Cyrano de Bergerac (Rostand)/Acte II
DEUXIÈME ACTE
La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Arbre-Sec qu’on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l’aube.
À gauche, premier plan, comptoir surmonté d’un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites.
À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l’intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c’est un réduit où l’on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l’escalier, semble mener à d’autres petites salles analogues.
Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l’on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre de gibier.
Les fours, dans l’ombre, sous l’escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident. Des jambons pendent. C’est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d’énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces, foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d’osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours.
Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D’autres entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau ; il écrit.
Scène première
Fruits en nougat !
Flan !
Paon !
Roinsoles !
Bœuf en daube !
Sur les cuivres, déjà, glisse l’argent de l’aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L’heure du luth viendra, — c’est l’heure du fourneau !
Vous, veuillez m’allonger cette sauce, elle est courte !
De combien ?
De trois pieds.
Hein !
La tarte !
La tourte !
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N’aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
Vous avez mal placé la fente de ces miches :
Au milieu la césure, — entre les hémistiches !
À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit…
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !
Maître, en pensant à vous, dans le four, j’ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l’espère.
Une lyre !
En pâte de brioche.
Avec des fruits confits !
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.
Va boire à ma santé !
(Apercevant Lise qui entre.)
Chut ! ma femme ! Circule,
Et cache cet argent !
(À Lise, lui montrant la lyre d’un air gêné.)
C’est beau ?
C’est ridicule !
Des sacs ?… Bon. Merci.
Ciel ! Mes livres vénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes…
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
Et n’ai-je pas le droit d’utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !
Fourmi !… n’insulte pas ces divines cigales !
Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m’appeliez pas bacchante, — ni fourmi !
Avec des vers, faire cela !
Pas autre chose.
Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?
Scène II
Vous désirez, petits ?
Trois pâtés.
Là, bien roux…
Et bien chauds.
S’il vous plaît, enveloppez-les-nous ?
Hélas ! un de mes sacs !
Que je les enveloppe ?…
« Tel Ulysses, le jour qu’il quitta Pénélope… »
Pas celui-ci !…
« Le blond Phœbus… » Pas celui-là !
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
Voilà, voilà, voilà !
Le sonnet à Philis !… mais c’est dur tout de même !
C’est heureux qu’il se soit décidé !
Nicodème !
Pst !… Petits !… Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
« Philis !… » Sur ce doux nom, une tache de beurre !…
« Philis !… »
Scène III
Quelle heure est-il ?
Six heures.
Dans une heure !
Bravo ? J’ai vu…
Quoi donc !
Votre combat !…
Lequel ?
Celui de l’Hôtel de Bourgogne !
Ah !… Le duel !…
Oui, le duel en vers !…
Il en a plein la bouche !
Allons ! tant mieux !
« À la fin de l’envoi, je touche !…
À la fin de l’envoi, je touche !… » Que c’est beau !
« À la fin de l’envoi… »
Quelle heure, Ragueneau ?
Six heures cinq !… « … Je touche ! »
… Oh ! faire une ballade
Qu’avez-vous à la main ?
Rien. Une estafilade.
Courûtes-vous quelque péril ?
Aucun péril.
Je crois que vous mentez !
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
J’attends ici quelqu’un. Si ce n’est pas sous l’orme,
Vous nous laisserez seuls.
C’est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir…
Pour leur premier repas.
Tu les éloigneras quand je te ferai signe…
L’heure ?
Six heures dix.
Une plume ?…
De cygne.
Salut !
(Lise remonte vivement vers lui.)
Qu’est-ce ?
Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, — à ce qu’il dit !…
Chut !… Écrire, — plier, —
Lui donner, — me sauver…
Lâche !… Mais que je meure,
Si j’ose lui parler, lui dire un seul mot…
L’heure ?
Six et quart !…
…un seul mot de tous ceux que j’ai là !
Tandis qu’en écrivant…
(Il reprend la plume.)
Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.
Scène IV
Les voici vos crottés !
Confrère !…
Cher confrère !
Aigle des pâtissiers !
Ça sent bon dans votre aire.
Ô Phœbus-Rôtisseur !
Apollon maître-queux !…
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !…
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle !…
Ouverts à coups d’épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
Huit ?… Tiens, je croyais sept.
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?
Moi ?… Non !
Et vous ?
Peut-être !
Je vous aime…
Un seul homme, assurait-on, sut mettre
Toute une bande en fuite !…
Oh ! c’était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !…
…vos yeux…
On trouvait des chapeaux jusqu’au quai des Orfèvres !
Sapristi ! ce dut être féroce…
…vos lèvres…
Un terrible géant, l’auteur de ces exploits !
…Et je m’évanouis de peur quand je vous vois.
Qu’as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?
…qui vous aime…
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
J’ai mis une recette en vers.
Oyons ces vers !
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
Ce pain d’épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d’angélique !
Nous écoutons.
Ce chou bave sa crème. Il rit.
Pour la première fois la Lyre me nourrit !
Une recette en vers…
Tu déjeunes ?
Tu dînes !
Battez, pour qu’ils soient mousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d’amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D’un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !
Exquis ! Délicieux !
Homph !
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s’empiffrent ?
Je le vois…
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j’ai
Tout en laissant manger ceux qui n’ont pas mangé ?
Toi tu me plais !…
Hé là, Lise ?
Ce capitaine…
Vous assiège ?
Oh ! mes yeux, d’une œillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
Mais…
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.
Mais…
À bon entendeur…
Vraiment, vous m’étonnez !…
Répondez… sur son nez…
Sur son nez… sur son nez…
Pst !…
Nous serons bien mieux par là…
Pst ! pst !…
Pour lire
Des vers…
Mais les gâteaux !…
Emportons-les !
Scène V
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu’il y a
Le moindre espoir !…
Entrez !…
Vous, deux mots, duègna !
Quatre.
Êtes-vous gourmande ?
À m’en rendre malade.
Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade…
Heu !…
…que je vous remplis de darioles.
Hou !
Aimez-vous le gâteau qu’on nomme petit chou ?
Monsieur, j’en fais état, lorsqu’il est à la crème.
J’en plonge six pour vous dans le sein d’un poème
De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
— Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?
J’en suis férue !
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.
Mais…
Et ne revenez qu’après avoir fini !
Scène VI
Que l’instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire
Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?…
Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,
C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi…
De Guiche ?
Cherchait à m’imposer… comme mari…
Postiche ?
Je me suis donc battu, madame, et c’est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.
Puis… je voulais… Mais pour l’aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le… presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc — près du lac !…
Oui… Vous veniez tous les étés à Bergerac !…
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées…
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !
C’était le temps des jeux…
Des mûrons aigrelets…
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !…
Roxane, en jupons courts, s’appelait Madeleine…
J’étais jolie, alors ?
Vous n’étiez pas vilaine.
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez ! — Alors, jouant à la maman,
Je disais d’une voix qui tâchait d’être dure :
« Qu’est-ce que c’est encor que cette égratignure ? »
Oh ! C’est trop fort ! Et celle-ci !
Non ! montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! — Où t’es-tu fait cela ?
En jouant, du côté de la porte de Nesle.
Donnez !
Si gentiment ! Si gaiement maternelle !
Et, dites-moi, — pendant que j’ôte un peu le sang, —
Ils étaient contre vous ?
Oh ! pas tout à fait cent.
Racontez !
Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
Que vous n’osiez tantôt me dire…
À présent j’ose,
Car le passé m’encouragea de son parfum !
Oui, j’ose maintenant. Voilà. J’aime quelqu’un.
Ah !…
Qui ne le sait pas d’ailleurs.
Ah !…
Pas encore.
Ah !…
Mais qui va bientôt le savoir, s’il l’ignore.
Ah !…
Un pauvre garçon qui jusqu’ici m’aima
Timidement, de loin, sans oser le dire…
Ah !…
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. —
Mais moi j’ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.
Ah !…
Et figurez-vous, tenez, que, justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !
Ah !…
Puisqu’il est cadet dans votre compagnie !
Ah !…
Il a sur son front de l’esprit, du génie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau…
Beau !
Quoi ? Qu’avez-vous ?
Moi, rien… c’est… c’est…
C’est ce bobo.
Enfin, je l’aime. Il faut d’ailleurs que je vous die
Que je ne l’ai jamais vu qu’à la Comédie…
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?
Nos yeux seuls.
Mais comment savez-vous, alors ?
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause… Des bavardes
M’ont renseignée…
Il est cadet ?
Cadet aux gardes.
Son nom ?
Baron Christian de Neuvillette.
Hein ?…
Il n’est pas aux cadets.
Si, depuis ce matin
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.
Vite,
Vite, on lance son cœur !… Mais ma pauvre petite…
J’ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !
Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
… Ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que beau langage,
Bel esprit, — si c’était un profane, un sauvage.
Non, il a les cheveux d’un héros de d’Urfé !
S’il était aussi maldisant que bien coiffé !
Non, tous les mots qu’il dit sont fins, je le devine !
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
— Mais si c’était un sot !…
Eh bien ! j’en mourrais, là !
Vous m’avez fait venir pour me dire cela ?
Je n’en sens pas très bien l’utilité, madame.
Ah, c’est que quelqu’un hier m’a mis la mort dans l’âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie…
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l’être ?
C’est ce qu’on vous a dit ?
Et vous pensez si j’ai
Tremblé pour lui !
Non sans raison !
Mais j’ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, —
J’ai songé : s’il voulait, lui, que tous ils craindront…
C’est bien, je défendrai votre petit baron.
Oh, n’est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J’ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.
Oui, oui.
Vous serez son ami ?
Je le serai.
Et jamais il n’aura de duel ?
C’est juré.
Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m’en aille.
Mais vous ne m’avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !…
— Dites-lui qu’il m’écrive.
Oh ! je vous aime !
Oui, oui.
Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. — Nous sommes
De grands amis !
Oui, oui.
Qu’il m’écrive ! — Cent hommes ! —
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !
Oh ! j’ai fait mieux depuis.
Scène VII
Peut-on rentrer ?
Oui…
Le voilà !
Mon capitaine…
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !…
Mais…
Viens ! on veut te voir !
Non !
Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir.
Je…
Le héros refuse. Il est d’humeur bourrue !
Ah ! Sandious !
Les voici qui traversent la rue !…
Mille dious ! — Capdedious ! — Mordious ! — Pocapdedious !
Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne !
Tous !
Bravo !
Baron !
Vivat !
Baron !
Que je t’embrasse !
Baron !…
Embrassons-le !
Baron… baron… de grâce…
Vous êtes tous barons, messieurs ?
Tous ?
Le sont-ils ?…
On ferait une tour rien qu’avec nos tortils !
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite…
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…
Si !
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
Et Roxane ?
Tais toi !
Cyrano !…
Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C’est magnifique !
Mon ami… mon ami…
Je n’avais pas hier
Tant d’amis !…
Le succès !
Si tu savais, mon cher…
Si tu ?… Tu ?… Qu’est-ce donc qu’ensemble nous gardâmes ?
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse…
Et vous d’abord, à moi,
Qui vous présentera ?
Mais qu’as-tu donc ?
Tais-toi !
Puis-je avoir des détails sur ?…
Non.
C’est Théophraste
Renaudot ! l’inventeur de la gazette.
Baste !
Cette feuille où l’on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d’avenir !
Monsieur…
Encor !
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom…
Monsieur…
Assez !
Monsieur de Guiche !
Vient de la part du maréchal de Gassion !
… Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.
Bravo !…
Le maréchal s’y connaît en bravoure.
Il n’aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N’avaient pu lui jurer l’avoir vu.
De nos yeux.
Mais…
Tais-toi !
Tu parais souffrir !
Devant ce monde ?…
Moi souffrir ?… Tu vas voir !
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. — Vous servez chez ces fous
De Gascons, n’est-ce pas ?
Aux cadets, oui.
Chez nous !
Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?…
Cyrano !
Capitaine ?
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s’il vous plaît.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Ce sont les cadets de Gascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux :
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, — coiffés d’un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous ! —
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux ;
De gloire, leur âme est ivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l’on cogne
Ils se donnent des rendez-vous…
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plus doux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Ô femme, adorable carogne,
Voici les cadets de Gascogne !
Que le vieil époux se renfrogne :
Sonnez, clairons ! chantez, coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !
Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.
— Voulez-vous être à moi ?
Non, Monsieur, à personne.
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.
Grand Dieu !
Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !
Portez-les-lui.
Vraiment…
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers…
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu’on y peut changer une virgule.
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !
Vous êtes fier.
Vraiment, vous l’avez remarqué ?
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !…
Des dépouilles opimes !
Ah ! Ah ! Ah !
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd’hui.
Sait-on qui c’est ?
C’est moi.
Je les avais chargés de châtier, — besogne
Qu’on ne fait pas soi-même, — un rimailleur ivrogne.
Que faut-il qu’on en fasse ? Ils sont gras… Un salmis ?
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
Vous, Monsieur !…
Les porteurs de monseigneur le comte
De Guiche !
… Avez-vous lu Don Quichot ?
Je l’ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.
Veuillez donc méditer alors…
Voici la chaise.
Sur le chapitre des moulins !
Chapitre treize.
Car lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…
J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?
Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !…
Ou bien dans les étoiles !
Scène VIII
Messieurs… Messieurs… Messieurs…
Ah ! dans quels jolis draps…
Oh ! toi ! tu vas grogner !
Enfin, tu conviendras
Qu’assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.
Hé bien oui, j’exagère !
Ah !
Mais pour le principe, et pour l’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, — ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D’une bouche empruntée au derrière des poules !
J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !
Quelle aberration !
Eh bien ! oui, c’est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
— Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine :
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon :
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !
Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas,
Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !
Tais-toi !
Scène IX
Hé ! Cyrano !
(Cyrano se retourne.)
Le récit ?
Tout à l’heure !
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s’arrête devant la table où est Christian.)
pour ce timide apprentif !
Apprentif ?
Oui, septentrional maladif !
Maladif ?
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose :
C’est qu’il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l’hôtel d’un pendu !
Qu’est-ce ?
Regardez-moi !
M’avez-vous entendu ?
Ah ! c’est le…
Chut !… jamais ce mot ne se profère !
Ou c’est à lui, là-bas, que l’on aurait affaire !
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez !
On ne peut faire, sans défuncter avant l’âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
Et tirer son mouchoir, c’est tirer son linceul !
Capitaine !
Monsieur ?
Que fait-on quand on trouve
Des méridionaux trop vantards ?…
On leur prouve
Qu’on peut être du Nord et courageux.
Merci.
Maintenant, ton récit !
Son récit !
Mon récit ?…
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S’étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d’argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n’étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n’y voyait pas plus loin…
Que son nez.
Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
C’est un homme
Arrivé ce matin.
Ce matin ?
Il se nomme
Le baron de Neuvil…
Ah ! c’est bien…
Je…
Très bien…
Je disais donc…
Mordious !…
que l’on n’y voyait rien.
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m’aurait sûrement…
Dans le nez…
Une dent, —
Qui m’aurait une dent… et qu’en somme, imprudent,
J’allais fourrer…
Le nez…
Le doigt… entre l’écorce
Et l’arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner…
Sur le nez…
Sur les doigts.
— Mais j’ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l’ombre, quelqu’un me porte…
Une nasarde.
Je la pare et soudain me trouve…
Nez à nez…
Ventre-Saint-Gris !
avec cent braillards avinés
Qui puaient…
À plein nez…
L’oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé…
Nez au vent !
Et je charge !
J’en estomaque deux ! J’en empale un tout vif !
Quelqu’un m’ajuste : Paf ! et je riposte…
Pif !
Tonnerre ! Sortez tous !
C’est le réveil du tigre !
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !
Bigre !
On va le retrouver en hachis !
En hachis ?
Dans un de vos pâtés !
Je sens que je blanchis,
Et que je m’amollis comme une serviette !
Sortons !
Il n’en va pas laisser une miette !
Ce qui va se passer ici, j’en meurs d’effroi !
Quelque chose d’épouvantable !
Scène X
Embrasse-moi !
Monsieur…
Brave.
Ah çà ! mais !…
Très brave. Je préfère.
Me direz-vous ?…
Embrasse-moi. Je suis son frère.
De qui ?
Mais d’elle !
Hein ?…
Mais de Roxane !
Ciel !
Vous, son frère ?
Ou tout comme : un cousin fraternel.
Elle vous a ?…
Tout dit !
M’aime-t-elle ?
Peut-être !
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain.
Pardonnez-moi…
C’est vrai qu’il est beau, le gredin !
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
Mais tous ces nez que vous m’avez…
Je les retire !
Roxane attend ce soir une lettre…
Hélas !
Quoi !
C’est me perdre que de cesser de rester coi !
Comment ?
Las ! je suis sot à m’en tuer de honte.
Mais non, tu ne l’es pas puisque tu t’en rends compte.
D’ailleurs, tu ne m’as pas attaqué comme un sot.
Bah ! on trouve des mots quand on monte à l’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés…
Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?
Non ! car je suis de ceux, — je le sais… et je tremble ! —
Qui ne savent parler d’amour…
Tiens !… Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !
Être un joli petit mousquetaire qui passe !
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
Il me faudrait de l’éloquence !
Je t’en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en :
Et faisons à nous deux un héros de roman !
Quoi ?
Te sens-tu de force à répéter les choses
Que chaque jour je t’apprendrai ?…
Tu me proposes ?…
Roxane n’aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle !…
Mais, Cyrano !…
Christian, veux-tu ?
Tu me fais peur !
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions — et bientôt tu l’embrases ! —
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?…
Tes yeux brillent !…
Veux-tu ?…
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?…
Cela…
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
Mais la lettre qu’il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais…
Tiens, la voilà, ta lettre !
Comment ?
Hormis l’adresse, il n’y manque plus rien.
Je…
Tu peux l’envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.
Vous aviez ?…
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris… de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amantes n’ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d’un nom !…
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes :
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre — prends ! —
D’autant plus éloquent que j’étais moins sincère !
— Prends donc, et finissons !
N’est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?
Elle ira comme un gant !
Mais…
La crédulité de l’amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c’est écrit pour elle !
Ah ! mon ami !
Scène XI
Plus rien… Un silence de mort…
Je n’ose regarder…
Hein ?
Ah !… Oh !…
C’est trop fort !
Ouais ?…
Notre démon est doux comme un apôtre !
Quand sur une narine on le frappe, — il tend l’autre ?
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?…
— Eh ! Lise ! Tu vas voir !
Oh !… oh !… c’est surprenant !
Quelle odeur !…
Mais monsieur doit l’avoir reniflée ?
Qu’est-ce que cela sent ici ?…
La giroflée !