Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre IV/IV

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (1p. 110-125).
◄  III
CHAPITRE V  ►

IV


Le Japon. — Départ des trois Polo avec la fille de l’empereur et les ambassadeurs persans. — Saïgon. — Java. — Condor. — Bintang. — Sumatra. — Les Nicobar. — Ceylan. — La côte de Coromandel. — La côte de Malabar. — La mer d’Oman. — L’île de Socotora. — Madagascar. — Zanzibar et la côte africaine. — L’Abyssinie. — L’Yémen, l’Hadramant et l’Oman. — Ormuz. — Retour à Venise. — Une fête dans la maison des Polo. — Marco Polo prisonnier des Génois. — Mort de Marco Polo, vers 1323.

Marco Polo, après avoir heureusement terminé cette exploration, revint sans doute à la cour de Kublaï-Khan. Il fut encore chargé de missions diverses, que rendait faciles sa connaissance des langues mongole, turque, mantchoue et chinoise. Il fit probablement partie d’une expédition entreprise dans les îles de l’Inde, et remit à son retour un rapport détaillé sur la navigation de ces mers encore peu connues. Les divers incidents de sa vie ne sont pas nettement déterminés à partir de cette époque. Sa relation donne des détails circonstanciés sur l’île de Cipangu, nom appliqué au groupe d’îles qui composent le Japon ; mais il ne paraît pas qu’il soit allé dans ce royaume. Le Japon était alors un pays renommé pour ses richesses, et vers 1264, quelques années avant l’arrivée de Marco Polo à la cour tartare Kublaï-Khan avait tenté de le conquérir. Sa flotte arriva heureusement à Cipangu, s’empara d’une citadelle, dont les défenseurs furent passés au fil de l’épée ; mais une tempête dispersa les vaisseaux tartares, et l’expédition ne produisit aucun résultat. Marco Polo raconte cette tentative avec détails, et il cite différentes particularités relatives aux mœurs des Japonais.

Cependant, depuis dix-sept ans, sans compter les années employées au voyage de l’Europe à la Chine, Marco Polo, son oncle Matteo et son père Nicolo étaient au service de l’empereur. Ils avaient un vif désir de revoir leur patrie ; mais Kublaï-Khan, très-attaché à eux et très-appréciateur de leurs mérites, ne pouvait se décider à les laisser partir. Il fit tout pour vaincre leur résolution, et il leur offrit d’immenses richesses s’ils consentaient à ne jamais le quitter. Les trois Vénitiens persistèrent dans leur dessein de retourner en Europe, mais l’empereur refusa absolument d’autoriser leur départ. Marco Polo ne savait comment tromper la surveillance dont il était l’objet, quand un incident fit revenir Kublaï-Khan sur sa détermination.

Un prince mongol, Arghun, qui régnait en Perse, avait envoyé une ambassade à l’empereur pour lui demander en mariage une princesse du sang royal. Kublaï-Khan accorda au prince Arghun la main de sa fille Cogatra, et il la fit partir avec une suite nombreuse. Mais les contrées que l’escorte essaya de traverser pour se rendre en Perse n’étaient pas sûres ; des troubles, des rébellions arrêtèrent bientôt la caravane, qui dut revenir, après quelques mois, à la résidence de Kublaï-Khan. C’est alors que les ambassadeurs persans entendirent parler de Marco Polo comme d’un navigateur instruit qui avait quelque habitude de l’océan Indien, et ils supplièrent l’empereur de lui confier la princesse Cogatra, afin qu’il la conduisît à son fiancé en traversant ces mers moins périlleuses que le continent.

Kublaï-Khan accéda enfin à cette demande, non sans difficultés. Il fit équiper une flotte de quatorze vaisseaux à quatre mâts, et il l’approvisionna pour un voyage de deux années. Quelques-uns de ces bâtiments comptaient deux cent cinquante hommes d’équipage. C’était, on le voit, une importante expédition, digne de l’opulent souverain de l’empire chinois.

Matteo, Nicolo, Marco Polo partirent avec la princesse Cogatra et les ambassadeurs persans. Fut-ce pendant cette traversée, qui ne dura pas moins de dix-huit mois, que Marco Polo visita les îles de la Sonde et de l’Inde, dont il fait une description complète ? on peut l’admettre dans une certaine mesure, surtout en ce qui concerne Ceylan et le littoral de la péninsule indienne. Nous allons donc le suivre pendant tout le cours de sa navigation et relater les descriptions qu’il donne de ces pays, imparfaitement connus jusqu’alors.

Ce fut vers 1291 ou 1292 que la flotte, commandée par Marco Polo, quitta le port de Zaitem, que le voyageur avait atteint pendant son voyage à travers les provinces méridionales de la Chine. De ce point, il se dirigea directement sur la vaste contrée de Cianba, située au sud de la Cochinchine, qui comprend la province actuelle de Saigon appartenant à la France. Le voyageur vénitien avait déjà visité cette province, probablement vers l’an 1280, en remplissant une mission dont l’empereur l’avait chargé. À cette époque, Cianba était tributaire du grand khan, et lui payait un tribut annuel consistant en un certain nombre d’éléphants. Lorsque Marco Polo parcourut ce pays avant la conquête, le roi qui le gouvernait n’avait pas moins de trois cent vingt-six enfants, dont cent cinquante étaient en état de porter les armes.

En quittant la péninsule cambodjienne, la flotte se dirigea vers la petite île de Java, dont Kublaï-Khan n’avait jamais pu s’emparer, île qui possède de grandes richesses, et qui produit en abondance le poivre, la muscade, le cubèbe, le girofle et autres précieuses épices. Après avoir relâché à Condor et à Sandur, à l’extrémité de la péninsule cochinchinoise, Marco Polo atteignit l’île de Pentam (Bintang), située près de l’entrée orientale du détroit de Malacca, et l’île de Sumatra, qu’il nomme Java-la-Petite. « Cette île est tellement au midi, dit-il, que jamais on n’y voit l’étoile polaire », — ce qui est vrai pour les habitants de sa partie méridionale. C’est une fertile contrée, où le bois d’aloès pousse merveilleusement ; on y rencontre des éléphants sauvages, des rhinocéros, que Marco Polo appelle des licornes, et des singes qui vont par troupes nombreuses. La flotte fut retenue pendant cinq mois sur ces rivages par suite du mauvais temps, et le voyageur mit ce temps à profit pour visiter les principales provinces de l’île, telles que Samara, Dagraian, Labrin qui compte un grand nombre d’hommes à queue, — évidemment des singes, — et Fandur, c’est-à-dire l’île Panchor, où pousse le sagoutier, duquel on tire une farine qui sert à fabriquer un pain excellent.

Enfin, les vents permirent aux vaisseaux de quitter Java-la-Petite. Après avoir touché à l’île Necaran, qui doit être l’une des Nicobar, et au groupe des Andaman, dont les naturels sont encore anthropophages comme au temps de Marco Polo, la flotte, prenant la direction du sud-ouest, vint atterrir sur les côtes de Ceylan. « Cette île, dit la relation, était bien plus grande autrefois, car elle avait trois mille six cents milles, d’après ce que l’on voit dans la mappemonde des pilotes de cette mer ; mais le vent du nord souffle si fort en ces parages qu’il a fait enfoncer une partie de l’île sous l’eau », tradition que l’on retrouve encore parmi les habitants de Ceylan. C’est là que se recueillent en abondance les « nobles et bons » rubis, les saphirs, les topazes, les améthystes et autres pierres précieuses, telles que grenats, opales, agates et sardoines. Le roi du pays possédait à cette époque un rubis long d’une paume, gros comme le bras d’un homme, vermeil comme du feu, et que le grand khan voulut vainement acheter à ce souverain au prix d’une cité.

A soixante milles à l’ouest de Ceylan, les navigateurs rencontrèrent la grande province de Maabar, qu’il ne faut pas confondre avec le Malabar, situé sur la côte occidentale de la péninsule indienne. Ce Maabar forme le sud de la côte de Coromandel, très estimée pour ses pêcheries de perles. Là fonctionnent des enchanteurs qui rendent les monstres marins inoffensifs aux pêcheurs, sortes d’astrologues dont la race s’est perpétuée jusqu’aux temps modernes. Marco Polo donne ici d’intéressants détails sur les mœurs des indigènes, sur la mort des rois du pays, en l’honneur desquels les seigneurs se jettent dans le feu, sur les suicides religieux, qui sont fréquents, sur le sacrifice des veuves, que le bûcher attend à la mort de leurs maris, sur les ablutions bi-quotidiennes dont la religion fait un devoir, sur l’aptitude de ces indigènes à devenir bons physionomistes, sur leur confiance aux pratiques des astrologues et des devins.

Après avoir séjourné sur la côte de Coromandel, Marco Polo s’éleva au nord jusqu’au royaume de Muftili, dont la capitale est actuellement la ville de Masulipatam, principale cité du royaume de Golconde. Ce royaume était sagement gouverné par une reine, veuve depuis quarante ans, qui voulut rester fidèle à la mémoire de son époux. En ce pays, on exploitait de riches mines de diamants, qui sont situées dans des montagnes, malheureusement infestées par un grand nombre de serpents. Mais les mineurs, pour récolter ces pierres précieuses, sans avoir rien à craindre des reptiles, ont imaginé un singulier moyen, dont on peut à bon droit contester l’excellence. « Ils prennent plusieurs morceaux de viande, dit le voyageur, et ils les lancent dans ces précipices escarpés où nul ne peut aller. Cette chair tombe sur les diamants, qui s’y attachent. Or, dans les montagnes vivent des aigles blancs qui font la chasse aux serpents ; quand ces aigles aperçoivent la viande au fond des précipices, ils fondent dessus et l’emportent ; mais les hommes, qui ont suivi les mouvements de l’aigle, dès qu’ils le voient posé et occupé à manger la viande, se mettent à pousser de grands cris ; l’aigle épouvanté s’envole sans emporter sa proie, de peur d’être surpris par les hommes ; alors ceux-ci arrivent, prennent la viande et ramassent les diamants qui y sont attachés. Souvent aussi, quand l’aigle a mangé les morceaux de viande, il rejette les diamants avec ses ordures, de sorte qu’on en retrouve dans leur fiente. »

Après avoir visité la petite ville de San-Thomé, située à quelques milles au sud de Madras, dans laquelle repose le corps de messire saint Thomas l’apôtre, Marco Polo explora le royaume de Maabar, et plus particulièrement la province de Lar, d’où sont originaires tous les « abraiaments » du monde, probablement les Brahmanes. Ces hommes, suivant la relation, vivent très vieux, grâce à leur sobriété et à leur abstinence ; quelques-uns de leurs moines atteignent cent cinquante ou deux cents ans, ne mangeant que du riz et du lait, et buvant un mélange de soufre et de vif-argent. Ces abraiaments sont des marchands habiles, superstitieux cependant, mais d’une remarquable franchise ; ils n’enlèvent rien à personne, ils ne tuent aucun être vivant, quel qu’il soit, et ils adorent le bœuf, qui est pour eux un animal sacré.

De ce point de la côte, la flotte revint à Ceylan, où, en 1284, Kublaï-Khan avait envoyé une ambassade qui lui rapporta de prétendues reliques d’Adam, et entre autres ses deux dents mâchelières ; car, à en croire les traditions des Sarrasins, le tombeau de notre premier père aurait été situé au sommet de la montagne escarpée qui forme le principal relief de l’île. Après avoir perdu de vue Ceylan, Marco Polo se rendit à Cail, port qui paraît avoir disparu des cartes modernes, et auquel abordaient alors tous les navires qui venaient d’Ormuz, de Kis, d’Aden et des côtes de l’Arabie. De là, doublant le cap Comorin, pointe de la péninsule, les navigateurs arrivèrent en vue de Coilum, la Coulam actuelle, qui était, au treizième siècle, une ville très-commerçante. C’est là qu’on recueille particulièrement le bois de sandal, l’indigo, et les marchands du Levant et du Couchant y viennent trafiquer en grand nombre. Le pays du Malabar est très fertile en riz ; les animaux sauvages n’y manquent pas, tels que les léopards, que Marco Polo appelle « des lions noirs, » puis des perroquets de différentes espèces, et des paons qui sont incomparablement plus beaux que leurs congénères d’Europe.

La flotte, abandonnant Coilum et prolongeant vers le nord la côte du Malabar, arriva sur les rivages du royaume d’Éli, qui tire son nom d’une montagne située sur la limite du Kanara et du Malabar ; là se récoltent le poivre, le gingembre, le safran et autres épices. Au nord de ce royaume s’étendait cette contrée que le voyageur vénitien appelle Melibar, et qui est située au nord du Malabar proprement dit. Les vaisseaux des marchands du Mangi venaient fréquemment trafiquer avec les indigènes de cette partie de l’Inde, qui leur fournissaient des cargaisons d’épices excellentes, des bougrans précieux et autres marchandises de prix ; mais leurs vaisseaux étaient trop souvent pillés par les pirates de la côte, qui passaient justement pour des gens de mer très-redoutables. Ces pirates habitaient plus particulièrement la presqu’île de Gohurat, aujourd’hui Goudjarate, vers laquelle la flottille se dirigea après avoir eu connaissance de Tanat, contrée où l’on recueille l’encens brun, et de Canbaot, maintenant Kambayet, ville qui fait un important trafic de cuirs. Après avoir visité Sumenat, cité de la presqu’île, dont les habitants sont idolâtres, cruels et féroces, puis Kesmacoran, probablement la cité actuelle de Kedge, capitale de cette contrée du Makran située à l’est de l’Indus, près de la mer, et la dernière ville de l’Inde entre l’occident et le nord, Marco Polo, au lieu de remonter vers la Perse, où l’attendait le fiancé de la princesse tartare, s’élança vers l’ouest à travers la vaste mer d’Oman.

Son insatiable passion d’explorateur l’entraîna ainsi pendant cinq cents milles jusqu’aux rivages de l’Arabie, où il relâcha aux îles Mâle et Femelle, ainsi nommées parce que l’une est uniquement habitée par les hommes et l’autre par leurs femmes, qu’ils ne visitent que pendant les mois de mars, d’avril et de mai. En quittant ces îlots, la flotte fit voile au sud vers l’île de Socotora, située à l’entrée du golfe d’Aden, et dont Marco Polo reconnut diverses parties. Il parle des habitants de Socotora comme d’enchanteurs habiles, qui par leurs charmes obtiennent tout ce qu’ils veulent et commandent aux ouragans et aux tempêtes. Puis, descendant encore de mille milles vers le sud, il poussa sa flotte jusqu’au rivage de Madagascar.

Aux yeux du voyageur, Madagascar est l’une des plus grandes et plus nobles îles qui soient au monde. Ses habitants sont très-adonnés au commerce, et particulièrement au trafic des dents d’éléphant. Ils se nourrissent principalement de chair de chameau, qui est une chair meilleure et plus saine qu’aucune autre. Les marchands qui viennent des côtes de l’Inde n’emploient que vingt jours à traverser la mer d’Oman ; mais, quand ils retournent, il ne leur faut pas moins de trois mois, à cause des courants contraires qui tendent incessamment à les rejeter dans le sud. Néanmoins, ils fréquentent cette île, car elle leur fournit le bois de sandal, dont il existe des forêts entières, et l’ambre, qu’ils échangent contre des draps d’or et de soie avec grand profit. Les animaux sauvages et le gibier ne manquent point à ce royaume, suivant Marco Polo ; léopards, ours, lions, cerfs, sangliers, girafes, ânes sauvages, chevreuils, daims, bestiaux, s’y rencontrent par troupes nombreuses ; mais ce qui lui parut merveilleux, ce fut ce prétendu griffon, ce « roc » dont il est tant question dans les Mille et Une Nuits, qui, dit-il, n’est pas, comme on le croit généralement, un animal moitié lion et moitié oiseau, capable d’enlever un éléphant dans ses serres. Cet oiseau si merveilleux était probablement l’épyornis maximus, dont on trouve encore des œufs à Madagascar.

De cette île, Marco Polo, remontant vers le nord-ouest, vint prendre connaissance de Zanzibar et de la côte africaine. Les habitants lui parurent démesurément gros, mais forts et capables de porter la charge de quatre hommes, « ce qui n’est pas étonnant, car ils mangent bien comme cinq. » Ces indigènes étaient noirs et marchaient tout nus ; ils avaient la bouche grande, le nez retroussé, les lèvres et les yeux gros, description exacte qui s’applique encore aux naturels de cette portion de l’Afrique. Ces Africains vivent de riz, de viande, de lait, de dattes, et fabriquent leur vin avec le riz, le sucre et les épices. Ce sont de vaillants guerriers qui ne craignent point la mort ; ils combattent sur des chameaux et des éléphants, armés d’un écu de cuir, d’une épée et d’une lance, et ils excitent leurs montures en les enivrant d’un breuvage capiteux.

Au temps de Marco Polo, suivant l’observation de M. Charton, les pays compris sous la dénomination de l’Inde se divisaient en trois parts : l’Inde majeure, c’est-à-dire l’Hindoustan et tout le pays situé entre le Gange et l’Indus ; l’Inde mineure, c’est-à-dire cette contrée située au delà du Gange, et comprise depuis la côte ouest de la péninsule jusqu’à la côte de la Cochinchine ; enfin l’Inde moyenne, c’est-à-dire l’Abyssinie et les rivages arabiques jusqu’au golfe Persique.

En quittant Zanzibar, ce fut donc cette Inde moyenne dont Marco Polo, remontant vers le nord, explora le littoral, et d’abord l’Abasie ou Abyssinie, où l’on fabrique de beaux draps de coton et de bougran, et qui est un pays très-riche. Puis, la flotte alla jusqu’au port de Zeila, presque à l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb, et enfin, suivant les rivages de l’Yémen et de l’Hadramaut, elle reconnut Aden, le port fréquenté de tous les navires qui commercent avec l’Inde et la Chine, Escier, grande cité, qui exporte une quantité considérable de chevaux excellents, Dafàr, qui produit un encens de première qualité, Calatu, maintenant Kalâjâte, située sur la côte d’Oman, et enfin Cormos, c’est-à-dire Ormuz, que Marco Polo avait déjà visitée, lorsqu’il se rendit de Venise à la cour du roi tartare.

C’est à ce port du golfe Persique que se termina la traversée de la flotte équipée par les soins de l’empereur mongol. La princesse était enfin arrivée sur les limites de la Perse, après une navigation qui n’avait pas duré moins de dix-huit mois. Mais, à ce moment, son fiancé, le prince Arghun, était mort, et le royaume était ensanglanté par la guerre civile. La princesse fut donc remise entre les mains du fils d’Arghun, le prince Ghazan, qui ne monta sur le trône qu’en 1295, lorsque l’usurpateur, frère d’Arghun, eut été étranglé. Ce que devint la princesse, on l’ignore ; mais, avant de se séparer de Marco, de Nicolo et de Matteo Polo, elle leur laissa des marques de sa haute faveur.

Ce fut probablement pendant qu’il était en Perse que Marco Polo recueillit des documents curieux sur la grande Turquie ; ce sont des fragments sans suite qu’il donne à la fin de sa relation, véritable histoire des khans mongols de la Perse. Mais ses voyages d’exploration étaient terminés. Après avoir pris congé de la princesse tartare, les trois Vénitiens, bien escortés et défrayés de toute dépense, prirent la voie de terre pour regagner leur patrie. Ils se rendirent à Trébizonde, de Trébizonde à Constantinople, de Constantinople à Négrepont, et ils s’embarquèrent pour Venise.

Ce fut en 1295, vingt-quatre ans après l’avoir quittée, que Marco Polo rentra dans sa ville natale. Les trois voyageurs, hâlés par les ardeurs du soleil, grossièrement vêtus d’étoffes tartares, ayant conservé dans leurs manières et leurs usages les modes mongoles, et déshabitués de parler la langue vénitienne, ne furent pas reconnus, même de leurs plus proches parents. D’ailleurs, depuis longtemps le bruit de leur mort s’était répandu, et on croyait ne jamais les revoir. Ils se rendirent à leur maison, dans le quartier Saint-Jean-Chrysostome, et ils la trouvèrent occupée par différents membres de la famille Polo. Ceux-ci accueillirent les trois voyageurs avec une extrême défiance, que méritait certainement leur apparence piteuse, et ils n’ajoutèrent aucune foi aux récits un peu extraordinaires que leur fit Marco Polo. Cependant, sur leur insistance, ils les admirent dans cette maison dont ils étaient les légitimes possesseurs. Quelques jours après, Nicolo, Matteo et Marco, voulant détruire jusqu’aux moindres soupçons qui planaient sur leur identité, donnèrent un magnifique repas suivi d’une fête splendide. Ils y convièrent les divers membres de leur famille et les plus grands seigneurs de Venise. Lorsque tous ces invités furent réunis dans la salle de réception, les trois Polo parurent vêtus de robes de satin cramoisi. Les convives passèrent dans la salle du repas, et le festin commença. Après le premier service, Marco Polo, son père et son oncle se retirèrent un instant et revinrent splendidement drapés dans de somptueuses étoiles de Damas qu’ils déchirèrent et distribuèrent par morceaux à leurs invités. Après le second service, ils se vêtirent de robes encore plus riches, faites en velours cramoisi, qu’ils gardèrent jusqu’à la fin de la fête. Ils reparurent alors simplement vêtus à la mode vénitienne.

Les convives, surpris, émerveillés par ce luxe de vêtements, ne savaient où leurs amphitryons voulaient en venir, quand ceux-ci firent apporter les habits grossiers qui leur avaient servi pendant le voyage ; puis, défaisant les coutures, arrachant les doublures, ils en firent ruisseler rubis, saphirs, escarboucles, émeraudes, diamants, toutes pierres précieuses du plus haut prix. Ces haillons cachaient d’immenses richesses. Ce spectacle inattendu dissipa tous les doutes ; les trois voyageurs furent immédiatement reconnus pour ce qu’ils étaient réellement, Marco, Nicolo, Matteo Polo, et les plus sincères compliments leur furent prodigués de toutes parts.

Un homme aussi célèbre que Marco Polo ne pouvait échapper aux honneurs civiques. Il fut appelé à la première magistrature de Venise, et comme il parlait sans cesse des « millions » du grand khan, qui commandait à des « millions » de sujets, on le nomma lui-même Messire Million.

Ce fut vers cette époque, en 1296, qu’une guerre éclata entre Venise et Gênes. Une flotte génoise, commandée par Lamba Doria, courait les flots de l’Adriatique et menaçait le littoral. L’amiral vénitien, Andréa Dandolo, arma aussitôt une flotte supérieure en nombre à la flotte génoise, et confia le commandement d’une galère à Marco Polo, qui passait justement pour un navigateur renommé. Cependant, à cette bataille navale du 8 septembre 1296, les Vénitiens furent vaincus, et Marco Polo, grièvement blessé, tomba au pouvoir des Génois. Les vainqueurs, connaissant et appréciant la valeur de leur prisonnier, le traitèrent avec beaucoup d’égards. Il fut conduit à Gênes, où les plus grandes familles, avides d’entendre ses récits, lui firent le plus gracieux accueil. Mais, si on ne se lassait pas de l’entendre, Marco Polo se lassa enfin de raconter, et, ayant fait en 1298, pendant sa captivité, la connaissance du Pisan Rusticien, il lui dicta le récit de ses voyages.

Vers 1299, Marco Polo fut rendu à la liberté. Il revint à Venise, où il se maria. Depuis cette époque, l’histoire est muette sur les divers incidents de sa vie. On sait seulement par son testament, daté du 9 janvier 1323, qu’il laissa trois filles, et l’on croit qu’il mourut vers cette époque, à l’âge de soixante-dix ans.

Telle fut l’existence de ce célèbre voyageur, dont les récits eurent une influence considérable sur le progrès des sciences géographiques. Il possédait à un degré éminent le génie de l’observation. Il savait voir comme il savait dire, et les explorations postérieures n’ont fait que confirmer la véracité de sa relation. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les documents tirés du récit de Marco Polo servirent de base aux études géographiques comme aux expéditions commerciales faites dans la Chine, l’Inde et le centre de l’Asie. Aussi la postérité ne peut-elle qu’approuver ce titre que les premiers copistes avaient donné à l’ouvrage de Marco Polo : « Le Livre des merveilles du monde. »