Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/La Grande Idole de Kief

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CHAPITRE III.
La Grande Idole de Kief

Le lendemain de la bataille toute la ville de Kief (alors capitale de la Russie) était pleine d’animation pour assister au retour triomphant du Prince Vladimir et de ses hommes amenant avec eux les prisonniers et le butin. Les enfants, les femmes, les vieillards sortant de leurs habitations — cabanes de pieux grossiers enduits de boue et couverts d’herbes sèches — regardaient les captifs qui, de leur côté, observaient les Russes de leurs yeux profonds et à demi-intimidés.

Le matin suivant, l’animation s’accrut encore. La foule circulait devant le palais princier bâti sur la plus haute colline où Kief était construite. C’était un bâtiment long, bas qui, quoique trouvé très grand aux yeux des simples russes, ressemblerait aujourd’hui à une mauvaise écurie.

La raison de cette agitation était naturelle pourtant. Sur la place en face du palais — place où se tenait ordinairement le marché — du côté le plus éloigné de la route, une monstrueuse figure de sept à huit pieds de haut était hissée sur une plate-forme grossièrement érigée. C’était une image hideuse, sculptée et peinte affreusement et regardant partout à la fois comme les têtes qui ornèrent les vaisseaux des pirates lorsqu’ils hantaient les côtes d’Europe dans les temps orageux.

L’effroyable épouvantail, dont le bras droit tendu semblait vouloir jeter une épée ou tenir en main une proie, que des crocs noirs et immenses sortant de sa bouche attendaient pour dévorer, n’était autre que l’image de Peroon, le Dieu de la foudre que les Russes payens avaient adoré jusqu’à présent, et devant qui on devait immoler les prisonniers de guerre. Sylvestre connaissait ces coutumes barbares ; c’était dans ce but qu’il avait rappelé à Vladimir le serment prêté avant la bataille.

À peine les premiers rayons du soleil levant avaient-ils brillé sur la plaine, que la place du marché fut envahie par une foule avide qui se pressait et se poussait vers le groupe des prisonniers qui, les mains liées derrière le dos, étaient rangés autour de l’idole. Derrière ces condamnés un groupe d’êtres aux figures encore plus sauvages, les regardaient avec une convoitise cruelle. Ils étaient velus, leurs membres étaient décharnés, leurs corps qui portaient des cicatrices horribles étaient nus jusqu’à la ceinture, leurs poitrines étaient ornées de colliers de dents humaines, comme le sont maintenant encore les sorciers du Zoulouland. C’était les prêtres du Dieu de la Foudre dont le devoir consistait à sacrifier les victimes mourant en son honneur.

Le son du cor annonça l’arrivée du Prince qui venait prendre part à la cérémonie du jour.

Lorsqu’il sortit de son palais, ses gardes firent résonner leurs épées et leurs haches pour réjouir leur chef du bruit familier des armes de guerre. C’étaient tous de robustes et beaux hommes, cueillis parmi la fine fleur de l’armée de Vladimir ; mais le grand gouverneur des Russes était, par son maintien et par sa vigueur, le plus beau de tous ces guerriers.

La stature ambitieuse du Prince cachait presque complètement le moine, qui le suivait, tant celui-ci semblait petit à côté du grand soldat ; mais les lèvres de Sylvestre et ses grands yeux profonds et méditatifs démontraient en lui un esprit que Vladimir lui-même avait appris longuement à révérer et à obéir. L’un à côté de l’autre, ils représentaient, le premier la barbarie du moment, le second la civilisation future — le guerrier par sa vigueur corporelle, le sage par sa vigueur intellectuelle.

Simple et impulsif comme un enfant, malgré tous ses terribles renoms, le grand Russe entrevit la défaite prochaine des prêtres sauvages, et un large rire, contrastant étrangement avec les visages épouvantables des soldats usés par la guerre, illumina sa face courageuse.

— « Enfants », s’écria-t-il à la foule impatiente qu’il dépassait d’une demi-tête, « écoutez-moi bien, car j’ai d’importantes choses à vous communiquer ! Vous avez entendu parler, sans doute, de cette nouvelle religion appelée Christianisme que les hommes du sud ont apprise ? Or, ce sage homme de Tsargrad (Constantinople) m’a beaucoup parlé d’elle et je crois qu’une religion qui fait des hommes sages, forts et bons, qui enseigne toujours quelque chose de meilleur, doit être une religion très utile à connaître. Aussi avais-je fait serment de devenir chrétien si je gagnais cette bataille ; or, comme les Tartares ont été vaincus, je suis prêt à me convertir ».

Un tremblement de terre les eut engloutis tous qu’ils auraient été moins stupéfaits. Il y eut un moment de silence étonné, brisé soudain par un furieux cri et un être hideux, les bras levés sauvagement, bondit vers le Prince. C’était Yarko, le grand prêtre du Dieu de la Foudre.

— « Fils de Sviatoslav », cria-t-il d’une voix formidable, « prends garde à ce que tu vas faire ! Veux-tu abandonner les Dieux de tes ancêtres pour celui de la Grèce menteuse qui tua ton père et les plus braves de ses guerriers et amena la honte et le chagrin sur toute la Russie ? »

Un cri de rage s’éleva de la foule à l’allusion piquante de la défaite de Sviatoslav et de son armée, quelques années auparavant, par les Bulgares conduits par Jean Zimiscès. Les paroles de Yarko faillirent plonger dans une fureur complète les fiers soldats de Vladimir qui portaient encore les cicatrices de cette bataille fatale.

L’artificieux prêtre vit son avantage et continua :

— « Nous avons imploré Peroon en ta faveur et tu es victorieux. Et maintenant tu ne veux pas immoler les prisonniers qui lui sont dûs ? Sois sage, ô Prince, laisse les Grecs et leur faux Dieu de côté et reviens à Peroon, le chef des Dieux, que tes pères ont toujours adoré. Répands devant lui le sang de ces loups tartares, et remercie-le pour la victoire qu’il t’a donnée. Car si tu ne le fais pas « (et ici les paroles de Yarko devinrent âpres et menaçantes comme le sifflement d’un serpent mourant) » ton épée faillira dans la bataille et les éclairs du Dieu de la Foudre frapperont ta ville et la brûleront avec toi ».

Les joues hâlées de Vladimir pâlirent car ce terrible soldat qui ne craignait pas la force humaine, s’effrayait aisément d’une terreur invisible et superstitieuse. Ces paroles produisirent le même effet sur la foule attentive d’où s’élevèrent des voix irritées.

— « Le prêtre parle bien, frères ; nos vieilles coutumes ne doivent pas être changées ».

— « Ce chien ne se mettrait-il pas au dessus des guerriers russes ? »

— « Ce qui était bon pour nos pères, sera bon également pour nous ».

Yarko vit l’excitation que ses paroles avaient produite et remarquant l’hésitation du Prince, pensa de frapper le coup décisif.

— « Vois », cria-t-il d’une voix terrible en montrant un nuage orageux dans le lointain, le « Dieu de la Foudre prépare ses feux pour te consumer parce que tu veux le tromper ».

Un faible grondement de tonnerre sembla être l’écho de ses paroles et l’excitation atteignit son comble. Les mains se serrèrent, les dents se montrèrent, les armes furent brandies ; et un murmure courut à travers la foule qui s’agitait comme une mer troublée.

— « Regardez », continua le prêtre furieux, en étendant sa maigre main vers l’enfant Tartare que Féodor avait sauvé durant la bataille, « ici, parmi nous, se tient le louveteau que notre Prince épargne par ordre du chien grec. Quelle surprise y a-t-il à ce que Peroon soit fâché ? Guerriers de Kief ! saisissez le jeune Tartare et le Grec menteur, et tuez-les tous deux devant notre Dieu ! »

Instantanément les autres prêtres s’élancèrent pour obéir à cet ordre sauvage et la foule s’apprêta à les aider. Un moment de plus et c’était fini ; mais tout à coup Sylvestre s’élança au devant d’eux et levant sa figure calme et intrépide vers la cohue mugissante, il cria :

— « Arrière ! »

Son regard était si profond et si impérieux, sa voix fut si saisissante que les Russes s’arrêtèrent un instant, étonnés, et ce moment suffit à Sylvestre.

— « Laissez les guerriers russes m’entendre », s’écria-t-il, « ils sont trop braves pour condamner des hommes inconnus. « Tu dis », continua-t-il en se tournant vers Yarko, « que le Dieu de la Foudre est furieux contre le Prince parce que celui-ci désire devenir chrétien. Contre qui était-il fâché alors, lorsqu’il foudroya cet arbre, là-bas ? »

Le prêtre resta perplexe ; le chêne que Sylvestre montrait avait été endommagé quelques années plus tôt alors que le nom de christianisme n’avait pas encore pénétré en Russie. Yarko restait silencieux et confus, pendant que les Russes, variables et impressionnables comme des enfants, commençaient à grommeler ouvertement sur sa défaite.

— « Tu dis », continua Sylvestre, « que c’est Peroon qui rendit le Prince victorieux des Tartares ; mais le Prince avait fait serment avant la bataille de se convertir s’il la gagnait. Peroon ne savait-il pas cela ? Et s’il le savait pourquoi lui a-t-il laissé emporter la victoire ? »

De nouveau Yarko se tint silencieux, grinçant des dents dans une rage embarrassée, tandis qu’un rire distinct courut parmi les spectateurs.

— « Dites ce que vous voulez, camarades », cria une voix, « ce Grec est un sage homme ».

— « Oui, il l’est, il m’a guéri de ma blessure alors que tout le monde croyait à ma mort ».

— « Et il nous a montré la façon de construire des murs solides et de faire des bâteaux qui sont de loin meilleurs que les nôtres ».

Yarko vit de nouveau que le courant était contre lui et il tenta un suprême effort.

— « Si votre Dieu est plus fort que le nôtre », cria-t-il impérieusement, « comment cela se fait-il que, en guerre, vous soyez toujours battus ? »

Le prêtre rusé croyait blesser Sylvestre par cette allusion à la défaite et la mort de Sviatoslav pendant l’invasion de l’empire grec, allusion qui, faite devant de tels auditeurs, coûterait probablement la vie au moine. Mais celui-ci n’était pas à surprendre si aisément.

— « Quelques-unes de nos guerres ont été injustes », répondit-il. « Comment se pourrait-il que Celui que nous appelons « le Juste et le Saint » les favorisât ? Parfois nous avons combattu parce que nous étions orgueilleux de notre force, et notre Livre Saint dit que « Dieu s’oppose à l’orgueil ». Mais répondez-moi ; la Russie a possédé un roi puissant, sage et brave qui adorait Peroon et lui fit de riches offrandes. Comment mourut-il ? Ce roi alla combattre bien loin et périt avec toute son armée. Si Peroon est vraiment reconnaissant à ses amis et assez puissant pour les protéger, pourquoi ne sauva-t-il pas le Prince Sviatoslav ? »

Yarko, pris dans son propre piège, resta hébété, ce pendant qu’un cri d’approbation monta de la foule, faisant voir que les paroles de Sylvestre avaient produit de l’effet.

Le hardi moine ne leur donna pas le temps de se calmer. Vite, il saisit une hache, courut à travers les rangs des Tartares captifs, et d’un coup, ouvrit la poitrine de la hideuse idole. Alors, au lieu de la foudre vengeresse que les spectateurs terrifiés s’attendaient à voir, de l’intérieur de Peroon des cris aigus se firent entendre. Et, soudain, une demi-douzaine de gros rats gris s’échappèrent en toute hâte.

— « Voyez ! » cria Sylvestre de son immense voix, « la puissance de Peroon. Ayez peur, guerriers russes, d’un Dieu qui ne peut défendre les rats de le ronger. »

Un rire fou, formidable secoua la terre, et le peuple, mené par Vladimir lui-même, arracha l’idole de son piédestal, la frappa de coups de bâton et de hache et la traîna au bas de la colline où elle fut jetée dans le Dniéper. Les prêtres payens s’esquivèrent comme des chiens battus ; les prisonniers furent délivrés et avant le coucher du soleil, l’idolâtrie sauvage n’existait plus en Russie.