Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/L’Enfant aux Doigts-Rouges

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CHAPITRE II.

L’Enfant aux Doigts-Rouges

Le cri que jetèrent les deux armées en voyant tomber les combattants, n’était pas encore éteint au loin, que Féodor se soulevant sur un coude, chancela. Mais, étant sur la poitrine de son adversaire, il avait l’avantage et il frappa un dernier coup bien placé. Les membres puissants de Mamai se raidirent et pour toujours demeurèrent inertes.

Un lugubre gémissement s’élevant de l’armée vaincue, monta vers le ciel. Mais il fut couvert par les féroces acclamations des Russes. Et menés par le Prince[1] de Kief lui-même, le terrible « Vladimir » (maître du monde), dont l’épaisse chevelure blonde ballottait sur son cou nu comme une crinière et dont l’énorme main brandissait sa hache de bataille, ceux-ci s’élancèrent en grande trombe sur leurs adversaires indécis et découragés.

Les Tartares prenaient toujours avec eux de légers chariots dans lesquels ils voituraient leurs femmes et leurs enfants ainsi que le butin provenant des pillages. Ils avaient pour coutume de ranger ces wagons en carré, derrière leur armée, formant ainsi une espèce de camp fortifié tel qu’on les aperçoit de nos jours dans les « laagers » des Boers Hollandais du Transvaal.

Un retranchement aussi puissant, gardé par des hommes qui, à cent mètres, d’une flèche, attrapaient un corbeau au vol ou transperçaient d’un seul coup et l’armure et le corps d’un ennemi, avait fait du combat une bataille acharnée. Si les Tartares avaient seulement eu le temps de se rallier derrière ces chariots, ils auraient pu regagner les moments perdus, mais la poursuite fut trop violente pour leur donner cette chance de salut. Les Russes, victorieux, se trouvèrent au milieu d’eux et vainqueurs et vaincus, dans un mélange sanglant, se précipitèrent dans le camp comme une vague impétueuse.

Dans le tumulte et le tohu-bohu, le Prince Vladimir s’était séparé de ses hommes et se frayant un chemin à travers les combattants, il vit tout à coup une scène qu’il contempla avec intérêt.

Un chariot tartare, dans la poursuite et la confusion, avait été renversé et son contenu gisait par terre. À côté une vieille femme malade, évidemment sans secours, grimaçait pendant qu’un des guerriers russes, d’une main, la saisissait par les cheveux, et de l’autre agitait, au dessus de la tête de la pauvre vieille, une lourde épée rouge de sang.

Au moment où il allait frapper, le sauvage chancela en poussant un hurlement de douleur ; entre sa victime et lui une figure semblait être sortie de terre, tant elle était apparue soudainement.

C’était un enfant tartare svelte, à la face brune — paraissant âgé de douze ans, mais cependant actif et nerveux comme un chat sauvage — ses yeux noirs et perçants brillaient du feu de la bataille pendant qu’il opposait au lourd sabre du Russe, le court poignard qui venait de déchirer la joue de son adversaire. Il se tint ferme parmi les fuyards — le fils défendant sa mère. Le russe montrant les dents, grogna et porta un coup terrible à son petit assaillant, mais celui-ci l’esquiva d’un saut de côté. Cependant la pointe de l’arme érafla l’enfant et lui fit une blessure profonde juste au dessous du coude.

Sa main impuissante laissa échapper son poignard et certes c’en était fait du pauvre garçon. Mais au moment où le guerrier russe allait le frapper pour la dernière fois, celui-ci reçut un formidable choc sur la tête et il s’en vint rouler sur le sol, pendant que sur lui se tenait, les poings serrés et les yeux brillants, un homme aux cheveux blonds, une courte épée à la ceinture.

— Chien, dit-il durement, penses-tu que les guerriers russes se battent contre les femmes et les enfants ?

Le Russe vaincu fit des efforts pour se relever, avide de vengeance, mais lorsqu’il vit son assaillant, il trembla de tout son être et disparut au plus vite, murmurant des malédictions ; il avait reconnu dans son nouvel ennemi, le jeune combattant qui avait tué, tout à l’heure, le géant Tartare.

Alors Féodor — car c’était vraiment lui — s’avança avec un sourire amical, vers le jeune blessé pour lui bander le bras, mais l’enfant le regardant fixement se retira avec précipitation, disant fièrement :

— Ne me faites pas grâce : je veux que vous me tuiez comme vous avez tué mon père !

— Quoi ? s’écria Féodor pendant que son visage intrépide s’obscurcissait, le géant, c’était votre père ?

— Oui, répondit sévèrement l’enfant, c’était toute notre vie et vous nous l’avez prise. Tuez-moi ainsi que ma mère, c’est mieux pour nous de mourir que d’être esclaves des Russes !

Féodor, ce jeune homme, qui quelques heures auparavant avait bravé la mort, tremblait, en entendant ces paroles amères de l’orphelin, comme un criminel devant son juge. Il resta silencieux et immobile, comme pétrifié, puis se courba, souleva tendrement la mère malade, l’assit contre le chariot renversé et, emplissant son casque au ruisseau, lui donna à boire tout en lui aspergeant la figure d’eau froide.

L’enfant tartare, étonné, regarda mais ne dit mot.

Vladimir qui contemplait cette scène sans intervenir, s’approcha du jeune garçon et lui dit :

— « Fils du grand Marnai, veux-tu me laisser soigner ta blessure ? »

La figure du Tartare s’enflamma en entendant prononcer le nom de son père par le plus grand guerrier de Russie. Il le regarda un instant avec fermeté, puis, sans une parole, tendit son bras.

Comme le prince bandait la blessure avec sa propre écharpe de soie Perse cramoisie — car les Russes de ce siècle, bien que sauvages, étaient passionnés de parures et leur vrai mot pour « beauté » (prekrasni) signifie littéralement rouge vif — le prince dis-je, remarqua que les doigts de la main droite de l’enfant étaient tachés du sang de la blessure.

— « Ah ! », s’écria Vladimir, « cela m’augure une bonne fortune, car un homme sage m’a prédit qu’elle viendrait à la vue de « doigts rouges ».

— « Dis plutôt, mon fils, » dit une voix derrière lui, « qu’elle t’arrivera par un acte de bonté, et qu’aucun bienfait n’est jamais oublié de Dieu. »

Tous tressaillirent et regardèrent autour d’eux ; l’enfant tartare contempla, stupéfait, celui qui venait de prononcer ces paroles et se douta qu’il était en présence d’un des plus grands hommes de son siècle.

En vérité qui n’aurait pas été étonné de voir, au milieu de ce champ de bataille, parmi ces sauvages dont les mains étaient rouges de sang, cet homme qui se tenait devant eux. Son aspect pâle, mince, délicat semblait efféminé à côté des effrayants et barbares visages des guerriers russes ; et près de toutes ces lances et ces haches de combat, de ces armures bossuées, de ces casques usés, de ces manteaux de peaux d’ours et de loups, son habit, à lui, contrastait évidemment : il était vêtu d’une robe grise attachée à la taille par une corde, telle que les portent les moines chrétiens.

Son visage était calme ; jamais, certainement, ni le chagrin, ni la crainte, ni la colère n’avaient agi sur lui, et le meilleur observateur consciencieux aurait remarqué que ce n’était pas un homme ordinaire. Bien qu’il était sans défense, il se tenait parmi ces rudes figures comme s’il était leur chef.

Douze mois auparavant, ce moine était encore obscur et méconnu. Vivant dans un des plus misérables quartiers de Constantinople, il travaillait jour et nuit pour les malheureux bannis. Un jour, un message de Vladimir de Russie arriva, demandant qu’un prêtre lui fût envoyé pour l’initier à la nouvelle religion dont il avait souvent entendu parler. Mais brave comme le clergé grec était, les moines tremblèrent tous à la pensée de s’aventurer dans une région qui était aussi périlleuse aux étrangers que l’Afrique l’est de nos jours. Et, le père Sylvestre, un des moines, dit simplement : « J’irai ». Il partit et, parmi ces hommes terribles qui croyaient peu et ne craignaient rien, il était déjà aussi puissant que le Prince Vladimir lui-même.

— « Veux-tu vivre avec nous et être mon fils ? » demanda le moine en présentant la main à l’enfant blessé et en souriant d’un sourire si doux et si aimant que sa figure ridée eut une expression d’ineffable bonté.

— « Que le grand Prince des Russes jure d’être bon envers ma mère et de ne pas me faire esclave », répondit l’enfant promptement, « et je jurerai de vous être fidèle ainsi qu’à lui ».

— « Je jure sur mon arme », dit Vladimir en levant sur sa hache sa vigoureuse main, « que ta mère et toi n’aurez rien à craindre de moi ». L’enfant devait être satisfait car jamais un Russe n’avait brisé un pareil serment. Le petit Tartare leva ses minces doigts sur la main musculaire du Prince et dit :

— « Je jure sur la tête de notre cheval de guerre Khan (le serment le plus sacré des Tartares) de vous être fidèle ainsi qu’au chef chrétien, dans la vie comme dans la mort »[2].

Vladimir lui donna une claque amicale sur l’épaule, puis fit signe à deux de ses guerriers qui, à la hâte, firent de leurs lances et de leurs boucliers une grossière civière sur laquelle ils emportèrent la femme malade, pendant que son fils, à côté d’elle, lui tenait tendrement sa main maigre et fiévreuse.

— « Mon fils », chuchota Sylvestre au Prince, tout en suivant, « rappelle-toi un autre vœu que tu as formulé ? »

— « Oui, mon père », répondit Vladimir. « J’ai fait vœu de devenir chrétien si je gagnais cette bataille ; vous verrez sous peu, que je ne l’oublierai pas ».


  1. Le titre de Tsar fut attribué pour la première fois, par Ivan le Terrible, il y a 300 ans. Les premiers souverains russes étaient appelés « Veliki Knyaz » (Grand Prince) que l’on traduit maintenant par « Grand Duc ».
  2. Un traité entre le prédécesseur de Vladimir, Sviatoslav, et l’empereur grec (duquel traité une copie existe encore) établit expressément que les Russes ont « juré sur leurs armes de l’observer fidèlement. »