Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Une aventure téméraire

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CHAPITRE X

Une Aventure téméraire


Le lendemain, au point du jour, Kief était sans dessus dessous et des rapports contradictoires circulaient de tous côtés. Quelques-uns disaient que les Tartares étaient entrés en ville par un passage souterrain, d’autres qu’Ostap avait été assassiné, d’autres encore relataient qu’un Tartare, enchanté et magicien avait ouvert la porte d’Ouest brisant ses barreaux comme des fétus de paille.

Mais bientôt un cor de guerre résonna sur toute la ville, attirant les habitants à la porte occidentale où un spectacle étrange et affreux les attendait.

Sur la plate-forme, au-dessus de la porte, étaient assis en cercle des êtres silencieux — les vieux chefs de Kief, portant sur leurs cheveux la neige des longs hivers, et les cicatrices de maintes batailles, sur leurs visages usés par les temps. Au milieu du cercle, inflexible et immobile comme une statue, dominait la puissante stature de Sviatagor et à côté de lui, plus pâle que d’habitude, apparaissait Sylvestre.

Vis à vis de ses juges assemblés, les mains liées derrière le dos et les chevilles attachées par une lanière de cuir, se dressait le traître Ostap. Rien ne semblait vivre en lui, sauf ses yeux gris où une étincelle de férocité languissait.

Le soleil levant éclairait une foule compacte tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murailles. Toute la population de Kief était entassée dans l’espace peu large de la porte d’Ouest, pendant que les masses noires de l’armée tartare, attirées aussi par les sons du cor, s’amassaient au pied de la colline regardant, de leurs petits yeux brillants, ces quelques visages sombres, au sommet de la muraille, se silhouettant sous le ciel brillant du matin.

Dans un silence morne et sinistre, Sviatagor se leva lentement et cria d’une voix semblable au rugissement d’une tempête hivernale à travers les forêts de pins :

— « Guerriers de Kief ! vous voyez cet homme ; nous avons eu confiance en lui et nous l’avons chéri comme un frère. Vous allez entendre ce qu’il a fait et, vous-mêmes, vous serez ses juges. »

Il fit un signe, et Cyril, s’avançant d’un pas, raconta comment il avait suivi Ostap, la veille, sans être aperçu, et comment il avait entendu son signal aussitôt répété par les Tartares à l’extérieur de la ville et la façon dont il avait abattu le traître au moment celui-ci allait faire pénétrer dans la garnison, des troupes ennemies.

Les soldats qui avaient vu Ostap sans connaissance tenant encore un barreau de la porte en main, confirmèrent les paroles de Cyril ; d’autres déclarèrent que c’était ce traître qui les avait fait quitter leur poste en les appelant à la porte du fleuve.

— « Père Sylvestre, », demanda Sviatagor, « n’avez-vous rien à dire ? » Le moine rencontra un regard de haine mortelle que lui lança le prisonnier et répondit avec son calme habituel :

— « Non, rien. »

Le regard féroce s’évanouit sur la figure d’Ostap et fut remplacé par une admiration embarrassée et stupéfaite. Cet homme qu’il avait tenté de tuer, refusait de le dénoncer ! Ce moine dédaignait même de mentionner une injure qui le concernait !

Mais la clémence généreuse de Sylvestre n’aidait à rien. Ce qui avait été dit déjà suffisait aux Russes pour sceller le destin des hommes.

— « Frères, » s’écria Sviatagor, « vous avez tous entendu. Que mérite ce traître ? »

Instantanément, comme le roulement du tonnerre, il n’y eut dans le silence rompu qu’un seul cri :

— « La mort ! »

— « Vous entendez », dit Sviatagor au prisonnier. « Qu’avez-vous à répondre ? »

Alors le condamné s’éleva de toute sa hauteur et relevant la tête orgueilleusement, il regarda ses juges avec un défi dédaigneux et dur.

— « Ce que j’ai à répondre ? Rien. Je ne veux pas que vous ayiez pitié de moi, et je ne vous demande rien. J’espérais rétablir, dans cette ville élue, l’ancienne dignité du Dieu de la Foudre ; et maintenant que j’ai perdu, je ne tiens pas à vivre plus longtemps. Que la malédiction de Peroon retombe sur vous ! Frappez ! »

Le coup mortel s’abattit, mais personne ne s’en aperçut, tant les spectateurs étaient stupéfaits par cette surprenante révélation ; lorsque Ostap parla de « Peroon, le Dieu de la Foudre », ses paroles jetèrent la lumière dans les esprits. Sylvestre même tressaillit en regardant l’homme mort, près de lui, tandis que la figure basanée de Cyril pâlit et ses lèvres, murmurèrent :

— « C’est Yarko, le grand prêtre de Perron ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès lors le siège de la ville commença, car les Tartares désespérant d’arriver à leur but par des stratagèmes et furieux de la découverte et de la mort de leur émissaire dont ils avaient espéré, par son aide, gagner la ville sans combattre, attaquèrent sérieusement. Ayant recours à leur nombre supérieur, ils menaçaient à la fois plusieurs points de la ville et feignaient d’attaquer tantôt ici, tantôt là, jusqu’à ce que la poignée de défenseurs, constamment sur le qui-vive, fut harassée.

Sur ces entrefaites des nuées de cavaliers tartares voltigeaient incessamment autour des murs, envoyant dans la ville, en galoppant, une grêle tellement épaisse de flèches, que les Russes, quoique soigneusement à l’abri, perdaient beaucoup d’hommes chaque jour, perte qui affaiblissait énormément leurs maigres troupes.

Sviatagor et Sylvestre furent infatigables et ranimèrent les esprits déprimés qui faisaient face à ces moments pénibles aussi bravement que possible, mais ni leur courage, ni les efforts désespérés de leurs chefs ne pouvaient les mettre à l’abri de la lente et glaciale horreur qui les hantait tous, bien que personne n’osait y donner cours — la crainte de la famine.

Ce n’était pas en vain, vraiment. L’eau qu’ils avaient en abondance se puisait dans les citernes spéciales de la ville : mais la nourriture commençait déjà à faire défaut, car la fuite des villageois, qui avaient cherché un refuge à Kief, devant l’armée ennemie, donnaient à la garnison beaucoup de bouches additionnelles à nourrir au moment où, par malheur, les secours manquaient.

La nécessité de réduire la ration journalière (qui avait déjà été diminuée de moitié) troublait fortement Sviatagor qui savait bien que ses soldats — capables pour l’instant de renverser les Tartares — ne pourraient plus tenir lorsque les vivres manqueraient. Mais l’intelligence de Sylvestre prévoyait un autre danger plus immédiat. Il se doutait qu’Octaï Khan, qui était habile dans les différents genres de combat, assemblerait quelques-uns de ses chariots en forme de rude hangar ou d’appentis, à l’abri duquel un corps ennemi, avançant vers les remparts, serait complètement protégé contre les flèches et les pierres lancées du haut de l’enceinte, et arriverait au mur pour le saper ou y enfoncer une porte.

Le moine prévoyant ce péril, prit des mesures contre lui. Il ne perdit point de temps et envoya chercher quelques charpentiers et forgerons, les meilleurs que l’on puisse trouver en ville et il eut avec eux une conversation qui les étonna grandement.

Il fut bientôt raconté partout que le père Sylvestre avait inventé une machine qui détruirait toute l’armée tartare en une fois, et une foule ardente vint s’attrouper sur la place où les ouvriers commençaient leur travail. Mais tout ce qu’elle vit, ce fut un amas confus de bûches et de barres de fer dont les travailleurs eux-mêmes ne pouvaient en expliquer l’usage.

Le lendemain matin les craintes de Sylvestre s’étaient pleinement réalisées. Le regard perçant de Cyril distingua au milieu du camp tartare plusieurs chariots attachés ensemble et autour desquels une troupe d’hommes circulaient sans cesse. C’était maintenant une lutte ingénieuse et originale : qui serait prêt le premier de l’appentis tartare ou de l’engin russe, tous deux faits pour détruire ? Il semblait que l’ennemi aurait fini son œuvre le premier.

Sviatagor avait réuni ses chefs pour considérer ce qu’il y avait de mieux à faire lorsque Cyril pénétra tout à coup au milieu d’eux et dit :

— « Père, nous devons absolument avoir de l’aide le plus vite possible ; il vaut mieux qu’un homme risque sa vie pour sauver celle de tous les citadins. Je quitterai Kief et passant à travers les lignes adversaires, j’irai dire au Prince Vladimir que sa ville est en danger. »

L’offre était tellement inattendue et tellement étonnante que les guerriers assemblés se regardèrent ne sachant que dire. À la fin, Féodor brisa le silence.

— « Non, non, mon ami, cela ne peut pas être. Il ne sera pas dit que nous enverrons un enfant mourir pour nous sauver. J’ai tué votre père, et je n’aiderai nullement à vous faire tuer aussi. Si quelqu’un doit partir, ce sera moi. »

— « Pouvez-vous vous faire passer comme tartare ? » demanda Cyril.

La question était juste et Féodor resta silencieux ; Cyril expliqua son plan. Il se laisserait tomber au bas des remparts, la nuit, par une corde et pénétrant dans le camp ennemi, inaperçu, il le traverserait, étant Tartare lui-même, sans attirer l’attention. Une fois arrivé là, il prendrait un des chevaux écartés et partirait au galop pour Kamenskoë.

— « Une armée met huit jours pour y arriver, » dit-il, « mais un Tartare sur un cheval tartare n’en restera que trois ; et, en outre, il se peut que le grand Prince soit de retour. Dans dix jours, père, si je ne suis pas tué, vous serez sauvés. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, au point du jour, une des sentinelles ennemies — la plus proche, vit un enfant rôdant, la mine attristée, sur la pente de la colline en tenant une bride tartare en main.[1]

— « N’avez-vous pas vu un cheval égaré quelque part, par ici ? » demanda l’enfant d’une voix triste.

— « Un cheval ? » répondit le Tartare (qui était un peu blagueur) en regardant en riant les innombrables chevaux qui paissaient dans la vaste plaine, au-dessous de lui. « Comment aurai-je vu un cheval, ici ? Ne pouvez-vous voir, par vous-même, qu’il n’y en a pas dans cette région ? »

L’enfant, évidemment le cœur fendu de se voir railler alors qu’il avait tant de peine, regarda la sentinelle d’une mine renfrognée, et s’en alla lentement vers le camp.

— « Vous n’avez pas vu un cheval ? » demanda-t-il à un autre homme qu’il rencontra sur son chemin.

— « Non, je n’ai pas vu de cheval, » répondit l’autre, « mais j’avais rencontré un âne, et quelle merveille, je le revois ! »

Aussi loin que le pauvre enfant alla, ce furent des railleries et des moqueries impitoyables. On lui demanda combien de pattes son cheval possédait ; d’autres s’enquérirent si c’était un cheval vivant ou mort, et un dernier enfin, particulièrement railleur, dit d’un air sérieux ;

— « Oui, je me rappelle, j’ai vu un cheval avant-hier, mais il était si délicat que je l’ai mangé. J’ai conservé un morceau de sa crinière, si vous voulez en goûter ? »

Mais ces moqueurs auraient été moins joyeux, s’ils avaient entendu ce que disaient au même moment, un petit groupe d’hommes, observant du haut des murailles de Kief le camp ennemi.

— Il a passé la première sentinelle. Bravo, Cyril ! »

— « Voyez, il s’arrête pour parler à un second Tartare. C’est un audacieux compagnon, vraiment ! »

— « Regardez, il est près du camp à cette heure ! »

— « Il y entre et il passe inaperçu. »

— « Où est-il maintenant ? Je ne puis plus le voir. »

Où, en effet ? Parmi cette grande armée la petite forme de l’enfant héroïque s’était perdue comme une goutte de pluie dans la mer.

En vain le groupe anxieux regarda le plus possible, les hommes observèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Cyril ne fut plus visible et personne n’aurait pu dire s’il avait réussi ou échoué dans la périlleuse aventure où il ne s’agissait non pas seulement de la vie de l’enfant tartare, mais de la vie de tous les habitants de Kief.


  1. Le stratagème audacieux attribué ici à Cyril est historique et peut être trouvé chez les plus vieux chroniqueurs russes.