Cyranette/07

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 59-63).

VII

Depuis quelque temps, Denise ne dort guère. Cette nuit surtout, le chagrin, la fièvre, je ne sais quel tourment moral et physique la tiennent implacablement éveillée, Elle se tourne entre ses draps, elle essaie de compter jusqu’à mille, de fixer, dans le noir, le bout de son nez, pour arriver hypnotiquement au sommeil. La pensée de Robert, qui l’aime en croyant aimer Juliette, mais qu’elle ne peut tirer de son erreur, ne lui permet pas de repos. À intervalles plus ou moins éloignés, les quarts, les demies, les coups de l’heure lui parviennent de diverses horloges de la ville. Elle rêve parfois tout éveillée ; et c’est comme un délire :

— Robert ! Robert ! ne me viendrez-vous pas en aide ! Dès votre première entrevue avec Juliette, vous l’avez jugée. Vous m’avez découverte ensuite à travers mes lettres. Si intelligent, si clairvoyant, comment ne comprenez-vous pas que nos deux natures sont incompatibles et que vous attribuez à l’une ce qui revient à l’autre ? Devinez-moi ! Écoutez mon cœur qui en appelle à votre cœur. Je suis l’âme que vous aimez. N’aimez plus que mon âme !…

Et ses larmes coulent, et ses soupirs finiraient par réveiller Liette, si Liette ne dormait à poings fermés.

Le matin, pâle, les yeux battus, Denise se fait peur quand elle se regarde dans la glace. Il lui faut, pour reprendre figure, se baigner les tempes à l’eau froide, puis à l’air vif qui descend de la montagne. Cela lui réussit si bien qu’elle trouve le courage de tenir la promesse faite à sa sœur. Se souvenant qu’il est des fidélités qui sont des trahisons, elle s’arrangera d’ailleurs pour que sa copie ne respecte que jusqu’à un certain point l’original, dont le ton et la tournure ne lui plaisent pas et ne plairaient certainement pas non plus à Robert. Ces phrases frivoles, ce ton léger et suffisant contrasteraient trop avec les belles lettres graves et affectueuses de l’officier et avec celles, si simples et si touchantes, où Denise n’a jamais mis que ce qu’elle a de meilleur. Et ce n’est pas ce qui lui coûte le plus, mais d’avoir à joindre à l’envoi le portrait de Liette. Encore a-t-elle eu soin également d’en modifier la dédicace au préalable.

L’inconscience de sa sœur torture la pauvre enfant qui se voit prise dans un engrenage où il lui faudra passer tout entière. Mais qui soupçonne son mal ! Qui donc y compatit ? À qui confier son cas et demander aide et conseil ? À M. le curé ? Oui, peut-être, car il est bon et compatissant. Pourquoi ne s’y résout-elle pas ? Craindrait-elle qu’il ne prît pas la chose au sérieux ?

Quoi qu’il en soit, les jours suivants, alors que son chagrin va empirant et qu’elle n’est plus toujours en mesure de le cacher, au point que M. et Mme Daliot commencent à s’inquiéter de sa mauvaise mine, de son peu d’appétit et de ses silences, Liette continuera de ne s’apercevoir de rien. Et comment s’apercevrait-elle de quelque chose ? Tout lui sourit, à elle ; tout lui réussit, et elle est tout à la joie de son triomphe. Elle a fait voir à ses parents la photo du lieutenant et, maintenant, elle se complaît à la montrer à ses amies et connaissances. On l’en complimente tellement. De l’avis unanime, l’officier est beau garçon et marque bien. M. le curé, lui-même, appelé à se prononcer, convient de la chose et que Mr. Robert Wellstone pourra faire un excellent mari.

— À quand vos noces ? demande-t-il à l’intéressée. Pour après la guerre, je présume ?

— Pourquoi pas aux calendes ? dit Liette.

— Tu es bien pressée de nous quitter, ma petite, fait observer Mme Daliot.

— Mais non, maman, puisque, tant que Robert ne sera pas libéré de ses obligations militaires, je compte rester à la maison.

— Mais, est-ce bien le moment de te marier ? Songes-y, ma petite : un combattant.

Liette semble contrariée :

— Je t’en prie, mère !

— Que veux-tu, Juliette, il faut penser à tout.

— Oui, sauf à ça… D’ailleurs, tous les soldats ne meurent pas à la guerre.

M. Daliot juge bon d’intervenir dans le débat :

— Et puis nous ne sommes pas si avancés. Avant de bâtir des châteaux en Espagne, ma fille, il sied d’attendre que ce jeune homme ait demandé officiellement ta main.

— Pouvait-il la demander sans m’avoir consultée d’abord ? rétorque Liette. Patience, va ! ce ne sera pas long.

De fait, à quelque temps de là, M. Daliot reçoit une lettre de l’officier. Et si ce n’est pas encore la « demande » annoncée par Liette avec tant d’assurance, c’en est évidemment le prologue, car Mr. Robert Wellstone explique qu’il compte obtenir une permission, qu’il doit passer par Chambéry pour se rendre en Angleterre, et qu’il serait heureux, à cette occasion, de présenter ses civilités à M. et à Mme Daliot. L’archiviste, se rendant à l’évidence, admet qu’il ne s’agit plus de temporiser et en confère avec sa femme :

— Se fiancer en pleine guerre, drôle d’idée ! Mais qu’y faire ? Si ce garçon aime Liette et qu’elle l’estime capable de la rendre heureuse, autant lui qu’un autre, après tout.

Tel est bien au fond l’avis de Mme Daliot et, la voyant à court d’objections, Liette exulte.

— Robert va venir ! Robert va venir ! s’exclame-t-elle en se précipitant au-devant de sa sœur qui rentre d’une course.

La nouvelle bouleverse Denise. Elle en reçoit un tel choc qu’il lui est impossible de ne pas accuser le coup.

— Qu’as-tu ? lui demande Liette surprise de ce désarroi.

— Mon rôle a été si ridicule ! dit la pauvre enfant. Jamais je n’oserai reparaître devant lui.

Liette se met à rire :

— Grande niaise ! Écoute ! J’ai réfléchi, moi, et j’ai trouvé une explication qui arrange tout. On lui dira que tu écrivais à ma place parce que je me voyais empêchée de tenir la plume. Ce ne sera que demi-mensonge puisque, comme par un fait exprès, je me suis coupé le pouce hier, ce qui me prive de l’usage de ma main. C’est même bien gênant pour me débarbouiller et me coiffer.

Denise ne trouve rien à répondre et va s’enfermer dans sa chambre. Elle n’en veut plus à cette écervelée de Liette — à quoi bon ? — mais elle ne peut s’empêcher de comparer leur sort respectif. Si chacune était servie selon son mérite, les rôles ne seraient-ils pas tout différents ? Quelle est la contribution réelle de Liette au sentiment de Robert ? Sans doute est-ce elle qui a fait le premier pas, et sa grâce ingénument provocante n’a pas été sans effet sur l’officier. Mais cet effet même était-il si favorable ? Robert, d’instinct, ne s’interdisait-il pas d’y céder ? Il se défiait de la sirène. Bien mieux : elle ne répondait nullement à son idéal. Les quinze premiers jours, n’hésitait-il pas à lui écrire et sa première carte n’était-elle pas comme un coup de sonde dans une âme énigmatique, troublante, où il cherchait le reflet de l’âme rêvée ? Pour le rassurer, il a fallu les lettres de Nise. Sans elle, qui s’est si bien acquittée de sa mission épistolaire, qui l’a tellement prise à cœur, que serait-il advenu d’un flirt voué, dès le début, à la méfiance et à l’indifférence ? Était-il viable seulement ? Après en avoir fait une amusette, Juliette s’en désintéressait. Et quand elle se fût montrée moins légère, quand elle se serait attachée à Robert, quand il lui eût inspiré de l’affection, comment, réduite à ses seuls moyens, eût-elle fait éclore l’amour dans le cœur d’un homme qui appréciait si franchement, si sévèrement même, son insignifiance et sa frivolité ?

« Vos lettres sont venues, toutes imprégnées de votre esprit, de votre âme et de votre cœur. Au travers d’elles, vous m’êtes apparue très différente du jugement que j’avais d’abord porté sur vous… » Qu’est-ce à dire, sinon que celle qu’il aimait n’était pas Liette, mais sa correspondante, sa vraie marraine, Nise, Nise qui ne lui écrivait rien qui ne vînt du cœur. ? C’est si clair, tellement probant qu’il faut toute la suffisance, toute la cécité morale de Liette pour ne pas s’en aviser et faire cesser le quiproquo.

Hélas, maintenant, il est trop tard ! Loin de rendre à Nise ce qui revient à Nise et de renoncer à Robert, Liette tient un langage nouveau et se montre positivement jalouse de ses « droits ». Elle exige les lettres de l’officier comme si c’était sa propriété exclusive. Elle les lit avant sa sœur, au lieu de lui laisser la mélancolique consolation d’en respirer le premier parfum. Et, sans rancune, sans colère, sans basse envie, Denise ne s’en ressent pas moins de ce bonheur qui s’épanouit à ses dépens.

Elle aime ! Et, qui mieux est, elle a réussi à se faire aimer. Mais l’aimé, mais l’amoureux, tout comme Liette, continue d’avoir un bandeau sur les yeux. Malheureuse Denise ! Elle n’est bien qu’une Cyranette, Et elle l’est à son corps défendant. Car l’abnégation est involontaire dans son cas. Elle ne se révolte pas, mais elle ne se résigne pas davantage. Si elle se sacrifie, c’est qu’elle ne peut faire autrement. Elle est comme ces pauvres filles qui prennent le voile et à qui il manque la vocation…