Cyrano de Bergerac (Rostand)/Acte III
TROISIÈME ACTE
Une petite place dans l’ancien Marais. Vieilles maisons. Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin qui débordent de larges feuillages. Au-dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil.
Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe.
Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon.
En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d’entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade.
Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane.
Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d’une sorte de livrée : il termine un récit, en s’essuyant les yeux.
Scène Première
… Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J’avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?
Lise aimait les guerriers, et j’aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux que laissait Apollon
— Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !
Roxane, êtes-vous prête ?… On nous attend !
Je passe
Une mante !
C’est là qu’on nous attend, en face.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd’hui.
Sur le Tendre ?
Mais oui !…
(Criant vers la fenêtre.)
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !
Je viens !
La ! la ! la ! la !
On nous joue un morceau ?
Je vous dis que la croche est triple, triple sot !
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !
La ! la !
Je peux continuer !…
La ! la ! la ! la !
C’est vous ?
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro.....ses !
Je descends !
Qu’est-ce donc que ces deux virtuoses ?
C’est un pari que j’ai gagné sur d’Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. — Non ! — Si ! —
Quand soudain me montrant ces deux escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit :
« Je te parie un jour de musique ! » Il perdit.
Jusqu’à ce que Phœbus recommence son orbe,
J’ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !…
Ce fut d’abord charmant, et ce l’est déjà moins.
Hep !… Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury !…
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir…
(Aux pages qui sortent.)
Jouez longtemps, — et faux !
… Si l’ami de son âme est toujours sans défauts ?
Ah ! qu’il est beau, qu’il a d’esprit et que je l’aime !
Christian a tant d’esprit ?…
Mon cher, plus que vous-même !
J’y consens.
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !
Non ?
C’est trop fort ! Voilà comme les hommes sont :
Il n’aura pas d’esprit puisqu’il est beau garçon !
Il sait parler du cœur d’une façon experte ?
Mais il n’en parle pas, Monsieur, il en disserte !
Il écrit ?
Mieux encor ! Écoutez donc un peu :
« Plus tu me prends de cœur, plus j’en ai !… »
Eh bien !
Peuh !…
Et ceci : « Pour souffrir, puisqu’il m’en faut un autre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre ! »
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu’est-ce au juste qu’il veut, de cœur ?…
Vous m’agacez !
C’est la jalousie…
Hein !…
… d’auteur qui vous dévore !
— Et ceci, n’est-il pas du dernier tendre encore ?
« Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu’un cri,
Et que si les baisers s’envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !… »
Ha ! ha ! ces lignes-là sont… hé ! hé !
mais bien mièvres !
Et ceci…
Vous savez donc ses lettres par cœur ?
Toutes !
Il n’y a pas à dire : c’est flatteur !
C’est un maître !
Oh !… un maître !…
Un maître !…
Soit !… un maître !…
Monsieur de Guiche !
Entrez !… car il vaut mieux, peut-être,
Qu’il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
Le mettre sur la piste…
Oui, de mon cher secret !
Il m’aime, il est puissant, il ne faut pas qu’il sache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !
Bien ! bien ! bien !
Scène II
Je sortais.
Je viens prendre congé.
Vous partez ?
Pour la guerre.
Ah !
Ce soir même.
Ah !
J’ai
Des ordres. On assiège Arras.
Ah !… on assiège ?…
Oui… Mon départ a l’air de vous laisser de neige.
Oh !…
Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?… Quand ?
— Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?
Bravo.
Du régiment des gardes.
Ah ! des gardes ?
Où sert votre cousin, l’homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.
Comment !
Les gardes vont là-bas ?
Tiens ! c’est mon régiment !
Christian !
Qu’avez-vous ?
Ce… départ… me désespère !
Quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre !
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !
Alors, — vous allez vous
Venger de mon cousin ?…
On est pour lui ?
Non, — contre !
Vous le voyez ?
Très peu.
Partout on le rencontre
Avec un des cadets…
ce Neu… villen… viller…
Un grand ?
Blond.
Roux.
Beau !
Peuh !
Mais bête.
Il en a l’air !
… Votre vengeance envers Cyrano, — c’est peut-être
De l’exposer au feu, qu’il adore ?… Elle est piètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !
C’est ?…
Mais si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
À Paris, bras croisés !… C’est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager :
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.
Une femme ! une femme ! il n’y a qu’une femme
Pour inventer ce tour !
Il se rongera l’âme,
Et ses amis les poings, de n’être pas au feu :
Et vous serez vengé !
Vous m’aimez donc un peu !
Je veux voir dans ce fait d’épouser ma rancune
Une preuve d’amour, Roxane !…
C’en est une.
J’ai les ordres sur moi qui vont être transmis
À chaque compagnie, à l’instant même, hormis…
Celui-ci ! C’est celui des cadets.
Je le garde.
Ah ! ah ! ah ! Cyrano !… Son humeur bataillarde !…
— Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?…
Quelquefois.
Vous m’affolez ! Ce soir — écoutez — oui, je dois
Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !…
Écoutez. Il y a, près d’ici dans la rue
D’Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase. Un laïc
N’y peut entrer. Mais les bons Pères, je m’en charge !…
Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle est large.
— Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui ; redoutant l’oncle, ils craignent le neveu. —
On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laisse-moi retarder d’un jour, chère fantasque !
Mais si cela s’apprend, votre gloire…
Bah !
Mais
Le siège, Arras…
Tant pis ! Permettez !
Non !
Permets !
Je dois vous le défendre !
Ah !
Partez !
(À part.)
Christian reste.
Je vous veux héroïque, — Antoine !
Mot céleste !
Vous aimez donc celui ?…
Pour lequel j’ai frémi.
Je pars !
(Il lui baise la main.)
Êtes-vous contente ?
Oui, mon ami !
Oui mon ami !
Taisons ce que je viens de faire
Cyrano m’en voudrait de lui voler sa guerre !
Cousin !
Scène III
Nous allons chez Clomire.
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon !
Oui ! mais mon petit doigt
Dit qu’on va les manquer !
Ne manquez pas ces singes.
Oh ! voyez ! le heurtoir est entouré de linges !…
On vous a bâillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours, — petit brutal !
Entrons !…
(Du seuil, à Cyrano.)
Si Christian vient, comme je présume,
Qu’il m’attende !
Ah !…
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd’hui l’interroger ?
Sur…
Sur ?
Mais vous serez muet, là-dessus !
Comme un mur.
Sur rien !… Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !
Improvisez. Parlez d’amour. Soyez splendide !
Bon.
Chut !…
Chut !…
Pas un mot !…
En vous remerciant.
Il se préparerait !…
Diable, non !…
Chut !…
Christian !
Scène IV
Je sais tout ce qu’il faut. Prépare ta mémoire.
Voici l’occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l’air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t’apprendre…
Non !
Hein ?
Non ! J’attends Roxane ici.
De quel vertige
Es-tu frappé ? Viens vite apprendre…
Non, te dis-je !
Je suis las d’emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !…
C’était bon au début ! Mais je sens qu’elle m’aime !
Merci. Je n’ai plus peur. Je vais parler moi-même.
Ouais !
Et qui te dit que je ne saurai pas ?…
Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m’ont été profitables.
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !…
— C’est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !
Parlez tout seul, Monsieur.
Scène V
et la Duègne, un instant.
Barthénoïde ! — Alcandre ! —
Grémione !…
On a manqué le discours sur le Tendre !
Urimédonte… Adieu !…
C’est vous !…
(Elle va à lui.)
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L’air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J’écoute.
Je vous aime.
Oui, parlez-moi d’amour.
Je t’aime.
C’est le thème.
Brodez, brodez.
Je vous…
Brodez !
Je t’aime tant.
Sans doute. Et puis ?
Et puis… je serais si content
Si vous m’aimiez ! — Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !
Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m’aimez ?…
Mais… beaucoup.
Oh !… Délabyrinthez vos sentiments !
Ton cou !
Je voudrais l’embrasser !…
Christian !
Je t’aime !
Encore !
Non ! je ne t’aime pas !
C’est heureux.
Je t’adore !
Oh !
Oui… je deviens sot !
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.
Mais…
Allez rassembler votre éloquence en fuite !
Je…
Vous m’aimez, je sais. Adieu.
Pas tout de suite !
Je vous dirai…
Que vous m’adorez… oui, je sais.
Non ! non ! Allez-vous-en !
Mais je…
C’est un succès.
Scène VI
Au secours !
Non, monsieur.
Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l’instant même…
Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l’instant même, apprendre ?…
Oh ! là, tiens, vois !
Sa fenêtre !
Je vais mourir !
Baissez la voix !
Mourir !…
La nuit est noire…
Eh bien ?
C’est réparable !
Vous ne méritez pas… Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous…
Et je te soufflerai tes mots.
Mais…
Taisez-vous !
Hep !
Chut !…
Nous venons de donner la sérénade
À Montfleury !…
Allez vous mettre en embuscade
L’un à ce coin de rue, et l’autre à celui-ci ;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air !
Quel air, monsieur le gassendiste ?
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
Appelle-la !
Roxane !
Attends ! Quelques cailloux.
Scène VII
sous le balcon.
Qui donc m’appelle ?
Moi.
Qui, moi ?
Christian.
C’est vous ?
Je voudrais vous parler.
Bien. Bien. Presque à voix basse.
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
De grâce !…
Non ! Vous ne m’aimez plus !
M’accuser, — justes dieux ! —
De n’aimer plus… quand… j’aime plus !
Tiens ! mais c’est mieux !
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !
C’est mieux ! — Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !
Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle :
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.
C’est mieux !
De sorte qu’il… strangula comme rien…
Les deux serpents… Orgueil et… Doute.
Ah ! c’est très bien.
— Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
Chut ! Cela devient trop difficile !…
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçoi ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite,
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
Je descends !
Non !
Grimpez sur le banc, alors, vite !
Non !
Comment… non ?
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
Sans se voir ?
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent…
Vous le fûtes !
Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…
Pourquoi ?
Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…
Quoi ?
…le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais ce soir, il me semble…
Que je vais vous parler pour la première fois !
C’est vrai que vous avez une toute autre voix.
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, — pardonnez mon émoi, —
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !
Si nouveau ?
Si nouveau… mais oui… d’être sincère :
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…
Raillé de quoi ?
Mais de… d’un élan !… Oui, mon cœur
Toujours, de mon esprit s’habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
La fleurette a du bon.
Ce soir, dédaignons-la !
Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !
Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !
Mais l’esprit ?…
J’en ai fait pour vous faire rester
D’abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
— Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
Mais l’esprit ?…
Je le hais, dans l’amour ! C’est un crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
— Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! —
Où nous sentons qu’en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j’étouffe,
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé :
Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !
Oui, c’est bien de l’amour…
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur triste !
De l’amour, — et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il se pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
— Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !
Et tu m’as enivrée !
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande plus qu’une chose…
Un baiser !
Hein ?
Oh !
Vous demandez ?
Oui… je…
Tu vas trop vite.
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !
Oui, je… j’ai demandé, c’est vrai… mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.
Vous n’insistez pas plus que cela ?
Si ! j’insiste…
Sans insister !… Oui, oui ! votre pudeur s’attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser… ne me l’accordez pas !
Pourquoi ?
Tais-toi, Christian !
Que dites-vous tout bas ?
Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !…
Une seconde !…
On vient !
Air triste ? Air gai ?… Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? une femme ? — Ah ! c’est un capucin !
Scène VIII
Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?
Je cherche la maison de madame…
Il nous gêne !
Magdeleine Robin…
Que veut-il ?
Par ici !
Tout droit, toujours tout droit…
Je vais pour vous
Dire mon chapelet jusqu’au grain majuscule.
Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !
Scène IX
Obtiens-moi ce baiser !…
Non !
Tôt ou tard…
C’est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l’une vers l’autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
J’aime mieux que ce soit à cause de…
Scène X
C’est vous ?
Nous parlions de… de… d’un…
Baiser. Le mot est doux !
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement
N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glissez encore un peu d’insensible façon :
Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson !
Taisez-vous !
Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !
Taisez-vous !
Un baiser, c’est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même !
Alors !
J’eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J’adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle…
Et tu es
Beau comme lui !
C’est vrai, je suis beau, j’oubliais !
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille…
Monte !
Ce goût de cœur…
Monte !
Ce bruit d’abeille…
Monte !
Mais il me semble à présent que c’est mal !
Cet instant d’infini !…
Monte donc, animal !
Ah ! Roxane !
Aïe ! au cœur, quel pincement bizarre !
— Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare !
Il me vient de cette ombre une miette de toi, —
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure !
Un air triste, un air gai : le capucin !
Holà !
Qu’est-ce ?
Moi. Je passais… Christian est encor là ?
Cyrano !
Bonjour, cousin !
Bonjour, cousine !
Je descends !
Oh ! encor !
Scène XI
C’est ici, — je m’obstine —
Magdeleine Robin !
Vous aviez dit : Ro-lin.
Non : Bin. B, i, n, bin !
Qu’est-ce ?
Une lettre.
Oh ! il ne peut s’agir que d’une sainte chose !
C’est un digne seigneur qui…
C’est De Guiche !
Il ose ?…
Oh ! mais il ne va pas m’importuner toujours !
Je t’aime, et si…
« Mademoiselle, les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l’on me croit déjà parti : je reste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M’a trop souri tantôt : j’ai voulu la revoir.
L’audacieux déjà pardonné, je l’espère,
Qui signe votre très… et cætera…»
(Au capucin.)
Mon père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez.
« Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C’est la raison pourquoi j’ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d’un très saint,
D’un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu’il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
nuptiale sur l’heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l’envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très… et cætera. »
Digne seigneur !… Je l’avais dit. J’étais sans crainte !
Il ne pouvait s’agir que d’une chose sainte !
N’est-ce pas que je lis très bien les lettres ?
Hum !
Ah !… c’est affreux !
C’est vous ?
C’est moi !
Mais…
Post-scriptum
« Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. »
Digne,
Digne seigneur !
Résignez-vous !
Je me résigne !
Vous retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu’il n’entre pas tant que…
Compris !
(Au capucin.)
Pour les bénir
Il vous faut ?…
Un quart d’heure.
Allez ! moi, je demeure !
Viens !…
(Ils entrent.)
Scène XII
Comment faire perdre à De Guiche un quart d’heure ?
Là !… Grimpons !… J’ai mon plan !…
Ho ! c’est un homme !
Ho ! ho !
Cette fois, c’en est un !…
Non, ce n’est pas trop haut…
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !…
Scène XIII
Qu’est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?
Diable ! et ma voix ?… S’il la reconnaissait ?
Cric ! Crac !
Cyrano, reprenez l’accent de Bergerac !…
Oui, c’est là. J’y vois mal. Ce masque m’importune !
Hein ? quoi ?
D’où tombe cet homme ?
De la lune !
De la ?…
Quelle heure est-il ?
N’a-t-il plus sa raison ?
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?
Mais…
Je suis étourdi !
Monsieur…
Comme une bombe
Je tombe de la lune !
Ah çà ! Monsieur !
J’en tombe !
Soit ! soit ! vous en tombez !… c’est peut-être un dément !
Et je n’en tombe pas métaphoriquement !…
Mais…
Il y a cent ans, ou bien une minute,
— J’ignore tout à fait ce que dura ma chute ! —
J’étais dans cette boule à couleur de safran !
Oui. Laissez-moi passer !
Où suis-je ? Soyez franc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?
Morbleu !…
Tout en cheyant je n’ai pu faire choix
De mon point d’arrivée, — et j’ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m’entraîner le poids de mon postère ?
Mais je vous dis, Monsieur…
Ha ! grand Dieu !… je crois voir
Qu’on a dans ce pays le visage tout noir !
Comment ?
Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?…
Ce masque !…
Je suis donc à Venise, ou dans Gêne ?
Une dame m’attend !…
Je suis donc à Paris.
Le drôle est assez drôle !
Ah ! vous riez ?
Je ris,
Mais veux passer !
C’est à Paris que je retombe !
J’arrive — excusez-moi ! — Par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d’éther. J’ai voyagé !
J’ai les yeux tout remplis de poudre d’astres. J’ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !…
Monsieur !…
Dans mon mollet je rapporte une dent
De la Grande Ourse, — et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lances,
Je suis aller tomber assis dans les Balances, —
Dont l’aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait !
Hein ? du lait ?…
De la Voie
Lactée !…
Oh ! par l’enfer !
C’est le ciel qui m’envoie !
Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s’affuble d’un turban ?
L’autre Ourse est trop petite encor pour qu’elle morde !
J’ai traversé la Lyre en cassant une corde !
Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d’or qu’en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l’imprimera, serviront d’astérisques !
À la parfin, je veux…
Vous, je vous vois venir !
Monsieur !
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu’un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?
Mais non ! Je veux…
Savoir comment j’y suis monté.
Ce fut par un moyen que j’avais inventé.
C’est un fou !
Je n’ai pas refait l’aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D’Archytas !…
C’est un fou, — mais un fou savant.
Non, je n’imitai rien de ce qu’on fit avant !
J’inventai six moyens de violer l’azur vierge !
Six ?
Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
Le caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d’un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L’astre l’aurait humée en humant la rosée !
Tiens ! Oui, cela fait un !
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l’air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !
Deux !
Ou bien, machiniste autant qu’artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d’acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !
Trois !
Puisque la fumée a tendance à monter,
En souffler dans un globe assez pour m’emporter !
Quatre !
Puisque Phœbé, quand son acte est le moindre,
Aime sucer, ô bœufs, votre moelle… m’en oindre !
Cinq !
Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
Prendre un morceau d’aimant et le lancer en l’air !
Ça, c’est un bon moyen : le fer se précipite,
Aussitôt que l’aimant s’envole, à sa poursuite
On relance l’aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment.
Six !
— Mais voilà six moyens excellents !… Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ?
Un septième !
Par exemple ! Et lequel ?
Je vous le donne en cent !
C’est que ce mâtin-là devient intéressant !
Houüh ! houüh !
Eh bien !
Vous devinez ?
Non !
La marée !…
À l’heure où l’onde par la lune est attirée,
Je me mis sur le sable — après un bain de mer —
Et la tête partant la première, mon cher,
— Car les cheveux, surtout, gardent l’eau dans leur frange ! —
Je m’enlevai dans l’air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais, doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc !… Alors…
Alors ?
Alors…
Le quart d’heure est passé, Monsieur, je vous délivre
Le mariage est fait.
Çà, voyons, je suis ivre !…
Cette voix ?
Et ce nez !… Cyrano ?
Cyrano.
— Ils viennent à l’instant d’échanger leur anneau.
Qui cela ?
Ciel !
Scène XIV
RAGUENEAU, Laquais, la Duègne.
Vous !
Lui ?
Vous êtes des plus fines !
Mes compliments, Monsieur l’inventeur des machines :
Votre récit eût fait s’arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre !
Monsieur, c’est un conseil que je m’engage à suivre.
Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !
Oui.
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.
Comment ?
Le régiment déja se met en route.
Joignez-le !
Pour aller à la guerre ?
Sans doute !
Mais, Monsieur, les cadets n’y vont pas !
Ils iront.
Voici l’ordre.
(À Christian.)
Courez le porter, vous, baron.
Christian !
La nuit de noce est encore lointaine !
Dire qu’il croit me faire énormément de peine !
Oh ! tes lèvres encor !
Allons, voyons, assez !
C’est dur de la quitter… Tu ne sais pas…
Je sais.
Le régiment qui part !
Oh !… je vous le confie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger !
J’essaierai… mais ne peux cependant
Promettre…
Promettez qu’il sera très prudent !
Oui, je tâcherai, mais…
Qu’à ce siège terrible
Il n’aura jamais froid !
Je ferai mon possible.
Mais…
Qu’il sera fidèle !
Eh oui ! sans doute, mais…
Qu’il m’écrira souvent !
Ça, — je vous le promets !