ennuie, on broie du noir et on devient grincheuse comme une vieille chipie.

Denise est bien près de pleurer.

— Je suis si ennuyée !… Lis, tiens !

Sans trop s’y appesantir, Liette parcourt deux ou trois lettres. Les suivantes retiennent davantage son attention. Elle s’attache même aux dernières, riant parfois, de son rire si gai, parfois très grave et dodelinant dignement de la tête :

— Veux-tu ma façon de penser ?… Il est délicieux, notre filleul ! Mais, se reprend-elle tout à coup, qu’est-ce que je dis, notre filleul ! C’est notre amoureux qu’il faut dire.

— Hélas ! pense Nise.

— Et moi qui, sottement, croyais à une amusette, à un flirt sans conséquence ? Mais, Nise, c’est donc sérieux ?

— Trop sérieux, Liette. Je ne sais plus comment faire. Tu dois comprendre mon embarras.

Liette réfléchit. Elle ne réfléchit pas souvent, mais ses méditations lui réussissent presque toujours.

— Oui, convient-elle. Peut-être n’aurais-je pas dû te passer la main. Il est temps, grand temps d’aviser.

Ce préambule ne rassure pas précisément Denise, mais Liette, elle, est pleine de confiance en soi.

— Ne te tourmente pas, va ! dit-elle, d’un petit ton protecteur. Tout s’arrangera : je vais y mettre bon ordre. Une réponse tapée. Sur brouillon, s’entend, à cause de l’écriture. Tu recopieras. Et, puisqu’il réclame mon portrait, à cor et à cri, eh bien, soit, je le lui bombarde ! Que veux-tu ? Il m’envoie le sien. Donnant, donnant, c’est bien son droit. Justement, j’ai une assez bonne épreuve qui a été prise le jour de notre fête de charité. Il ne s’en plaindra pas ou alors c’est qu’il est bien difficile. Tu mettras, en manière d’hommage : « À mon cher Robert. — Lovingly ».

Voilà bien ce que craignait Denise. Avec Liette, c’est tout l’un ou tout l’autre, l’indifférence ou l’emballement : il n’y a pas de milieu.

— Ne crains-tu pas… ?

— Quoi ?

— Mais… que ce soit excessif ?

— Excessif ! quelle idée, Nise ? Je lui plais, il me plaît, il s’est déclaré : pourquoi tant de façons entre nous ? Si tu crois que papa et maman seront fâchés ! Notre dot n’est pas si lourde vingt malheureux billets de mille ! Et c’est un riche parti qui s’offre là, un parti inespéré. Songe, chérie, ces officiers anglais, mais ce sont tous fils de famille et cousus de bank-notes ! Et quelle éducation ! Quelle distinction ! Quelle élégance ! Robert surtout. Puis, il sait le français et il l’écrit presque aussi bien que moi. Il n’a pas de mal, du reste. Les lettres n’ont jamais été mon fort, dit gaiement Liette, enchantée de son jeu de mots.

Denise, elle, ne rit pas. Elle souffre du puéril verbiage de sa cadette, qui bâtit déjà force châteaux de cartes :

— Quand nous serons mariés, tu sais, je compte bien ne pas prendre racine en Angleterre. Tu viendras nous voir et nous retournerons souvent en France. J’aime tant les voyages ! Surtout par eau ! La mer ! Tu te rappelles l’été que papa nous a emmenées à Nice ? Cette Méditerranée, c’est si beau ! Enfoncé, Aiguebelette !… J’attendrai la fin de la guerre, par exemple. Nous vois-tu torpillés loin de la côte ? Sans doute, il y a les canots et les ceintures de sauvetage. Tout de même, je ne m’y fierais qu’à moitié.

Sur cette réflexion judicieuse, Liette se décide à prendre la plume. Pendant quelques minutes, elle la laisse courir et l’on n’entend plus que son léger grincement sur le papier. Nise attend, mal à l’aise, pleine d’inquiétude. Que sera-ce quand Liette, très fière de son improvisation, lui en donnera lecture ?

« Très cher Robert,

« Merci, mille et mille fois, pour votre portrait, qui est on ne peut mieux réussi. Denise l’admire comme moi et est d’avis qu’il ne pourrait être plus ressemblant, ni plus vivant. Aussi vais-je m’empresser de lui donner un joli cadre pour le mettre sur ma cheminée, avec ceux de papa et de maman.

« Votre aveu ne m’a pas fait moins plaisir. Je suis ravie de la bonne opinion que vous avez de moi et du sentiment que je vous inspire. Sentiment réciproque, rassurez-vous, très cher Robert. Si j’occupe une petite place dans votre cœur, croyez que vous en occupez une bien grande dans le mien.

« Il y a, il est vrai, nos familles. Mais je ne crois pas que nous ayons à craindre qu’elles contrarient nos projets. Ou je me trompe fort ou mes parents feront bon accueil à votre demande, quand vous jugerez convenable de leur écrire. Et ce que vous me dites des vôtres me fait bien augurer de leur sympathie. Il me semble que je m’entendrai facilement avec eux, et mon seul regret est de ne pas les connaître encore. Mais, comme vous le dites, très cher Robert, patience ! cela viendra ! Nous en reparlerons, n’est-ce pas ? Car je serais bien dupe et bien fâchée, si je ne vous revoyais pas avant peu et, de toute façon, bien avant la fin de la guerre. Il faut vous arranger pour revenir à Chambéry le plus tôt possible. Je vous montrerai la ville et les environs, et vous verrez que notre Savoie n’est pas indigne de votre Devonshire.

« C’est entendu ? À bientôt donc, très cher Robert, et le meilleur, le plus tendre souvenir de votre

« Liette. »

L’auteur commente d’un ton satisfait :

— Tu vois ? Pas plus sorcier que ça !… Toi, je sais bien, Nise. Ce n’est pas la même chose. Ton intérêt n’est pas en jeu. Alors, ces réponses-là te donnent trop de tintouin.

Une phalène entre par la fenêtre et stupidement tourbillonne autour de l’ampoule électrique. Liette se lève avec tant d’impétuosité pour la chasser qu’elle renverse sa chaise. Fracas ! Éclats de rire ! Et une voix sévère crie de la chambre à côté :

— Liette ? Est-ce fini, tout ce bruit ? Fais-moi le plaisir d’éteindre la lumière et de nous laisser reposer.

— Allons bon ! murmure Liette. Et, penchée à l’oreille de Denise : ce que j’ai hâte d’être mariée pour pouvoir me coucher à mon heure !… Enfin, je ne veux pas la contrarier, cette pauvre mère… Bonsoir, chérie. Tu penseras à mon affaire, dis ! Arrange-toi, il faut que la lettre parte, avec ma photo, par le premier courrier, demain matin.