Défense des droits des femmes/00a

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Paris : Chez Buisson, lib., rue Haute-Feuille, n° 20 ; Lyon : Chez Bruyset, rue Saint-Dominique (p. 1-16).

ÉPITRE
DÉDICATOIRE,

À Monsieur Talleyrand-Périgord, ancien Évêque d’Autun.


Monsieur,

J’ai lu, avec beaucoup de plaisir, votre ouvrage sur l’éducation nationale ; c’est ce qui me détermine à vous dédier ce volume, chose que je fais pour la première fois de ma vie ; je me propose par-là de vous engager à le lire avec attention ; un motif de plus, c’est la ferme croyance où je suis d’être entendue de vous, bonheur que je n’aurai pas auprès de beaucoup de prétendus beaux-esprits, qui ne savent que faire des épigrammes contre des raisonnemens trop forts pour qu’ils y répondent. Je porte encore plus loin, Monsieur, ma confiance respectueuse en votre intelligence ; j’ose me promettre que vous ne jetterez pas mon livre de côté, et ne vous hâterez point de conclure que j’ai tort, parce que je n’ai pas vu comme vous. — Pardon de ma franchise ; je crois devoir vous observer que vous avez passé trop rapidement sur ce sujet, vous contentant de le considérer, aussi légèrement qu’autrefois ; quand les droits de l’homme, pour ne pas parler de ceux de la Femme, étoient foulés aux pieds, comme chimériques. — Je vous somme donc aujourd’hui de peser ce que j’ai avancé, relativement aux droits de la Femme, et à l’éducation nationale. — Et je vous rappelle à ce devoir avec la voix forte de l’humanité ; car j’ose croire, Monsieur, avoir raisonné sans passion. — Je plaide pour mon sexe, j’en conviens, mais non pour moi-même, Je regarde depuis long-tems l’indépendance, comme le plus grand bonheur de cette vie, et même comme la bâse de toute vertu ; — et cette indépendance, je me l’assurerai toujours, en resserrant mes besoins, dussai-je vivre sur des landes stériles.

Ce n’est donc qu’une affection pure pour toute l’espèce humaine, qui fait courir ma plume à l’appui de ce que je regarde comme la cause de la vertu ; c’est encore le même motif qui m’inspire le désir ardent de voir mon sexe placé de manière à ce qu’il avance, au lieu de le retarder, le progrès de ces grands principes qui rendent la morale substantielle. Dans le fait, mon opinion, relativement aux droits et aux devoirs de la Femme, me semble couler si naturellement de ces principes simples, que je regarde comme presque impossible de ne pas m’être rencontrée avec quelques-unes de ces têtes fortes et vastes, qui ont formé votre admirable constitution.

Il est certain que les lumières sont plus généralement répandues en France, que dans toute autre partie de l’Europe ; et je l’attribue en grande partie aux rapports sociaux, qui existent depuis long-tems entre les deux sexes ; mais je l’avouerai librement ; je crois que cette communication y a été gâtée, en ce qu’on a, pour ainsi dire, extrait l’essence même des plaisirs sensuels, pour en flatter le goût des voluptueux, et qu’on a vu prévaloir une espèce de libertinage sentimental qui, joint au systême de duplicité qu’enseignoit chez vous toute la marche du gouvernement politique et civil, a donné au caractère français une sorte de sagacité sinistre, qu’on ne sauroit rendre mieux que par le mot de finesse, et un poli apparent dans les mœurs, propre à en altérer la substance, en bannissant la sincérité du commerce de la vie. — Quant à la modestie, ce plus bel attrait de la vertu, jamais elle n’a reçu, même en Angleterre, d’aussi cruels outrages qu’en France, où l’on en est venu à ce point, que les Femmes ont traité de pruderie ce respect pour la décence que les brutes même observent par instinct.

Les usages et les mœurs se tiennent de si près, qu’on les a trop souvent confondus ; mais quoique les premiers ne soient que le reflet naturel des dernières, cependant quand différentes causes ont produit des usages corrompus et factices, qu’on saisit, et qu’on s’empresse d’imiter au sortir de l’enfance, la morale n’est bientôt plus qu’un vain nom. La réserve personnelle, le respect sacré pour la propreté, et les procédés délicats dans la vie domestique, méprisés presque généralement par les Femmes françaises, sont pourtant les bases sur lesquelles repose la modestie ; mais loin de continuer à les dédaigner, si la pure flamme du patriotisme est parvenue, jusques à leur cœur, elles travailleront aussi à perfectionner les mœurs de leurs concitoyens, en apprenant aux hommes non-seulement à respecter la modestie dans les Femmes, mais à l’acquérir eux-mêmes, comme le seul moyen de mériter l’estime de notre sexe.

Dans ma réclamation des droits de la Femme, mon principal argument est établi sur ce principe simple, que si la Femme n’est point préparée par l’éducation à devenir la compagne de l’homme, elle arrêtera le progrès des lumières. Car la vérité doit être commune aux deux sexes, ou nous courons le risque de la voir sans effet, par rapport à son influence dans la pratique générale ; et comment veut-on que la Femme y coopère à moins qu’elle ne sache de quelle manière elle doit être vertueuse ? à moins que la liberté ne fortifie sa raison, jusqu’à lui faire sentir et embrasser ses devoirs, et lui montrer de quelle manière ils sont liés avec son bien réel. S’il faut élever les enfans à entendre les vrais principes du patriotisme, certes il faut aussi que leur mère soit patriote ; et ce saint amour de l’humanité, d’où sort la suite bien réglée des vertus, ne peut être produit que par la considération des intérêts moraux et civils du genre-humain. Or, il faut avouer que l’éducation actuelle des Femmes, ainsi que la place où elles se trouvent, leur rend impossible d’acquérir ces connoissances.

J’ai présenté, dans cet ouvrage, plusieurs argumens décisifs, suivant moi, pour prouver que la notion reçue d’un caractère sexuel étoit subversive de toute morale ; et j’ai soutenu que pour perfectionner le corps et le cœur humain, il falloit que la chasteté s’établit plus universellement, et que la chasteté ne serait jamais respectée parmi les hommes, jusqu’à ce qu’on cessât d’adorer la personne d’une Femme, comme une idole, ainsi qu’on le fait, quand, un peu de sens commun ou de vertu commence à l’embellir des grands traits de la beauté mentale, ou de l’intéressante simplicité de l’affection.

Voyez, Monsieur, avec impartialité ces observations. Un rayon de cette vérité a paru luire à vos yeux, quand vous avez dit : « Que voir une moitié de l’espèce humaine, exclue par l’autre de toute participation au gouvernement, étoit un phénomène politique, inexplicable à ne consulter rigoureusement que les principes. » S’il en est ainsi, sur quoi repose donc votre constitution ? Si les droits abstraits de l’homme supportent la discussion et le développement, je suis aussi fondée à soutenir que ceux de la Femme ne craignent pas la même épreuve, quoiqu’il prévaille dans ce pays-ci une opinion différente, qu’on appuie précisément par les mêmes raisons dont vous vous servez pour justifier l’oppression de notre sexe. — Je veux dire la prescription.

Examinez, et songez que je m’adresse à vous comme à un législateur, si les hommes voulant être pris pour juges de ce qui peut faire leur bonheur, quand ils revendiquent leur liberté. Il n’est pas déraisonnable et injuste de subjuguer les Femmes, lors même que vous seriez persuadés que vous travaillez pour le mieux au leur ? De quel droit les hommes s’arrogent-ils les fonctions exclusives de juges, si les Femmes partagent avec eux le bienfait de la raison.

C’est dans ce stile que raisonnent les tyrans de toute espèce, depuis le foible monarque, jusqu’au foible père de famille ; ils n’ont rien de plus à cœur que d’imposer silence à la raison, et cependant ils vous assurent toujours qu’il n’usurpent son trône que pour votre avantage : ne vous conduisez-vous pas précisément comme eux, quand vous forcez toutes les Femmes, en leur refusant leurs droits civils et politiques, à rester emprisonnées dans leur famille, se traînant au hazard dans les ténèbres ? car sûrement, Monsieur, vous ne prétendez pas qu’un devoir qui n’est point fondé sur la raison puisse être obligatoire ? Si le sort auquel vous avez condamné les Femmes est en effet leur destination, la raison doit vous en fournir des preuves : cédant à cette puissance auguste, plus elles acquerront d’intelligence, plus elles seront dociles et attachées à leurs devoirs, — qu’elles connoîtront. En effet, car à moins quelles ne les connoissent, à moins que leurs mœurs ne soient établies sur les mêmes principes immuables que celles des hommes, il n’est point d’autorité qui les puisse obliger à s’en acquitter d’une manière vertueuse, et autrement elles seroient des esclaves commodes ; mais l’esclavage auroit son effet infaillible de dégrader le maître et l’objet avili par la dépendance.

Mais si les Femmes doivent être exclues de la participation aux droits naturels du genre-humain, et totalement privées de donner leurs voix, du moins dans ce qui les concerne particulièrement, prouvez d’abord, pour vous laver du reproche d’injustice et d’abus, qu’elles manquent de raison : autrement cette tache dans votre nouvelle constitution, la première qui ait été fondée sur la raison, témoignera toujours aux siècles à venir, que l’homme ne peut s’empêcher d’agir en tyran, et la tyrannie dans quelque partie de la société qu’elle lève son front d’airain, détruira toujours la moralité.

J’ai mis en avant, et soutenu à plusieurs reprises, ce qui me paroissoit être des raisonnemens irrésistibles tirés de point de fait pour prouver mon assertion : que les Femmes ne sauroient être confinées par force dans les affaires domestiques ; parce-que malgré leur ignorance, elles voudront toujours s’immiscer dans d’autres plus importantes, et négligeront leurs devoirs particuliers, uniquement pour troubler par de petites finesses, puériles mais gênantes, les plans réglés et vastes de la raison, auxquels leur éducation peu soignée ne permettra pas à leur intelligence d’atteindre.

En outre, tant qu’on ne les regardera que comme faites pour acquérir quelques foibles avantages personnels, les hommes chercheront le plaisir dans la variété, et des maris infidèles continueront à faire des Femmes infidèles. En effet, des êtres de cette ignorance paroîtront bien excusables, si lorsqu’on ne leur aura point appris à respecter le bien public, et que de plus tous les droits civils leur sont refusés ; ils essayent de se faire justice et cherchent ailleurs une sorte de compensation.

La funeste boëte de Pandore étant ainsi ouverte dans la société, qu’est-ce qui sauvera la vertu privée, l’unique gage de la liberté publique et du bonheur universel ?

Ôtez ces restrictions injustes établies dans la société, et la loi commune et naturelle de l’attraction prévalant, les sexes se rangeront d’eux-mêmes à leur véritable place. Aujourd’hui que des lois équitables, vont modèler pour ainsi dire vos citoyens, le mariage peut et doit devenir plus sacré : vos jeunes gens pourront consulter leurs affections en choisissant des Femmes, et vos jeunes filles déraciner la vanité de leur cœur, pour y faire place à un amour honnête.

Un père de famille n’ira donc plus affaiblir son tempéramment et avilir son ame chez une prostituée, il n’oubliera plus en obéissant à l’instinct de la nature le but qu’elle lui indique ; l’épouse ne négligera plus ses enfans, pour se livrer à une coquetterie ridicule et coupable, quand le bon-sens et la modestie lui assureront le cœur de son époux. Mais tant que les hommes ne songeront point à remplir les devoirs de la paternité, ce seroit envain qu’on attendroit des Femmes quelles consacrassent leurs tems aux devoirs du ménage ; ayant la prudence du siècle, comme dit l’évangile, elles aimeront mieux le passer devant leur miroir, car ce déploiement de leur adresse n’est qu’un instinct de la nature pour se mettre en état d’obtenir indirectement un peu de ce pouvoir dans le partage duquel on a l’injustice de les exclure : en effet, si l’on interdit aux Femmes de jouir de leurs droits légitimes, elles rendront les hommes vicieux comme elles, pour en obtenir par séduction des privilèges illicites.

Je désire, Monsieur, éveiller les esprits en France sur cette matière, et si leurs recherches confirment mes principes, j’espère que, quand on reverra votre constitution, les droits de la Femme seront enfin comptés pour quelque chose et respectés comme ils doivent l’être, sur-tout lorsqu’il sera bien prouvé, comme cela ne peut manquer de l’être, que la raison exige qu’on fasse attention à leurs plaintes, et réclame hautement justice pour une moitié de l’espèce.

Je suis avec respect, Monsieur, votre, etc. Mary Vollstonecraft.