Démonstration de l’identité entre les produits qui résultent des mêmes facteurs différemment multipliés entre eux

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ÉLÉMENS DU CALCUL.


De l’identité entre les produits qui résultent des mêmes
facteurs différemment multipliés entre eux.
Par M. Gergonne.
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On sait que, dans une multiplication numérique, on peut, sans changer la valeur du produit, prendre le multiplicande pour multiplicateur, et réciproquement ; et qu’en général, lorsqu’on veut déterminer le produit de plusieurs facteurs, on peut, à volonté, intervertir, d’une manière quelconque, l’ordre des multiplications qui doivent conduire au résultat qu’on se propose d’obtenir.

Une expérience qui ne s’était jamais démentie, et peut-être aussi la difficulté qu’on éprouvait à démontrer cette proposition d’une manière satisfaisante, l’a fait admettre pendant long-temps au nombre des propositions évidentes d’elles-mêmes. Ce n’est seulement que dans ces derniers temps qu’en y refléchissant mieux, on a commencé à apercevoir que, loin de pouvoir être classée parmi les axiomes, elle offre au contraire, dans son universalité, un fait non moins singulier qu’il est important, et qui serait même pour nous un sujet de surprise si, en cette rencontre comme en beaucoup d’autres, l’habitude de voir ne devenait un obstacle à notre étonnement.

Il n’est personne, à la vérité, parmi ceux à qui les nombres sont tant soit peu familiers, qui n’aperçoive d’une première vue que 2 pris 3 fois, et 3 pris 2 fois, font également 6 ; que 3 pris 4 fois, et 4 pris 3 fois, font également 12, et ainsi du reste ; mais il n’est point du tout évident que, par exemple, il revienne au même d’ajouter 235 fois à lui-même le nombre 173, ou d’ajouter 172 fois à lui-même le nombre 236 ; et ces deux opérations, soit qu’on y procède par addition ou qu’on y fasse usage de la multiplication, diffèrent trop dans leur marche pour qu’on puisse prévoir à l’avance, si déjà l’on n’en était averti, qu’elles doivent conduire au même résultat. À plus forte raison la chose cesse-t-elle d’être claire d’elle-même, si l’on admet de plus grands facteurs et en plus grand nombre, et elle le devient encore moins, si l’on prend des facteurs fractionnaires ou irrationnels. Cette propriété est même tellement inhérente à la qualité abstraite des nombres, qu’elle cesse d’être vraie du moment qu’on les en dépouille. Ainsi, par exemple, tandis que la multiplication d’une ligne par un nombre abstrait est une opération parfaitement intelligible et facilement exécutable avec la règle et le compas, celle d’un nombre abstrait par une ligne n’est, au contraire, qu’un être de raison.

On a donc très-bien fait de chercher à démontrer, dans les livres élémentaires, que le produit de plusieurs facteurs se compose de la même manière de chacun de ces facteurs, et en est conséquemment une fonction symétrique ; mais, des démonstrations qu’on a données jusqu’ici de ce principe, la plupart manquent de rigueur, de généralité ou de simplicité, et les autres sont de véritables paralogismes. C’est ce qui me détermine à présenter ici celle que, depuis plusieurs années, j’ai adoptée dans mes cours, et qui me paraît ne rien laisser à désirer.

Il est une vérité d’un ordre plus élevé, qui a beaucoup d’analogie avec celle-là, et qui peut être démontrée par le même tour de raisonnement ; je veux parler de l’identité entre les résultats auxquels on parvient, dans la différentiation des fonctions de plusieurs variables, en intervertissant d’une manière quelconque l’ordre des différentiations successives : identité qui, pendant long-temps, a aussi été admise sans être prouvée ; j’en dirai quelque chose, après que j’aurai développé la démonstration que j’ai principalement en vue.

Cette démonstration suppose qu’on se soit déjà assuré de la vérité de la proposition pour les produits de deux et ceux de trois facteurs entiers. Le moyen le plus naturel et le plus simple d’y parvenir est peut-être de recourir à des considérations géométriques, comme l’a fait M. Legendre, dans son Essai sur la théorie des nombres[1], et comme je le faisais déjà, dans mes cours, avant que ce savant ouvrage me fût connu. Afin de présenter ici une théorie complète, je vais d’abord traiter ces deux cas particuliers, aussi brièvement qu’il me sera possible.

Deux facteurs ne peuvent être multipliés l’un par l’autre que de deux manières différentes, parce qu’il n’y a que deux manières de choisir entre eux le multiplicateur, et que, le choix fait, le multiplicande se trouve de lui-même déterminé. Quant à trois facteurs, on peut en former le produit de six manières différentes, parce qu’il y a trois manières de choisir entre eux le dernier facteur, et que, dans chaque cas, il y a deux manières de former le produit des deux premiers. Si donc on prouve que deux facteurs peuvent donner deux produits, et trois facteurs, six produits qui soient égaux, il sera prouvé que tous les produits, soit de deux, soit de trois facteurs, sont égaux de quelque manière qu’on les forme.

Or, soit premièrement un rectangle dont on ait divisé les deux côtés d’un même angle en plusieurs parties ; que l’en conçoive, par les points de division de chacun de ces côtés, des parallèles à l’autre, ces droites diviseront le rectangle total en rectangles partiels dont le nombre sera le produit du nombre de ceux qui reposeront sur la base par le nombre des divisions de la hauteur ; et, comme il en reposera autant sur cette base qu’elle aura de divisions, on pourra dire, plus simplement, que le nombre des rectangles partiels est le produit du nombre des divisions de la base par le nombre de celles de la hauteur ; et, comme on peut prendre indifféremment pour hauteur chacun des côtés divisés, il en résulte que le nombre de ces rectangles pourra être exprimé par deux produits des mêmes facteurs, et que conséquemment deux semblables produits sont égaux.

Soit, en second lieu, un parallélipipède rectangle dont on ait divisé les trois arêtes d’un même angle en plusieurs parties ; que l’on conçoive, par les points de division de chacune, des plans parallèles à la face qui contient les deux autres, ces plans diviseront le parallélipipède total en parallélipipèdes partiels dont le nombre sera le produit du nombre de ceux qui reposeront sur la base ou, ce qui revient au même, du nombre des rectangles compris dans cette base, par le nombre des divisions de la hauteur ; mais, cette hauteur peut être indifféremment chacune des arêtes divisées, et, dans chaque cas, le nombre des rectangles compris dans la base peut, d’après ce qui précède, être évalué de deux manières différentes ; d’où l’on voit que le nombre des parallélipipèdes partiels, compris dans le parallélipipède total, pourra être exprimé par six produits des trois mêmes facteurs, et que conséquemment six semblables produits sont égaux.

Ayant ainsi prouvé que les produits de deux et de trois facteurs sont toujours égaux, de quelque manière qu’on procède à leur formation, je vais démontrer maintenant que, si l’on était assuré qu’il en fût ainsi pour les produits de n-2 et pour ceux de n-1 facteurs, on serait en droit d’en conclure que la proposition est vraie aussi pour les divers produits que l’on peut former avec n facteurs donnés.

Soient en effet comparés entre eux deux quelconques de ces produits ; ou ils auront le même dernier facteur, ou bien le dernier facteur sera différent dans chacun. Dans le premier cas, l’avant-dernier produit sera le même de part et d’autre, puisqu’il proviendra de la multiplication des n-1 mêmes facteurs ; on aura donc, de part et d’autre, à la dernière multiplication, même multiplicande et même multiplicateur, et conséquemment même résultat.

Si, au contraire, le dernier facteur n’est pas le même dans les deux produits, on pourra, sans rien changer à leur valeur, amener à l’avant-dernière place, dans chacun, le facteur qui se trouve le dernier dans l’autre ; car on ne fera, ainsi qu’intervertir l’ordre des multiplications entre les n-1 mêmes facteurs ; alors, de part et d’autre, les deux derniers facteurs seront les mêmes, et se présenteront seulement dans un ordre inverse ; et comme, de part et d’autre aussi, les facteurs qui précéderont les deux derniers seront les mêmes, et en nombre n-2, ils donneront le même produit : considérant donc ce produit comme un même premier facteur, il restera à former deux produits des trois mêmes facteurs produits qui, d’après ce qui précède, seront nécessairement égaux.

Il est donc prouvé maintenant que la proposition serait vraie pour n facteurs, si l’on était certain qu’elle le fût pour n-2 et n-1 facteurs ; mais, puisqu’elle est vraie pour 2 et 3 facteurs, elle doit l’être pour 4 ; l’étant pour 3 et 4, elle le sera pour 5, et ainsi de suite : elle est donc générale.

Voilà pour ce qui concerne les nombres entiers, considérés abstraction faite de leur signe ; et, comme il est aisé de prouver, à priori que le signe du produit de plusieurs facteurs dépend uniquement du nombre des facteurs négatifs, et non point du rang suivant lequel ils se présentent, on en peut conclure que, même en ayant égard à leur signe, le produit de plusieurs facteurs entiers est encore une fonction symétrique de ces facteurs ; enfin, les règles de la multiplication des facteurs, soit fractionnaires, soit radicaux, prouvent que le même principe leur est également applicable.

De là il est facile de conclure, 1.o que, si plusieurs nombres doivent être combinés entre eux uniquement par voie de multiplication et de division, on peut intervertir, comme on le voudra, l’ordre des opérations qui doivent conduire au résultat, pourvu qu’on opère constamment de la même manière avec les mêmes nombres ; 2.o que, si l’on doit élever successivement un même nombre à diverses puissances, et en extraire diverses racines, on peut aussi, sans altérer le résultat final, intervertir, comme on le voudra, l’ordre des opérations.

Voici encore une autre proposition dépendant des mêmes principes, et qui, bien qu’on la suppose tacitement dans une multitude de calculs, ne se trouve néanmoins démontrée ni même énoncée nulle part : c’est que, si l’on a à former le produit de plusieurs facteurs, on peut, pour parvenir au but, distribuer d’abord ces facteurs en plusieurs groupes, prendre ensuite séparément le produit des facteurs de chaque groupe, et multiplier enfin entre eux les produits ainsi déterminés.

Supposons, en effet, qu’il soit question de prouver que


on y parviendra par cette suite d’équations, conséquences nécessaires les unes des autres, et du principe fondamental que nous avons établi :


lesquelles, étant multipliées entre elles, donneront, par la suppression des facteurs identiquement les mêmes dans les deux membres, l’équation qu’il s’agissait d’établir. En procédant de proche en proche, on parviendra à prouver généralement que

Je reviens actuellement aux coefficiens différentiels des fonctions de plusieurs variables. Soit une fonction de tant de variables qu’on voudra ; on prouvera facilement, par la comparaison des divers développemens dont la fonction variée relative à deux et à trois variables est susceptible ; que

et que

et, une fois la vérité de ces propositions reconnue, un raisonnement absolument pareil à celui qui a été appliqué plus haut aux produits des facteurs entiers et positifs, dont le nombre excède trois, prouvera que généralement la forme d’un coefficient différentiel d’une fonction, quel que soit l’ordre de ce coefficient, et quelles que soient les variables auxquelles il est relatif, est tout à fait indépendante de la manière dont on fait succéder les unes aux autres les différentiations nécessaires pour l’obtenir.

  1. Voyez pages 2 et suivantes.