Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Trahison

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CHAPITRE IX

Trahison

— « Un Russe ! », s’écria Féodor qui faisait le tour des murailles avec Sviatagor pour observer si tout était en ordre. « Ouvrez vite la porte, mes amis, introduisez-le ! »

— « Doucement, mon enfant, » intervint Sviatagor, en retenant les hommes qui allaient obéir. « N’entrez pas dans l’eau avant de savoir où se trouve le gué ;[1] Nous n’ouvrirons, ici, aucune porte, jusqu’à ce que nous soyons certains que cet adroit gaillard qui crie, là-bas, n’a pas une cinquantaine de Tartares derrière lui, tous prêts à nous surprendre. Holà, camarade, pouvez-vous grimper à une corde ? »

— « Oui, oui ! Jetez-la moi vite ! » répondit la voix dans le même ton d’agonie.

— « Voilà ! » confina Sviatagor, en jetant le bout d’une corde ; « mais croyez bien que si vous avez quelqu’un d’autre avec vous, que si je sens un poids trop lourd sur la corde, je la coupe et vous irez vous casser le cou pour votre châtiment. »

Il avait à peine dit ces paroles, qu’il sentit une secousse sur la corde et un homme arriva si rapidement qu’il semblait avoir monté d’un seul bond. Une torche apportée par un des soldats, montra le nouveau venu. C’était un être maigre, aux yeux hagards, vêtu de haillons, et un bandage maculé de sang entourait sa tête complètement rasée.

— « Sauvé enfin ! » dit-il en soupirant. « Je suis prisonnier des Tartares depuis sept jours et ils m’avaient offert une grande récompense si je voulais leur livrer la ville. Comme je refusais, ils m’ont torturé, comme vous voyez » (et il montra plusieurs cicatrices affreuses sur sa poitrine osseuse). « Enfin, je prétendis y consentir et alors, ils me surveillèrent moins sévèrement ; c’est ainsi que la nuit dernière, je m’échappai et je rampai dans l’obscurité jusqu’à ce que j’atteignisse le pied de ces remparts. »

Les Russes poussèrent un cri de joie, et Sviatagor, même semblait satisfait.

— « Emmenez-le avec vous et veillez à ce qu’on le soigne », dit-il à ses soldats. « Quand il aura pris quelque nourriture et qu’il se sera reposé un peu, nous l’entendrons de nouveau. »

Sviatagor n’attendit pas longtemps. Trois heures plus tard il fut éveillé en sursaut par un garde qui lui annonça que l’homme sauvé désirait lui parler, et le vieux chef partit priant Féodor de veiller à tout pendant son absence.

Sur ces entrefaites, Sylvestre cessant un lourd sommeil qui lui était bien mérité depuis deux jours et deux nuits de veille constante, écouta non sans intérêt, l’histoire de l’aventure nocturne, racontée par une demi-douzaine de soldats, joyeux de la fuite de leur concitoyen et du désappointement que devaient éprouver leurs ennemis. Mais lorsque le groupe des soldats se fut dispersé, Cyril arrivant près du moine, lui murmura :

— « Père, il y a quelque piège dans ceci, j’en suis sûr. »

— « Pourquoi penses-tu ainsi, mon fils ? » demanda Sylvestre, tressaillant d’entendre son jeune ami formuler la même pensée qui le harcelait.

— Parce que je connais les Petcheneygans ; nous avons fêté avec eux ou nous les avons combattus, et je sais qu’aucun prisonnier dont ils attendent un tel service ne s’échapperait de leurs doigts comme cet homme prétend l’avoir fait. Puis, en somme, s’il a été réellement torturé comme ils les torturent, il n’aurait pas été capable de se soulever sur le sol et encore moins de grimper à une corde. »

— « Mais n’a-t-on pas vu des cicatrices sur sa poitrine ? »

— « Les cicatrices se ressemblent toutes à la lueur des torches, père ; mais si vous les regardiez au grand jour, je gage qu’elles vous sembleraient vieilles. »

Sylvestre réfléchit ; mais avant de répondre, le vieux Sviatagor arriva vers eux, la mine radieuse.

— « Bonne nouvelle, père, » dit-il. « Ostap — cet homme qui s’est échappé du camp tartare la nuit passée, vous savez — m’a raconté qu’avant de se sauver, il a entendu, sans être aperçu, le chef des Tartares établir le plan d’attaque de la ville : ils se lanceront sur la porte occidentale et nous les y attendrons, n’est-ce pas ? »

Cyril et le moine échangèrent un regard significatif ; mais le vieux chef sans s’en apercevoir commença à détailler son plan pour repousser l’ennemi, après quoi il s’en alla, toujours souriant.

L’enfant tartare sembla questionner des yeux Sylvestre qui répondit sérieusement :

— « Mon fils, nous ne dirons rien de nos soupçons, quant à présent. Cette nuit nous démontrera si cet Ostap a dit la vérité ».

La nuit arriva, froide, triste, noire comme du goudron ; un temps favorable vraiment pour la marche de leurs rusés ennemis. Le silence ne fut pas rompu pendant un certain temps et il n’y avait aucun signe de mouvement dans le camp des Tartares ; mais vers minuit les sentinelles de la porte occidentale entendirent un bruit lourd et uniforme, pareil aux pas furtifs d’une multitude, qui se mêlait aux lamentations fantomatiques du vent nocturne.

Tout de suite, un feu brilla sur un angle avancé de la muraille et montra aux défenseurs une masse épaisse de faces sombres, d’yeux brillants et de lances hérissantes, presque à une volée de flèches de la porte. L’avis d’Ostap était vrai.

Les Russes poussèrent un cri de défi et se tinrent prêts à s’élancer lorsque leurs ennemis seraient arrivés à portée. Mais les Tartares semblèrent découragés et voyant leur attaque prévue, prirent des précautions ; après avoir, au hasard, déchargé une poignée de flèches inoffensives, ils disparurent dans l’obscurité sous les insultes et les rires de la garnison.

Après cette retraite, comme on devait s’y attendre, Ostap devint le héros de la ville, et parmi tous les citadins il n’y avait que deux personnes qui n’avaient aucune confiance en lui ; or ces deux êtres formaient une puissante exception car ils n’étaient autres que Sylvestre et Cyril.

Né et élevé parmi les complots et les stratagèmes, qui avaient donné naissance au dicton de ce siècle : « Rusé comme un grec », le moine inspiré de Constantinople, quoique possédant une âme loyale et honnête, découvrait facilement les ruses des autres. Plus il pensait à cette affaire, plus grandissaient ses soupçons. C’était nouveau pour les Tartares, dont la fourberie et la férocité étaient proverbiales, de laisser découvrir si facilement une attaque proposée et de battre en retraite devant leurs mortels ennemis sans lutter. Si, comme Sylvestre le croyait fermement, Ostap était réellement un espion envoyé dans la ville pour la trahir, cet assaut avorté n’était-il pas plutôt une feinte arrangée d’avance pour donner aux Russes pleine confiance dans cet homme qu’ils regardaient comme leur libérateur ?

Mais que pouvait-il faire ? Ce serait inutile et dangereux d’accuser de trahison l’homme que tout Kief regardait comme un héros et un martyr qui avait sauvé la ville et enduré la torture pour leur cause. Avant d’agir, il devait avoir une preuve de l’infamie de l’espion, une preuve assez claire et justifiée pour convaincre les plus obstinés. Mais comment l’obtenir.

— « Savez-vous père », dit Cyril au moine, trois jours après l’attaque nocturne, « que chaque fois que je regarde Ostap, il me semble l’avoir vu autre part qu’ici ?

Sylvestre s’arrêta, car il avait eu la même pensée déjà. La tête tondue, le menton imberbe et le front étroit (qui donnaient à la maigre figure d’Ostap une hideuse ressemblance à un crâne décharné) lui étaient inconnus. Mais il y avait parfois un regard particulier des yeux profonds de l’homme, et un ton particulier de sa rude voix qui impressionnait le moine d’un sens vague et embrouillé de reconnaissance,

— « Je suis certain de l’avoir rencontré jadis, » répondit-il, « quoique je ne puisse dire où ni comment. Mais il serait inutile d’agir contre lui, tant que nous n’ayons pas une preuve de sa traitrise, et nous le surveillerons nuit et jour de façon à obtenir cette preuve. Souviens-toi que j’ai pleine confiance en ton dévouement. »

— « Vous avez bien raison, père ; je ne faillirai pas si vous vous appuyez sur moi. »

Et ils partirent, Cyril allant aux remparts surveiller les mouvements de l’ennemi, et Sylvestre en ville pour délibérer avec Sviatagor.

Passant contre le côté intérieur des murailles de Kief, le moine glissa soudain et tomba à la renverse de tout son long. À l’instant même une énorme pierre arriva du parapet et s’abattit dans un sourd craquement à l’endroit même où Sylvestre avait fait ce faux pas.

Le moine leva vite les yeux, mais ne vit personne. Il était clair, toutefois, à la force dont la pierre s’écrasa sur le sol, qu’elle n’y était pas tombée d’elle-même, mais qu’elle y avait été lancée, vers le moine dans un but avisé ; et Sylvestre devina aisément qui s’était rendu capable de cette lâche attaque.

— « Un être qui veut faire massacrer une ville entière, » médita-t-il, « ne reculera pas devant un meurtre, surtout s’il croit que ma mort simplifierait son ouvrage. Puis-je laisser voir que je le soupçonne ? Non, non, j’y prendrai garde. »

Quelques minutes plus tard il était en conversation avec Sviatagor ; mais le moine ne lui raconta pas sa dernière aventure, et une personne plus observatrice que le vieux guerrier n’aurait pu découvrir dans les traits calmes et la voix ordinaire de Sylvestre qu’il venait d’échapper à la mort, de l’épaisseur d’un cheveu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux nuits après, tout Kief était dans la hâte d’une préparation rapide et silencieuse. Ostap — le fidèle Ostap — avait expliqué aux Russes qu’ils pouvaient surprendre, à minuit, en sortant par la porte donnant sur le fleuve, une partie négligemment gardée du camp ennemi et couper, si possible, l’armée tartare.

À onze heures du soir, Féodor, qui devait diriger l’attaque, se tenait près de la porte avec un millier de robustes soldats, tous trop ardents de combattre pour remarquer que leur ami Ostap n’était pas avec eux.

Autant d’hommes étaient venus renforcer la colonne attaquante, et les réserves qui devaient l’appuyer furent laissées en petite quantité pour garder les remparts, le reste, très peu d’hommes, restèrent à la porte occidentale (à l’autre bout de la ville) car personne ne pensait que les Tartares l’attaqueraient encore, alors que cinq jours auparavant ils y avaient été refoulés.

Les soldats qui gardaient cette porte, faisaient les cent pas, grognant de mécontentement parce qu’on les empêchait de participer à l’attaque, lorsque des pas précipités s’approchèrent et la voix d’Ostap s’écria, hors d’haleine :

— « Holà, frères ! hâtez-vous ! vous êtes attendus avec impatience à la porte du fleuve. »

Toute la troupe s’envola instantanément, au pas de course, vers l’autre côté de la ville, enchanté de cette veine inattendue de prendre part à la bataille proche. La porte et le rempart, par là, étaient complètement désertés.

Alors Ostap, dans une hideuse grimace de triomphe, s’approcha de la porte et imita le cri du chat-huant. Ce même cri, comme en écho, fut répété de l’extérieur des murailles.

— « Bon ! » se dit-il, « les Tartares sont prêts. Allons-y alors ! »

Exerçant toute sa force, il défit un des lourds barreaux de bois qui fermaient la porte, et il détachait juste le dernier, lorsqu’il reçut un énorme coup sur la tête qui lui fit perdre connaissance et lourdement il s’affaissa sur le sol.


  1. Ancien proverbe rythmé très employé en Russie.