Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Assiégés

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CHAPITRE VII

Assiégés

La foudre serait tombée à leurs pieds, qu’ils auraient été moins effrayés qu’en entendant prononcer ce mot : « Tartares ! » La présence de cette armée, si tôt après le départ de Vladimir, était déjà une raison de leur effroi. L’armée russe, évidemment, devait être défaite et le Prince lui-même, comme son malheureux père Sviatoslav, devait avoir péri avec les meilleurs de ses guerriers.

La nouvelle, guère rassurante, vola de bouche en bouche et la garnison entière était si déprimée à ce terrifiant désastre dont la preuve semblait si claire à leurs yeux, que bien que l’ennemi fut en vue et s’avançait à grands pas, ils ne pensaient pas à se défendre et à résister, Sviatagor même, quoiqu’il fût brave et froid, regardait fixement les Tartares s’approcher sans donner d’ordres.

Alors, la voix claire de Sylvestre fut entendue parmi la panique générale dans le même ton calme et intrépide avec lequel il avait bravé la rage des prêtres sauvages et la furie de la tempête de minuit.

— « Enfants », cria-t-il, « ne perdons pas de temps dans des troubles imaginaires, alors qu’un réel danger nous menace tous. Comment pouvez-vous penser que ces Tartares aient rencontré et pu battre le Prince Vladimir ? Celui-ci s’en est allé vers le sud et ils arrivent du nord-est. N’est-ce pas beaucoup plus vraisemblable que nos hommes s’avancent vers Kamenskoë sans qu’on puisse les arrêter, et que cette autre armée vient attaquer Kief pour obliger Vladimir à abandonner la bataille, là-bas, et à revenir défendre sa capitale ? Leurs frères sauvages ne seraient-ils pas sauvés, comme cela ? Venez, préparez-vous et défendons courageusement la place dont le prince Vladimir nous a donné la garde ; et quand il reviendra victorieux (car j’ai confiance en la volonté de Dieu) qu’il sache au moins que ses soldats ont fait leur devoir ! »

On vit encore une fois (comme le jour où Sylvestre avait bravé les prêtres de Peroon) comment un être déterminé peut emporter une armée d’hommes hésitants. Le regard calme et sans peur du moine, sa voix retentissante, ses paroles claires et sensibles et l’appel aux esprits actifs qui termina son allocution, agirent comme par magie sur les Russes simples et impulsifs, très aisément influencés par quiconque sait agir avec eux.

— « Hurrah ! » répondirent-ils, en entourant le moine ; « vous verrez, père, que nos face ? ne se tremperont pas dans la boue » ( c’est à dire nous ne serons pas déshonorés).

Avec ce cri la terreur et la confusion s’enfuirent comme un rêve. Le courage naturel et l’immense foi en Sylvestre, relevèrent les esprits des Russes aussi vite que le désastre supposé de Vladimir les avait déprimés. Personne ne doutait que le prince ne fût vivant et victorieux et qu’il reviendrait promptement. Cela suffisait pour eux que le « grand chrétien enchanté » le leur affirmait, car tout ce que le moine dit, doit être vrai.

Tout fut en activité. Le vieux Sviatagor donna ses ordres froidement et clairement et ils furent tout de suite observés. De lourdes pierres furent entassées le long du parapet des murailles, et les meilleurs archers postés dans les tourelles, d’où leurs flèches seraient lancées plus facilement et plus mortellement. De forts détachements de lanciers stationnèrent à plusieurs endroits où une attaque était à prévoir, pendant qu’une forte troupe de soldats d’élite était rangée vis-à-vis du palais sous le commandement de Féodor, qui avait ordre de l’amener aux lieux où le son du cor se ferait entendre.

Quand tout fut prêt, Sviatagor et Sylvestre montèrent au sommet de la plus haute tour pour surveiller les mouvements de l’ennemi, et Cyril vint se placer à côté d’eux, car le jeune homme était, grâce à sa puissante vue, indispensable à ce moment.

En attendant, les Tartares étaient arrivés assez près pour qu’on les vit distinctement, et c’était un étrange spectacle : de longs trains de chariots trainés par des bœufs aux longues cornes, étaient convoyés par des cavaliers innombrables montés sur des chevaux hauts sur pattes ; à leurs côtés pendaient des carquois et des arcs, et ces hommes tenaient droit en l’air, de longues et minces lances brillantes ; ils étaient vêtus de peaux de chèvres et des petits yeux rusés étaient enfouis dans des têtes longues et plates. Ils ressemblaient en tous points aux Tartares venus des profondeurs des déserts orientaux et qui ravagèrent l’Europe, cinq cents ans auparavant, conduits par leur terrible roi, Etzel, mieux connu des historiens sous le nom d’ « Attila, roi des Huns ».

— « Ce sont des Petcheneygans », dit Cyril après les avoir regardés attentivement. « Mon père en tua énormément lorsqu’il les combattait. Ah ! voyez là ! »

Le jeune homme montra un grand soldat perché sur un haut cheval noir sortant justement du nuage de poussière. Il était vêtu des mêmes vêtements grossiers que les autres, mais il était coiffé d’un casque grec de laiton poli (sans doute le trophée de quelque bataille) qui rutilait sous les rayons du soleil.

(À Suivre.)

— « Père, » continua Cyril, gravement, nous devons lutter jusqu’à la mort, maintenant, car cet homme n’aura aucune pitié de nous. C’est Octaï Khan, le jeune prince des Petcheneygans, qui a juré sur la tombe de son père de ne jamais épargner un Russe. »

Au crépuscule l’avant-garde Tartare campa devant la ville, et des troupes fraîches ennemies arrivaient constamment. Bien loin, dans la sombre plaine, on pouvait apercevoir de longues et sinueuses traînées de chariots se mouvant lentement et progressivement comme quelque énorme serpent ; et des feux innombrables scintillèrent, comme des étoiles, au pied de la colline, pendant que la brise vespérale apportait une odeur de viande rôtie aux veilleurs russes qui grinçaient des dents à la pensée que les Tartares mangeaient leur propre bétail volé.

Bien qu’on s’attendait à une attaque de nuit, la garnison ne fut pas ennuyée. Octaï Khan, féroce et brutal, avait toute la finesse et la prudence d’un grand général. Il avait entendu parler des nouvelles fortifications de Kief et voulait les observer avant de lancer ses troupes à l’assaut.

Lorsque le jour parut, les Russes virent, de leurs murailles, la plaine remplie de sombres figures entourant la ville. Mais les courageux guerriers de Vladimir regardaient sans crainte s’avancer cette supériorité, et ils répondirent aux cris sauvages de leurs ennemis, en entonnant leur psaume favori qui, chanté par des centaines de voix, s’envola sous la brise matinale, comme un bruit de tonnerre lointain.

« Le Dieu puissant est à mon côté.
        Je ne serai pas découragé ;
Les hommes pourront faire ce qu’ils voudront
        Je ne serai pas effrayé.

Les nations ne formant qu’une
        M’entourent presque ;
Mais au nom de Dieu le Seigneur
        Je les mettrai en déroute ».


Les Tartares connaissaient bien cette mélodie que leurs camarades avaient entendue à leurs dépens dans maintes batailles, et il faut croire qu’elle agit sur eux car le son du cor résonna, non pour commander l’assaut, mais pour demander à parlementer.

— « Ces brutes veulent nous jouer quelques tours », grommela Sviatagor, « mais entendons au moins ce qu’ils vont nous raconter ».

Il ordonna à ses hommes de répondre par une sonnerie similaire, et quelques minutes plus tard, quatre Tartares, sans arc et sans carquois et la lance tournée vers le bas en signe de paix, sortirent de leur camp et montèrent lentement la colline.

Lorsqu’ils furent assez près pour entendre et être entendus, Sviatagor, penché sur la muraille, leur cria de s’arrêter et de parler.
Alors le plus grand des quatre parlementaires (certainement un chef de quelque marque) s’avança d’un pas et, brandissant fièrement sa main vers la ville, commença dans un russe baragouiné :

— « Voici les paroles d’Octaï Khan, le grand Prince des Petcheneygans, dont le cheval fait trembler le monde : Rendez-nous la ville paisiblement, vous serez épargnés et vous irez rejoindre vos frères au delà du fleuve. Pourquoi voulez-vous mourir ? Ne voyez-vous pas que nous sommes cent contre un ? »

Il s’arrêta attendant une réplique, mais Sviatagor — bien qu’il écoutait le message avec grande attention — ne dit pas un mot.

Le rusé Tartare supposa que le chef russe examinait sa proposition et voulant augmenter l’impression d’effroi qu’il croyait avoir produite, il continua férocement :

— « Prenez garde, si vous rejetez votre dernière chance de salut. La grâce de Khan est une rosée bienfaisante, mais sa colère est un incendie dévorant. Espérez-vous recevoir du secours de votre Prince Vladimir ? Sachez, alors, qu’il est mort sous les cendres de Kamenskoë et que les têtes de ses guerriers pendent aux brides de nos chevaux ».

— « C’est faux ! » cria Sylvestre de sa voix sereine, en s’avançant de derrière la tourelle, et confrontant le Tartare.

À cette apparition inattendue le sauvage fanfaron recula comme s’il venait d’être transpercé d’une flèche. Il n’avait pas besoin de demander le nom du nouveau venu car depuis longtemps la robe noire, le visage pâle et les yeux intelligents du « grand chrétien enchanté » étaient déjà connus dans toute la Russie méridionale, même de ceux qui ne l’avaient jamais vu, car tout le monde en avait entendu parler.

— « Maintenant, nous ferons bonne figure », murmura un des soldats russes joyeusement. « Ces voleurs trouveront à qui parler lorsqu’ils combattront le père Sylvestre ».

— « Osez-vous nous dire », continua le moine en regardant fixement le Tartare qui tremblait. « que vous avez tué le Prince Vladimir et détruit son armée ? Vous mentez ! Il n’est ni mort ni défait ; vous ne l’avez pas même vu !

En parlant ainsi le moine faisait une rusée conjecture des faits réels dont il ne connaissait rien de certain ; mais la confusion et la frayeur subites des quatre Tartares lui montraient suffisamment qu’il avait deviné juste.

— « Je vous dirai plus encore », continua le moine, « ces têtes pendues à vos brides ne sont pas les têtes des guerriers de Vladimir, mais celles des pauvres paysans que vous avez massacrés dans votre marche. Si vous avez vraiment tué le grand Prince, montrez-nous sa tête, et nous vous croirons ».

À cette embarrassante question, les soldats russes rirent aux éclats ; mais le chef tartare (qui s’était remis de sa première frayeur) voulut faire un dernier effort.

— « La tête de Vladimir », répondit-il, « pend au bout d’une lance devant la demeure de notre Khan dans la plaine de Volhynie, mais vous pouvez voir son casque, là, sur la tête de notre chef ».

— « Vous mentez encore ! » continua Sylvestre, sévèrement. « Ce casque fut pris par Khan dans une bataille, il y a quatre ans, lorsqu’il jura sur le tombeau de son père de ne jamais épargner un Russe, et vous voudriez que nous croyions en sa pitié ! Traîtres et voleurs ! allez-vous en ! »

Chaque parole de son discours (quoiqu’il ne contenait que les faits appris de Cyril) consterna et ébahit les parlementaires, et leurs visages basanés pâlirent aux connaissances apparemment surnaturelles du moine. Ils échangèrent quelques mots dans un chuchotement troublé, et descendirent la colline tellement vite que leur retour fut plutôt une fuite.

— « Vous les avez convenablement traités, père, » dit Sviatagor en riant dans sa longue barbe. « Kief n’est pas à prendre par des paroles fausses ou des mensonges grossiers ; toutefois nous devons nous préparer à un violent combat, car lorsque les « Tâtare » (Tartares) verront qu’ils n’arrivent à rien par des fourberies, ils nous attaqueront comme des loups affamés. »

Cependant, contrairement à l’attente du vieux chef, la journée passa sans un seul mouvement de la part des assiégeants. Mais cela rendit les Russes doublement vigilants, car ils savaient que minuit était le moment favori de leurs ennemis pour attaquer et que les Tartares étaient en assez grand nombre pour faire l’assaut de la ville à plusieurs endroits à la fois, à la faveur de l’obscurité.

La garnison ne dormit pas cette nuit, tous étaient à leurs postes, attendant l’attaque menaçante. Mais les heures s’écoulèrent et rien n’arriva. Enfin, juste comme la première lueur pâle de l’aube se levait à l’horizon, une voix perçante, épuisée, agonisante, se fit entendre au bas des remparts, criant en russe :

— « Au secours, frères ! Sauvez-moi ! »