Cyranette/20
XI
Deux mois s’écoulent. Régulièrement, chaque semaine, Liette écrit à Nise qui lui répond poste pour poste. Faut-il que la jeune Mrs Wellstone ait des loisirs pour qu’elle se montre si assidue !
Elle en a, en effet, et plus qu’elle n’en souhaite. Elle ne le cache pas, ni qu’elle s’ennuie à Oak Grove. Elle s’y ennuie beaucoup. Elle s’y ennuie tellement que Nise, de plus en plus, a peur qu’il ne lui ait servi à rien de s’immoler et qu’au lieu de faire le bonheur de Robert et de Liette elle n’ait contribué qu’à faire leur infortune, comme la sienne.
Aussi respire-t-elle en recevant ces pages moins déprimantes où se retrouve la verve gamine d’une cadette qu’elle connaît :
« Hip ! hip ! hurrah !
« Je t’ai laissé entendre, ma chérie, que je manœuvrais de manière à envelopper Robert et à l’enlever de son poste de commandement, sur notre insipide front du Devonshire. Victoire ! L’opération, préparée avec soin, exécutée avec brio, a réussi parfaitement, comme dit le communiqué officiel. Nous avons quitté Oak Grove avant-hier, sitôt après la moisson, et nous n’y rentrerons qu’au début d’octobre.
« Ce n’est pas trop tôt, ma foi ! Je n’y tenais plus et je serais morte, s’il m’avait fallu y affronter l’hiver sans avoir pris d’abord un peu de bon temps. Ces quinze jours de villégiature à Brighton, plage select et dont quelques bombardements maritimes et aériens n’ont pu décourager les fervents, vont me permettre de rebondir.
« Je ne dis pas que je m’y amuse comme une petite folie, oh ! non. Les conventions, chérie ! Toujours ces assommantes conventions ! Il n’est pas d’usage… Il n’est pas convenable… Il n’est pas de bon ton… Voilà ce que j’entends sans cesse ici comme ailleurs. Croirais-tu qu’aux bains les gentlemen n’ont pas le droit de barboter avec les ladies ? Dans les plages françaises, il y a des bains mixtes, au moins, et s’il vous prend une crampe ou si une lame vous roule, votre mari est là pour vous porter secours. Tandis qu’à Brighton on ne peut compter que sur soi ou sur les maîtres-nageurs, des mercenaires qui, après tout, ne sont pas obligés de boire un coup en l’honneur d’une pauvre petite femme qui se noie.
« Mais ne déblatérons pas. Vérité en deçà de la Manche, erreur au delà, comme dirait Mlle Adélaïde. Et si je ne suis pas précisément à la fête, je ne m’embête pas comme à Oak Grove, Dieu merci ! Ces derniers temps surtout, ce n’était plus tenable. Je ne sais ce que mon pauvre beau-père peut bien avoir contre moi, mais il me saute de moins en moins au cou, et l’on croirait que tout ce que je dis et tout ce que je fais pour l’amadouer n’aboutit qu’à le rendre plus coriace. Il est bien à plaindre d’avoir perdu Mrs Wellstone mère. Moi aussi, va ! Car j’en supporte les conséquences et ce n’est pas folichon !
« Il n’a pas voulu nous accompagner aux bains. En revanche, Gerty et Gladys nous y ont rejoints, avec leurs maris, deux officiers hors cadres qui ne retourneront plus au front. Ils sont bien gentils tous les quatre. Gladys me plaît. Elle a de beaux yeux, de belles dents, un très beau teint aux transparences de nacre, et elle serait tout à fait réussie, si elle n’avait les attaches un peu fortes. J’aime moins sa sœur, qui est plate et comme qui dirait hommasse. Ce n’est pas qu’elle soit pimbêche, Gerty, mais avec elle si l’on ne fait pas exactement ce que l’on doit faire, comme il faut le faire et au moment précis où il y a lieu de le faire, elle crie à l’abomination de la désolation. Moi, je n’ai pas été élevée dans une nursery. Les us et coutumes d’Angleterre ne me sont pas encore très familiers. Alors ce sont des « Don’t say so » et des « Don’t do it » à n’en plus finir, et des « Shocking ! », et des « Be correct, be careful, Djiouliette ! » (Gerty ne pourra jamais dire « Juliette » comme toi et moi).
« Son mari, le capitaine Sir Frank Townsbridge, magnifique échantillon de sportsman, tout en muscles et en os, est un grand champion de cricket. Il se proposait de m’apprendre les règles du jeu, mais Gerty prétend que j’ai passé l’âge de m’y mettre. Elle a pourtant deux ans de plus que moi, comme je le lui ai fait poliment observer. Au fait, c’est moi qui détiens le record de la juvénilité, Gladys même étant mon aînée de trois mois et six jours. Et trois mois et six jours, c’est quelque chose dans la vie d’une femme : je m’en suis aperçue à Sidmouth. Quant au lieutenant Simpson, « Dick » comme on l’appelle familièrement, son genre me conviendrait assez (en général les Anglais sont mieux que les Anglaises), sans la coupe de sa moustache coupée beaucoup trop ras. Cela lui fait sous le nez une espèce de brosse à dents qui ne lui va pas du tout. Il serait mieux franchement barbu ou complètement rasé. C’est ce que je disais, pas plus tard que ce matin, à sa femme, quand Gerty — de quoi se mêle-t-elle ? — m’a bellement rembarrée :
« — Aoh ! shocking ! Don’t say so, Djiouliette, it’s not ladylike !
« Enfin, à mon avis, il n’y a encore que Robert. Il a ses idées, lui aussi, et même ses marottes, mais il n’en fait pas un plat. Il vous souffle habilement votre rôle, vous reprend sans acrimonie, cherche à vous expliquer pourquoi on doit faire ainsi et non d’autre façon. Si je l’avais toujours près de moi, comme en ce moment, je n’aurais jamais le cafard. Lui non plus. Du moins, je le suppose, car les hommes, vois-tu, Nise, après le mariage, ce n’est pas tout à fait comme avant. Non, pas tout à fait, on s’en rend compte peu à peu, à des riens. Le fiancé se jetterait carrément au feu pour sa fiancée. Il se précipiterait sans hésiter dans n’importe quel abîme. Il se ferait couper en quatre sur un signe d’elle. Elle n’aurait qu’à lever le petit doigt pour qu’il aille au pôle nord, à Zanzibar ou en Patagonie, qu’il escalade l’Himalaya, qu’il vole de Sidmouth à Pékin en avion et de Pékin à Sidmouth en dirigeable. Pour un peu, il décrocherait la lune. Du moins, il l’affirme et l’on sent qu’il est de bonne foi. Le mari, c’est différent. Quand on lui suggère de vous emmener à Brighton, il ne dit pas « ne ! », mais Dieu sait ce qu’il faut user de diplomatie pour le décider à dire « yes ! » Pourtant, ce n’est pas la lune, Brighton, ce n’est même pas le pôle nord, et l’on s’y rase bien moins que dans le Devon.
« Mais ne récriminons pas, encore une fois. D’ailleurs, notre deuil a pris fin et je m’en félicite. À notre retour à Oak Grove, il est entendu que Robert m’introduira dans les salons de la gentry locale, et que j’aurai mon jour. Je me propose, en outre, de me rendre utile à mon nouveau pays, c’est-à-dire à l’Entente tout entière, en m’occupant d’œuvres charitables. À un moment donné, je songeais à m’enrôler dans le Women’s Royal Naval Service, le « Service naval féminin », où l’on peut remplir les fonctions de cuisinière ou de chauffeuse, de secrétaire ou de téléphoniste (ce qui est plus relevé) ou même d’officier (ce qui est réellement smart). Et j’aurais été fière de porter l’uniforme et de me soumettre à la discipline générale. Mais, primo : je n’ai pas le pied marin et, même dans les bureaux, il paraît qu’il faut l’avoir ; secundo, Robert n’a pas approuvé mon projet, parce que j’aurais dû vivre à Plymouth, où l’on est logé dans des baraques, aux frais de l’État. Donc. j’ai décidé de me rabattre sur le club local de l’Y.W.C.A. (Young Women’s Christian Association), en bon français l’Association chrétienne des jeunes femmes. Dans ce domaine, je serai on ne peut mieux à mon affaire. Il se prépare déjà de grandes « festivities » pour Christmas. J’y chanterai le Noël d’Augusta Holmes. Tu te rappelles quand nous l’apprenions au pensionnat, Nise, et combien l’air et les paroles nous en plaisaient ?
Trois anges sont venus ce soir
M’apporter de bien belles choses.
L’un d’eux avait un encensoir,
L’autre avait un chapeau de roses.
Et le troisième avait en main
Une robe toute fleurie
De pertes fines et de jasmin,
Comme en a madame Marie…
« N’est-ce pas délicieux, ma chérie ? Et le refrain, dis ? Qu’il est donc joli, musical, quasi séraphique !
Noël ! Noël !
Nous venons du Ciel
T’apporter ce que tu désires
Car le bon Dieu,
Au fond du ciel bleu.
Est chagrin lorsque tu soupires.
« Sur ce, good bye, ma bonne chérie ! Hier, au tennis, j’ai été prise sous une averse. Mais, ayant espoir de figurer dans la finale du championnat double-mixte (ladies et gentlemen), je n’ai pas voulu déclarer forfait et je suis restée là, sans prendre le temps de retourner me changer, bien que je fusse trempée comme une soupe. Il ne faisait pas chaud avec cela et, aujourd’hui, je tousse un peu. Ce n’est rien. L’essentiel, c’est d’avoir pu tenir assez bien ma raquette pour battre les Townsbridge que nous avions comme adversaires, Robert et moi. Gerty enrageait, mais moi j’ai bien ri. Et ce matin, comme le temps paraît remis, je ne tiens pas à manquer mon bain dont voici l’heure. Les bains, j’en raffole. Cela ne me rend pas malade comme le paquebot. Et, pressée par Gerty — la marée ne vous attendra pas, you know, Djioulette ! — je termine en t’embrassant bien tendrement, ainsi que papa, maman et M. le curé.
Écris-moi vite ici, au Victoria Hôtel.
Par malheur, la lettre suivante, qui se fait passablement attendre, détruit tout l’effet de ces lignes endiablées. Jamais la jeune Mrs Wellstone n’a eu d’accents si tristes. Le rire, çà et là, voudrait reparaître parmi les boutades mélancoliques de la déracinée. Il sonne faux comme certains airs de bravoure.
« Ne t’étonne pas du retard que je mets à te répondre, ma pauvre Denise. La faute en est à cet affreux guignon qui s’acharne contre nous et qui vient encore de bouleverser tous mes projets. Le lendemain même du jour où je prenais plaisir à te les exposer, ne recevions-nous pas une dépêche qui, toute villégiature cessante, nous obligeait de rallier immédiatement Sidmouth avec les Simpson et les Townsbridge ? C’était le médecin de la famille qui nous télégraphiait. Mon beau-père avait eu une attaque. Et nous sommes arrivés juste à temps pour recueillir son dernier soupir.
« J’ai beaucoup, beaucoup de chagrin de sa mort, ma chérie. Il avait repris connaissance à notre retour et il m’a reconnue quand, tout en larmes, je suis tombée à genoux, la tête contre son lit.
« — Vous êtes une bonne petite fille, Juliette, m’a-t-il dit de sa voix éteinte, en me caressant les cheveux de ses longs doigts jaunes et décharnés.
« Les sanglots m’étranglaient tellement que je n’ai rien pu répondre et que la bonne Gladys m’a emmenée pour que Gerty ne me fasse pas je ne sais quels reproches absurdes sur ma trop grande sensibilité.
« Nous savions bien que le pauvre homme n’en avait plus pour très longtemps à vivre et qu’il souhaitait ardemment rejoindre Mrs Wellstone. Tout de même, ça m’a prise à l’imprévu, cette fin presque subite, et je me demande si j’ai bien fait tout ce que je devais pour gagner son affection. Oui, sans doute, puisqu’il m’a dit que j’étais une bonne petite fille. Mais je ne croyais pas lui être si sympathique et je n’ai pas été maîtresse de mes nerfs en le retrouvant dans cet état. Il faut dire aussi que j’étais et suis encore toute patraque, ma pauvre chérie. L’émotion et la fatigue venant après ce maudit rhume que j’ai pincé au tennis m’ont mise bien bas moi-même. J’ai tenu bon jusqu’à l’enterrement, mais aussitôt après la fièvre m’alitait et ce pauvre Robert, si cruellement frappé dans ce qu’il a de plus cher, a dû tout quitter, sœurs et beaux-frères, pour s’installer à mon chevet.
« Gerty n’a pas été très gentille, tu sais. Je veux bien être bonne et je le suis toujours quand on l’est pour moi. Mais je n’admets pas qu’on s’immisce dans mes affaires, ni qu’on me marche sur les pieds. Or, pendant les tristes jours que nous venions de passer ensemble, elle m’avait déjà bien énervée, Gerty, et j’avais dû me gendarmer contre sa prétention de tout régenter à Oak Grove, maison et personnel. Elle est mon ainée, c’est vrai. Mais elle est la cadette de Robert et, en Angleterre, c’est toujours le fils qui remplace le père et qui recueille la majeure partie de sa succession. Ici, je suis donc bien chez moi. S’il y a une maîtresse, ce n’est pas Gerty, mais Mrs Wellstone junior. Je me suis trouvée dans la pénible nécessité de le lui dire et je le lui ai dit tout net, malgré ses « shocking ! » et ses « Don’t say so, Djiouliette ! ».
« Que veux-tu, Denise ? J’ai eu assez à faire pour établir mon autorité sur des domestiques qui ne m’ont pas vue, d’un très bon œil, succéder à la vieille Mrs Wellstone. N’ai-je pas dû en menacer un ou deux de renvoi avant de leur faire comprendre que je ne badinerais pas sur ce chapitre, et que la foreigner, « l’étrangère », comme ils m’appelaient entre eux, avait droit à leur respect ? Ils sont très fiers de leur nationalité, ces domestiques anglais, très imbus de leur importance sociale, très persuadés qu’en dehors du Royaume-Uni, il n’est rien qui vaille ici-bas. Gerty, dans son genre, a un peu de cette mentalité-là. Pour elle comme pour eux, il n’y a que l’Angleterre qui compte. Il n’y a qu’une Anglaise qui soit capable de tenir un home et de commander aux gens. Pouvais-je, par ma soumission, la confirmer dans cette erreur ? Je ne l’ai pas cru.
« Française j’étais, Française je reste. Et je n’ai pas à rougir de mon extraction, Robert se charge de l’apprendre à ceux qui l’ignoreraient. Je ne lui ai parlé de rien, parce que je ne suis pas une cafarde et, de son côté, cette vilaine Gerty s’est bien gardée de le prendre pour arbitre. Mais elle aurait mérité une petite leçon et qu’il la remit vertement à sa place. Elle ne serait pas venue ensuite me gronder pour l’imprudence qu’il paraît que j’ai faite en continuant de prendre des bains au lieu de soigner mon rhume. Des bains ! Toujours ses exagérations ! Car je n’en ai pris qu’un après avoir eu froid au tennis et ce n’est sûrement pas ça qui a pu me faire mal. Si ma toux s’est aggravée et si la fièvre s’en est mêlée, c’est bien plutôt à cause du voyage, du chagrin et du mécontentement.
« Le médecin, qui revient me voir chaque jour, ne m’a pas dit ce que j’avais. Il ne l’a dit qu’à Robert, devant moi il est vrai, mais en anglais (et, en anglais, les termes de médecine, je n’y entends goutte). Mais si, d’après mon cher mari, ce n’est pas grave, ç’aurait pu l’être d’après Gerty qui a l’air de penser que je ne l’ai pas volé et qu’une autre fois je ne recommencerai plus. En ce cas, elle s’abuse étrangement, Gerty. Je recommencerai si je veux et ce n’est ni elle, ni ses rappels à l’ordre qui m’en retiendront. L’ennui est que la saison des bains est passée et que, même moins souffrante, je ne retournerai pas à Brighton, clouée ici par notre nouveau deuil et par le temps qui est affreux.
« Ah, Nise, nous qui, en Savoie, avons de si beaux automnes, si clairs, si ensoleillés ; dont les hivers mêmes, une fois les neiges tombées, sont si secs et si propices au skating ou au toboggan, quel changement quand, de ma chambre où je suis encore consignée pour je ne sais combien de jours, de semaines ou de mois, j’entrevois, à travers des baies sinistres — nos fenêtres sont à guillotine et jouent comme des couperets — ce pan de ciel morne ouvert sur nos têtes comme une écluse ?
« La pluie ne cesse de jour ni de nuit. Elle a commencé au lendemain de l’enterrement et dure encore à l’heure que je t’écris. Eh bien, ils doivent être jolis, les ruisseaux de Robert ! Elles peuvent s’en payer, des cabrioles, ses truites ! Et ce serait tout à fait le moment de nous rendre bras dessus, bras dessous, lui et moi, par les sentes discrètes, au petit oratoire caché sous la charmille comme un nid du bon Dieu !
« Au moins, chez nous, ma Nise, quand il pleut, on en est quitte pour une bonne averse, comme la fois où nous étions allés sans toi à Aiguebelette et au col du Crucifix. L’orage arrive. Gare là-dessous ! On se met à l’abri dans un bouchon quelconque. Le vent se lève. Les nuages déguerpissent. Coucou ! c’est fini. Tandis que dans le Devon, quand on croit que c’est fini, ça recommence et quand ça recommence, ah ! ma chère, ce n’est pas fini !
« Mais, vas-tu dire, ça doit avoir son charme à la veillée. Oui, à condition d’être bien portante et en nombreuse et agréable société. Alors, dans l’intervalle des chants et des jeux, entre les soupirs attendris des vieux, il se peut que l’on aime prêter l’oreille aux hurlements de l’ouragan et à la tambourinade sonore des cataractes célestes se déversant généreusement sur le toit. Il se peut… Il se peut… Et je ne conteste pas qu’à l’occasion j’y serais sensible, à ce drôle de charme-là. Mais les grandes eaux du matin au soir et du soir au matin : un ciel funèbre et pleurard qui ne se lasse pas de doucher vos ardoises et vos vitres, de faire gargouiller vos gouttières et sangloter vos citernes ; les giboulées succédant aux bourrasques et les bourrasques aux giboulées ; et n’avoir devant soi, pour tout reposoir, en premier plan, que les pelouses et les corbeilles d’un jardin à l’anglaise (qui tourne à l’aquarium) et, dans le recul, qu’une immense allée où s’égouttent les têtes échevelées de vieux chênes qui, telles les sœurs Plumet, se déplument un peu plus chaque jour, avoue, ma pauvre chérie, que cet ensemble n’a rien de folâtre lorsqu’on quinte comme un asthmatique et qu’affaissée sur une immense bergère, devant les immenses baies d’une des plus immenses chambres d’un vieil et grand manoir, on évoque malgré soi les harmonieux horizons du pays natal, ses ciels si purs, ses monts si pittoresques, ses lacs qui ne débordent pas ; et que, d’autre part, on songe qu’il va falloir renoncer aux petites distractions que l’on s’était promises et à ces festivities de Christmas où l’on devait chanter un si gentil « Noël » !
« Que n’es-tu près de moi ! C’est égoïste, le cri qui m’échappe là ! Mais toi, Nise, tu te plais partout. Un rien t’occupe et te distrait. Et tu me serais d’un autre recours que Gerty et même que Gladys pour me changer les idées. Au reste Gerty et Gladys sont sur le point de partir. Le capitaine Townsbridge et le lieutenant Simpson ayant été rappelés à leurs postes respectifs, il leur tarde de les rejoindre. Tout le monde s’ennuie à Oak Grove. Il n’y a que Robert pour s’y plaire. Mais, lui, il n’est pas comme tout le monde. Il s’occupe, d’abord. Puis, tout comme toi, il adore la lecture. Enfin, il est poète pour de bon et fait des vers à ses moments perdus, ce que je ne savais pas. Depuis que je le sais, il m’en récite quelquefois. Seulement, ce sont des vers anglais et il n’y a rien de plus difficile à comprendre que ces vers-là, quand ils ont ce que tu appellerais une certaine tenue littéraire. Moi je ne m’y connais pas énormément. Ce doit être très noble, très supérieur à la moyenne, très beau. Rien que le rythme m’en berce comme une musique ; mais, à la vérité, je n’en saisis qu’imparfaitement le sens qui s’applique, je crois, à l’amour et à la mort.
« L’Amour ! La Mort ! Pourquoi, en français, les deux mots sonnent-ils presque de même et pourquoi les rapprocher sans cesse, comme s’ils ne pouvaient aller l’un sans l’autre ? Les poètes tiennent donc bien à ce que l’on meure d’amour ?
« Je divague, ma pauvre chérie. Voilà où nous mènent les imprudences, n’est-ce pas, dear Gerty ? Ça, c’est juste. Et, puisque rhume il y a, qu’est-ce que je prends pour le mien, ô Nise !… »