Cyranette/19

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 144-152).

X

Telles sont les premières impressions de la nouvelle Mrs Wellstone, là-bas, dans le home cher à Robert.

Rue Nézin, on ne s’en émeut pas outre mesure. Seule, Nise, experte à lire entre les lignes, craint que Liette ne soit pas faite pour s’adapter au sévère milieu d’Oak Grove. Certes, le deuil de son mari et le mariage de ses belles-sœurs tombent mal pour elle. Elle va se trouver bien esseulée dans ce vieux manoir perdu au fond de sa chênaie, et il est à redouter qu’elle ne s’y accommode guère de l’austère compagnie d’un vieillard que le chagrin consume et que fatiguent son babil, son rire trop gai, jusqu’à son désir de lui être agréable. Si jamais beau-père et belle-fille furent peu faits pour s’entendre, ce sont bien eux.

À ce vieillard désâmé, qui pleure sa femme et a déjà un pied dans la tombe, il faudrait une tout autre bru, une de ces douces créatures que leur patience, leur bonté, leurs vertus filiales et domestiques désignent pour les grands dévouements. Il faudrait une sainte et non un diablotin, une attentive et non une étournette, quelqu’un dont la réserve répondrait à ses silences, dont les attentions préviendraient ses désirs et qui, à force de soins discrets, par la lente persuasion d’une constance que rien ne rebute, arriverait à le réconcilier avec la vie ou tout au moins à lui rendre le courage d’en porter le faix. Et si, dans la situation de Liette, Denise eût pu remplir ce rôle de sœur de charité et y trouver satisfaction grâce à la reconnaissance de Robert, Liette, pour disposée qu’elle soit à bien faire, y est-elle suffisamment préparée ?

Mais qui se peut vanter d’être à sa place ici-bas ? Non plus que Liette, Denise n’est faite pour le rôle auquel elle se condamne et, en se vouant au célibat, ne va-t-elle pas anéantir le pur trésor d’amour qui gît en elle ? Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’on ne puisse aimer qu’une fois et qu’en aucun cas le cœur qui s’est donné ne puisse se reprendre ?

Dans l’ignorance où ils sont du secret de leur fille, M. et Mme Daliot ne songent même pas à se poser la question. Quand un parti se présentera pour elle, le parti auquel sa sœur a fait allusion, sa mère ne s’étonnera donc pas peu de son obstination à n’en pas vouloir entendre parler.

Le pis est que Mme Daliot, qui connaît de longue date la famille du jeune homme et qui le tient en haute estime, croyait avoir supérieurement manœuvré. Ne voulant pas forcer Denise, elle s’était ingéniée à préparer le terrain avant de se décider à lui demander :

— Eh bien, ma petite, que penses-tu de Bernard Lugon ?

Bernard Lugon ? L’ex-sergent Lugon ? Le fils du percepteur, ce brave garçon de qui, dès l’an dernier, Juliette disait tant de bien et qui, depuis lors, est rentré dans « ses foyers » comme « inapte définitif » ? Mon Dieu, Denise l’estime à sa valeur. Néanmoins, sous le coup de cette question au sens duquel il ne lui est pas permis de se méprendre, elle a eu un instinctif mouvement de surprise et de révolte.

Voilà donc pourquoi, depuis quelque temps, on ne jure plus que par les Lugon ? Pourquoi on les voit si souvent, pourquoi on les retient à dîner sans façon, à la fortune du pot, comme M. le curé ? Pourquoi, enfin, Bernard est si attentif, si empressé, lui qui passerait plutôt pour un sauvage ?

Jusque-là, elle ne s’était aperçue de rien, Nise. Tout ce manège lui avait complètement échappé. Bernard lui adressait-il la parole ? Elle répondait, mais si distraitement ! En vérité, s’il avait conclu de ses distractions que c’est lui qui la troublait et la rendait rêveuse, il était encore plus aveugle qu’elle !

— Bernard Lugon ? Mais je ne sais pas, moi ! a-t-elle balbutié.

— C’est que… je vais te dire, Denise, il est tout disposé à demander ta main.

— Qu’il s’en garde bien ! s’est-elle récriée avec une vivacité, une agitation extraordinaires.

— Aurais-tu un autre parti en vue, ma fille ? a interrogé, d’un ton légèrement caustique, Mme Daliot.

— Aucun.

— Tu m’étonnes… Voyons ! Bernard ne peut t’être antipathique ?

— Il m’est indifférent.

Mme Daliot, du coup, a jugé bon de jeter du lest.

— Soit ! C’est qu’il ne t’aura pas bien fait sa cour, ce garçon. Il est timide et donc assez emprunté. Dans l’ordinaire de la vie, tous les héros du front sont de même une gaucherie incroyable. Ai-je besoin de te dire que ce n’est pas là un signe d’infériorité morale ? Timide, qui l’est plus que toi ?

— Je t’en prie, maman, a supplié la jeune fille. N’insiste pas.

— Pourtant…

— Je n’ai pas envie de me marier. Ne suis-je pas bien avec papa et toi ?

— Mais, mon enfant, il faut songer à ton avenir !… Je ne prêche pas pour nous. La maison n’est déjà plus ce qu’elle était du temps de Liette et, quand tu seras partie à ton tour, nous y pousserons bien des soupirs, ton père et moi. Mais si les parents peuvent ressentir leur abandon, cet abandon est trop naturel pour qu’ils songent à s’y soustraire. C’est là un genre d’égoïsme qu’on ne leur connaît guère, Nise. Ne nous accorde donc pas plus que nous te demandons. Pourvu que tu sois bien établie, le reste importe peu.

— Tu disais que rien ne pressait, qu’il valait mieux attendre la fin de la guerre. Et maintenant…

— Oui, nous avons réfléchi. Ta cadette est mariée. Ton tour doit venir le plus tôt possible. Et Bernard Lugon…

— Jamais ! a coupé Nise.

— C’est ton dernier mot ?

— Oui, maman.

— N’en parlons plus.

Et, quelque déçue et embarrassée qu’elle puisse être, — car, ce pauvre Bernard, comment lui rapporter un refus si cassant ? — Mme Daliot n’en parle plus en effet. Mais son attention, maintenant, est en éveil.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment interpréter cette répugnance pour le mariage chez une jeune fille que tout destinait à faire une bonne épouse et une bonne mère ? Et — Mme Daliot en revient là, malgré les dénégations de Nise — si elle ne veut pas se marier, n’est-ce pas qu’elle ne peut se marier à son idée ? N’est-ce pas que son cœur est pris sans espoir, par l’un de ces amours impossibles qui, lorsqu’on leur est fidèle, nous condamnent aux amertumes et aux regrets stériles d’une vie manquée ? Mme Daliot le croirait assez, n’était qu’elle ne voit pas bien qui pourrait être l’objet d’une telle passion. Depuis 1914, on ne sort pas beaucoup et l’on ne reçoit pas davantage. Au moment des fiançailles de Liette, on a resserré quelques liens distendus par la guerre et c’est, ainsi que Mme Lugon et Mme Daliot en sont venues à envisager l’union éventuelle de leurs enfants. Mais c’est tout. En dehors de Bernard, nul jeune homme n’a pu approcher suffisamment Denise pour se faire aimer d’elle, serait-ce sans réciprocité.

Finalement, ne trouvant pas, Mme Daliot en appelle à son mari, qui se contente de hausser les épaules :

— Que vas-tu chercher là, ma pauvre Germaine ! Denise aimer ? Allons donc !

— Eh bien, explique-moi son cas, toi, gros malin !

— Il s’explique assez de lui-même. Tu te places dans l’absolu. Je m’en tiens, moi, au relatif. Autrement dit, elle n’est pas bien fixée, cette enfant. Aujourd’hui elle ne veut pas se marier. Demain, ce sera une autre chanson, j’espère. Souvent femme varie.

— Je n’ai jamais varié quant à moi, proteste assez vivement Mme Daliot. Et tu n’as pas été si fou de t’y fier.

— L’exception, ma femme, n’infirme jamais la règle, répond l’archiviste en l’embrassant. Ce que j’en disais ne s’applique pas à toi.

— Tu as de telles boutades aussi !

— Bon !

— Encore, si tu m’aidais à déchiffrer cette énigme ! se lamente Mme Daliot, qui y tient.

— Denise a été très souffrante l’été dernier. As-tu oublié la peur qu’elle nous a faite le jour où, en notre absence, elle a eu ce long évanouissement qui durait encore à notre retour ?

La lumière que Mme Daliot réclamait commence à se faire dans son esprit, quoique tout autrement que l’imagine l’archiviste. Et tandis que celui-ci lui rappelle l’espèce de langueur dont souffrait Nise, ses périodes de dépression et de surexcitation, son refus incompréhensible d’aller se soigner à la Bauche, les dernières écailles tombent des yeux de cette mère qui se remémore elle-même mille petits faits paradoxaux, dont l’explication lui avait toujours échappé, et qui, se souvenant notamment que sa fille lisait la lettre de Mme Bianca Bellovici quand cette effrayante syncope l’a terrassée, se dit, avec autant d’horreur que de consternation :

— C’était donc cela, mon Dieu ?

Elle ne fait part de rien à M. Daliot, qui n’y croirait pas. Y croit-elle bien elle-même ? C’est si invraisemblable, cette explication-là, si grave, si inadmissible pour la femme, la mère et la chrétienne qu’elle est !

Nise aimerait. Et qui, grand Dieu ? Le mari de sa sœur, son propre beau-frère !

Épouvantée, Mme Daliot se hâte de quitter son mari afin qu’il ne lui demande pas la cause de son désarroi. Mais l’archiviste pense sans doute à toute autre chose, car cette brusque sortie de sa femme n’a même pas le don de l’intriguer.

« Je vais voir M. le curé ! » s’est dit Mme Daliot.

Et elle monte à Maché comme y était montée Juliette quelques mois plus tôt, un après-midi, clandestinement. Dieu soit loué ! Agathe n’est pas là et c’est l’abbé Divoire en personne qui reçoit la pauvre femme.

Comme il fait chaud et que la gouvernante, partie en courses, ne doit pas rentrer tout de suite, on s’assied dans le jardin, sous le pêcher taillé en tonnelle. On y est un peu comme au confessionnal, et l’agitation de sa visiteuse avertit M. le curé qu’elle vient trouver le prêtre autant que l’ami.

— Qu’y a-t-il, Germaine ? Rien de fâcheux, J’espère ?

Mme Daliot se contient depuis trop longtemps. C’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle donne cours à ses larmes :

— Ah ! monsieur le curé !… monsieur le curé !…

— Voyons, voyons, répète-t-il, très inquiet. Liette va bien ?

— Il ne s’agit pas de Liette… C’est Denise qui… — j’étouffe, monsieur le curé, quelle honte ! — Je crois, je ne suis pas sûre, mais j’ai tout lieu de croire qu’elle aime Mr. Wellstone.

— Eh ! je le savais, répond l’abbé.

Mme Daliot n’en revient pas.

— Vous le saviez ?… Denise ?… car j’ai dit Denise, monsieur le curé, Denise, pas Liette !

— Oui, murmura le prêtre, et c’est un malheur, ma pauvre Germaine, mais qu’y faire ?

Avec accablement, Mme Daliot se penche sur son siège, le front entre les mains. Elle espérait du secours et voici que ce qu’elle entend achève de la désemparer.

— Alors, c’est vrai ? Je ne me trompais pas ? J’ai deviné juste ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! Et vous le saviez, et vous ne m’aviez rien dit, à moi, sa mère ? Et, maintenant encore, vous vous contentez de me dire qu’y faire ?

— Germaine, il faut vous calmer, mon enfant. Nous sommes ici pour avoir une explication. Ayons-la de sang-froid, si pénible soit-elle. Je ne vous ai rien dit parce que j’ai le respect de ce qui est respectable et que je ne sache pas que Denise ait rien à se reprocher en l’espèce.

— Comment, rien à se reprocher ? Une telle passion ! Vous l’excusez ? Mais c’est monstrueux !

— N’exagérons pas, Germaine. Et permettez-moi de vous dire que vous n’y êtes pas. Est-ce Denise qui vous a livré son secret ?

— Il n’aurait plus manqué que cela !

— C’est donc fortuitement que vous l’avez découvert ?

— Oui, tout à fait fortuitement. Pouvais-je supposer…

M. le curé l’arrête.

— Vous avez eu raison de venir me trouver, Germaine. Le mal n’est pas où vous le voyez. Le mal c’est que Mr. Wellstone ait épousé Liette au lieu d’épouser Nise. Et la coupable — si coupable il y a, car nous sommes faibles et nos défaillances ne doivent pas être jugées avec trop de rigueur — la coupable, Germaine, ce n’est pas Nise, ce n’est même pas Liette.

— Qui serait-ce alors ?

— Mais vous.

— Moi ? se récrie la pauvre femme.

— Si coupable il y a, vous ai-je dit. Parce que ?… Parce que vous avez été trop mère dans un cas et pas assez dans l’autre. Trop mère avec Juliette. Pas assez peut-être avec Nise… Ne vous excitez pas. Nous sommes ici pour nous entendre dire nos vérités. Et, en vous disant les vôtres, je n’ai pas l’intention de vous blesser, mon enfant, mais de vous montrer d’où est venu le mal qui a déjà fait une victime et qui, hélas, risque d’en faire d’autres, malgré l’ardeur de nos vœux pour le conjurer. Le mal, Germaine, est venu de votre extrême indulgence pour votre benjamine et, d’autre part, d’un défaut de pénétration qui ne vous a pas permis de lire dans le cœur de Nise, comme j’y ai lu moi-même, trop tardivement.

Toute bonne chrétienne qu’est Mme Daliot, il faut que ce soit l’abbé Divoire qui lui parle ainsi pour qu’elle l’écoute sans se fâcher, tant elle est convaincue d’être une mère juste et qui ne fait aucune différence entre ses enfants. Mais, le premier mouvement d’orgueil passé, il y a trop de bonne foi en elle, et elle a trop conscience de ce qu’il en coûte à ce vieil ami de lui dire si franchement sa façon de penser, pour qu’elle ne reconnaisse pas ce qui est. Et, si elle n’a pas péché sciemment, n’a-t-elle pu pécher par inadvertance ? Il ne l’accuse pas d’avoir sacrifié délibérément l’une de ses filles à l’autre. Ce serait inique parce qu’excessif. Il ne prétend même pas qu’elle aurait pu agir autrement qu’elle ne l’a fait. Il sait que la perfection n’est pas de ce monde. Il constate simplement que, s’il y a une coupable, la coupable n’est pas Denise. Denise, coupable ? Et de quoi donc, Seigneur ? De s’être effacée ? D’avoir laissé Liette circonvenir ce cœur d’homme qui, au fond, ne battait que pour elle, comme le sien ne battait que pour lui ?

— Et est-ce sa faute, à cette chère petite, si sa chair n’a pas toujours été aussi stoïque que son âme ? plaide éloquemment le bon prêtre. Est-ce sa faute si cet amour qu’elle a refoulé tout au fond d’elle lui arrache encore parfois un soupir ou une larme ?

— Non, convient Mme Daliot, émue au-delà de ce qui se peut exprimer, mais d’une tout autre émotion que précédemment… Ma pauvre petite ! Mon enfant, mon enfant ! Je ne t’ai pas comprise non plus, moi ta mère, qui te chéris pourtant à l’égal de Liette. Mais je vais t’en demander pardon. Et je ferai si bien…

— Vous ferez si bien, l’interrompt l’abbé Divoire, avec sa rude bonhomie, vous ferez si bien que, si vous ne voulez pas m’en croire, vous la rendrez dix fois plus malheureuse qu’elle n’est. Croyez-moi donc, Germaine. Tenez-vous tranquille. Ne lui laissez pas voir que vous avez surpris son secret. La résignation, je le sais, est venue pour elle. Ne rouvrez pas sa plaie. Laissez plutôt opérer le temps. C’est un grand médecin et, s’il n’est pas tout-puissant, nos prières aidant. Dieu fera le reste.