Démosthène et ses contemporains/01
- I. A. Boullée, Histoire de Démosthène, 2e édition ; 1867. — IL A. Schæfer, Demosthenes und seine Zeit, 4 vol. ; Leipzig 1856. — III. Boehnecke, Demosthenes, Lykurgos, Hyperides und ihr Zeitalter ; Berlin 1864. — IV. Albert Desjardins, les Plaidoyers de Démosthène, 1862. — V. Cucheval, Étude sur les tribunaux athéniens et les plaidoyers civils de Démosthène, 1868. — VI. R. Dareste, Du Prêt à la grosse chez les Athéniens, étude sur quatre plaidoyers attribués à Démosthène, 1867.
Dans une série d’études qui nous ont fait parcourir un siècle environ de la vie d’Athènes, nous avons retracé la naissance et les progrès de l’éloquence judiciaire et politique chez ce peuple qui, le premier, a eu l’idée de cultiver comme un art la parole publique. On a vu le génie attique occupé, pendant tout ce temps, de féconder les germes que les sophistes lui avaient apportés de la Grande-Grèce et de la Sicile ; on l’a suivi dans les efforts qu’il faisait pour créer la théorie de cet art nouveau et pour en formuler les règles. Ce que les rhéteurs ont porté, dans ce travail, de recherche et de subtilité, de quelles illusions ils ont été dupes, nous l’avons dit ; mais nous avons indiqué comment tout ce labeur n’avait point été en pure perte. Ces exercices, qui semblent parfois puérils, n’avaient certes point, comme le prétendaient Gorgias et ses disciples, la vertu de rendre les hommes éloquens ; ils n’en ont pas moins contribué à former l’esprit grec, qui s’est assoupli et affiné à ce jeu. Les rhéteurs des premiers temps n’étaient d’ailleurs pas ce que seront leurs successeurs à partir de l’époque alexandrine, des pédans enfermés dans l’école, étrangers aux choses et aux hommes de leur siècle, tout occupés enfin de sujets imaginaires et de combinaisons artificielles. Plusieurs d’entre eux, dans cette libre et vivante cité qui était leur patrie de naissance ou d’adoption, devinrent, sous la pression des circonstances, de véritables orateurs ; comme Antiphon, Lysias ou Isée, ils prirent une part brillante aux luttes politiques d’Athènes, ou en illustrèrent les débats judiciaires et en commentèrent les lois. D’autres, comme Isocrate, dans des écrits d’un tour tout oratoire, donnèrent leur avis sur les grandes questions où étaient engagés l’honneur et l’avenir de la race grecque. Ainsi, tandis que, dans leurs manuels et dans leurs leçons, tous ces maîtres étudiaient les ressources de la langue et les procédés de l’intelligence qui cherche à persuader, ils fournissaient, par leurs harangues et leurs plaidoyers, des modèles toujours remarquables, parfois déjà presque accomplis, de cet art qu’ils se vantaient d’enseigner. Peu à peu, de cette manière, ils groupaient les élémens et découvraient les secrets de cette prose savante qui atteindra sa perfection avec Platon et Démosthène.
De Périclès jusqu’à Isée, nous avons tenté de retrouver la physionomie originale, de définir la place et le rôle de chacun des hommes distingués qui ont pris part à cette conquête, et dont les ouvrages marquent les différentes étapes du chemin. Au terme de cette route, nous arrivons aujourd’hui à Démosthène, en qui se résume ce long travail, et dont le nom même se confond avec l’idée d’une suprême et souveraine éloquence. L’œuvre de Démosthène est déjà, par le nombre et l’étendue des discours conservés, plus considérable que celle d’aucun de ses prédécesseurs. En même temps, parmi ceux-ci, il n’en est qu’un, Périclès, qui ait fait aussi grande figure sur la scène et dans le plein jour de l’histoire, qui ait, lui aussi, régné sur la cité par la puissance de sa parole ; mais de cette éloquence tant admirée il ne nous est arrivé qu’un lointain et faible écho, deux ou trois mots échappés à l’oubli. On serait donc tenté de croire au premier abord que notre tâche devient ici plus facile, et que Démosthène est de tous les orateurs grecs celui dont les traits s’offrent à nous éclairés dans tous leurs détails de la plus vive lumière. Il n’en est rien pourtant. N’allez point penser au grand orateur romain, aux ressources de tout genre que nous possédons pour étudier sa vie et au parti que l’on en a tiré ici même avec tant de science et de goût[1]. Il est de mode, depuis des siècles, de comparer l’un à l’autre Cicéron et Démosthène. Depuis Quintilien et Plutarque, il n’y a pour ainsi dire pas un critique et un historien qui ne se soit essayé sur ce thème. La vérité, c’est que l’on trouverait malaisément deux hommes qui se ressemblent moins ; les rapports que l’on a signalés sont tout extérieurs et superficiels. Cicéron et Démosthène ne sont point de la même famille ; ils ne sont voisins l’un de l’autre ni par le caractère, ni par l’esprit, ni par le style, ni par le rôle qu’ils ont joué. Ce contraste se marque encore jusque- dans la manière dont se présentent à la postérité ces deux rares génies. Il n’y a peut-être pas dans toute l’antiquité un personnage qui nous soit mieux connu que Cicéron ; il n’y en a pas dont la vie privée et l’âme même aient pour nous aussi peu de secrets. Cet avantage, on le doit surtout à cette incomparable correspondance où Cicéron, sans se douter qu’il mettait tant de gens dans la confidence, a laissé couler avec un si charmant abandon le flot limpide et clair de ses sentimens les plus intimes. Pour Démosthène, rien de pareil ; les quelques lettres que l’on a sous son nom paraissent apocryphes, et, fussent-elles authentiques, elles ne nous apprendraient rien de ce que l’on aimerait tant à savoir. Elles sont toutes, hors une seule, adressées au sénat et au peuple d’Athènes : ce sont des manifestes, des dépêches, dont quelques parties ne manquent pas de mérite et d’éloquence, mais ce ne sont pas des lettres familières. Rien non plus de semblable chez l’orateur grec à tant de passages des discours et surtout à ces préambules des dialogues philosophiques ou littéraires, à ces pages du Brutus’’ où Cicéron se fait son propre biographe et tantôt raconte comment s’est formé son talent, tantôt nous entretient de ses craintes et de ses espérances, de ses douleurs et de ses joies, des consolations que réservent aux vaincus de la politique l’étude et le commerce des grands esprits de tous les temps. Grâce à tous ces secours, il se produit un singulier effet d’optique. On pénètre si avant dans la vie domestique et morale de Cicéron, on en distingue si nettement certains détails et certains accidens, le son et l’accent de sa voix arrivent si bien à l’oreille, que par momens il semble tout près de nous. On oublie que c’est un ancien, et que dix-huit siècles nous séparent du mari de Térentia, du père de Tullie, du spirituel ami de Cœlius et d’Atticus. On se surprend à le traiter comme un moderne, presque comme un contemporain, avec la même familiarité indiscrète, avec le même sans-gêne, parfois affectueux, parfois ironique et cruel.
De Démosthène au contraire, nous ne connaissons que l’homme public, que l’orateur. L’homme privé, l’homme même nous échappe. Ce qui peut paraître étrange, mais ce qui ne saurait être contesté, c’est qu’il se dérobe à nous plus complètement que ce Périclès, qui appartient à une époque plus reculée, qui n’a pas écrit une ligne, et dont les discours sont perdus. A défaut de renseignemens comme ceux que Cicéron nous prodigue sur lui-même, nous n’avons pas ici, comme pour Périclès, sinon des mémoires et des lettres, tout au moins les indiscrétions, les folles médisances, les exagérations burlesques de l’ancienne comédie. Sans doute l’histoire a eu souvent le tort de prendre trop au sérieux les gaîtés de Cratinus, d’Eupolis et d’Aristophane ; il n’en est pas moins vrai qu’elles nous renvoient le bruit des prétendus scandales que reprochaient à Périclès ses jaloux et ses ennemis. Tout n’est pas fiction et mensonge dans ce que l’on contait des mœurs et des goûts du grand homme, de ces affections, de ces joies du cœur et de l’esprit auxquelles il demandait le repos et des forces nouvelles pour recommencer la lutte politique. Les imputations même les plus calomnieuses et les bouffonneries les plus grotesques nous aident à retrouver tout un côté de cette noble vie, à suivre Périclès chez Anaxagore, qui le délivrait des préjugés vulgaires et lui donnait l’idée de l’ordre éternel établi par l’intelligence suprême, dans l’atelier et sur les chantiers de Phidias, où il avait la primeur de tant de belles œuvres, enfin jusque dans la chambre d’Aspasie, auprès de qui s’attendrissait ce fier génie et se détendait ce visage de statue[2].
Pour ce qui est de Démosthène, ses affections, ses faiblesses, tout est resté dans l’ombre. Ses amitiés, nous n’en savons rien. Les femmes ne tiennent aucune place dans sa vie ; tout au plus est-il question de quelques courtisanes auprès desquelles il aurait cherché une heure de plaisir et d’oubli. Rien ne nous dit qu’il ait aimé les arts, la poésie, la philosophie, qu’il ait jamais appelé à son secours ces consolatrices auxquelles Cicéron a dû, avec une partie de sa gloire, l’adoucissement de ses plus poignantes douleurs. Il semble qu’il n’y ait pas eu, dans cette vie et dans ce cœur, place pour autre chose que pour l’amour de la patrie. On a peine à comprendre cet envahissement de tout l’homme par la passion du citoyen, cette absorption dans la vie politique. Chez nous, la famille, le monde et les lettres dédommagent souvent l’homme public de ses mécomptes et de ses déceptions ; il y a là un doux et cher refuge, un port assuré. Les hommes d’état de l’antiquité, ceux dont Démosthène offre le type le plus original et le plus élevé, n’avaient point d’ordinaire ce recours et cet abri. Leur but avait-il échappé à leur étreinte, leur édifice avait-il croulé, ils mouraient en lançant un dernier défi au vainqueur et à l’injuste fortune.
L’histoire de Démosthène ne sera donc guère que l’histoire de sa vie publique ; mais cette vie appartient à la période la plus dramatique peut-être de l’histoire d’Athènes, au temps où la Grèce, en échange de la liberté qu’elle perd, fait la conquête de l’Asie et se répand jusqu’au Caucase, à la Caspienne, à l’Araxe et à l’Indus. Les champs de bataille où se tranche la question entre Athènes et la Macédoine s’appellent Chéronée et Cranon, Issus et Arbelles. Les ennemis contre lesquels Démosthène lutte jusqu’au dernier souffle, c’est un Philippe, c’est un Alexandre, des génies comme jamais ailleurs on n’en a vu deux se succéder sans intervalle sur un même trône. Ses rivaux de succès et d’influence à Athènes, c’est Eschine, Lycurgue, Hypéride et Démade, orateurs qui laissent loin derrière eux les hommes de la génération précédente. Ils leur sont supérieurs à tous, sinon par les dons de nature, au moins par les ressources variées d’un art plus savant, par l’abondance et l’éclat de leur parole. Toutes ces figures de rois et de républicains, de capitaines et d’orateurs, nous les grouperons autour de Démosthène. Celui-ci, malgré le voisinage de Philippe et d’Alexandre, reste encore pour nous ce qu’il y a dans son siècle, sur la scène politique, de plus grand, de plus vraiment digne d’intérêt. C’est un citoyen qui défend contre l’ambition d’un conquérant l’indépendance de son pays, la souveraineté de la loi et la liberté de discussion. Pour lutter contre des princes qui concentrent dans leurs fermes mains tous les pouvoirs politiques et militaires, toutes les ressources du despotisme mises au service du génie, il n’a que l’ascendant de sa raison et de sa parole, qu’un empire moral toujours contesté, toujours menacé, qu’il lui faut sans cesse raffermir et reconquérir à force d’éloquence. Ces expéditions qu’il fait décider, il ne les conduit pas en personne, n’étant pas homme de guerre. Tandis que Philippe et Alexandre exécutent eux-mêmes, avec le concours d’officiers qu’ils ont formés et choisis tout à loisir, les desseins qu’ils ont pu combiner dans le plus profond secret, Démosthène, qui ne peut conclure une alliance ou faire de préparatifs sans que l’ennemi en soit averti par les débats mêmes du Pnyx, est encore contraint de confier à des généraux incapables ou tout au moins insuffisans les armées qui se sont levées à sa voix. Malgré tous ces désavantages, il soutient pendant trente ans ce combat inégal, et, sans un concours vraiment étonnant de mauvaises chances, il aurait, à ce qu’il semble, réussi à sauver le monde hellénique de la conquête macédonienne. En dépit de tous les désaveux que lui inflige une fortune obstinément contraire, il persiste dans ce qu’il croit son devoir, dans ce qu’il sait être le devoir d’Athènes, tel que le lui trace son glorieux passé. Ce ne sont point les lecteurs français qui marchanderont jamais leur admiration et leur sympathie à cette âme indomptable. N’a-t-on pas vu récemment la France, blessée au cœur dès les premières batailles, privée de ses meilleurs généraux et de presque toute son armée, continuer, elle aussi, pendant de longs mois une lutte presque sans espoir ? C’était pour l’honneur, disait-on, qu’après la capitulation de Sedan et celle de Metz il fallait encore combattre. C’est cette idée de l’honneur ou, si l’on veut, du devoir qui inspire et domine toute la politique de Démosthène, depuis le jour où il paraît pour la première fois à la tribune jusqu’à celui où il s’affaisse et meurt, avec la liberté grecque, sur les marches du temple de Calaurie.
Le père de Démosthène, inscrit dans le bourg de Péanée, dème de la tribu Pandionide, portait déjà le nom que son fils a illustré. Ainsi que le père de Lysias et celui d’Isocrate, c’était, pour prendre une expression toute moderne, un riche industriel. Il avait deux fabriques, l’une d’armes, l’autre de sièges et de lits. La première, au moment de sa mort, occupait trente-deux esclaves, la seconde vingt. Athènes, on le voit par ce détail, faisait donc encore un grand usage du travail servile. Il n’y était pas regardé comme déshonorant de gagner sa vie en qualité d’artisan ; mais d’ordinaire les hommes libres se réservaient pour diriger l’atelier, qui était peuplé surtout d’esclaves. Ceux-ci, quand ils savaient bien leur métier, étaient d’ailleurs doucement traités, et l’ouvrage qu’on leur imposait n’avait rien d’écrasant. L’œil d’un étranger avait quelque peine à les distinguer des plus pauvres parmi les citoyens. Ils avaient même vêtement, même tenue, et le verbe aussi haut. C’est ce que remarque, non sans un sourire de dédain, l’écrivain aristocratique, Critias ou quelque autre, auquel nous devons le petit traité intitulé de la république d’Athènes’’, qui nous est arrivé dans le recueil des œuvres de Xénophon.
Étrangers domiciliés comme Képhalos, ou citoyens comme Démosthène le père, ces hommes, qui formaient la haute bourgeoisie d’Athènes, lui rendaient des services dont l’histoire, trop attentive aux luttes du Pnyx et des champs de bataille, n’a point tenu assez de compte. Poursuivant leur travail à travers toutes les vicissitudes politiques, dans la guerre comme dans la paix, ils entretenaient la richesse d’Athènes par une production constante, ils réparaient les brèches faites à son capital par des expéditions imprudentes et mal conduites, ils lui permettaient ainsi de se relever, avec une rapidité qui surprenait amis et ennemis, après les crises trop fréquentes où la précipitaient ses orateurs et ses généraux. La plupart de ces hommes, en sus des marchandises brutes ou fabriquées, des instrumens et des esclaves dont se composait leur matériel, avaient un fonds de roulement dont ils employaient le surplus tantôt à des acquisitions de biens-fonds, soit à la ville, soit à la campagne, tantôt et plus souvent en avances faites au commerce par l’intermédiaire des banquiers : c’était surtout le prêt à la grosse aventure qui, par les bénéfices énormes qu’il faisait espérer, attirait les capitaux. Bien placer leur argent, c’était là le principal souci de ces hommes laborieux, économes, sensés et prudens. Beaucoup d’entre eux sans doute, comme le père de notre grand orateur, étaient de bons patriotes. A l’occasion, ils faisaient leur devoir, soit comme hoplites ou soldats de ligne, soit comme cavaliers, soit comme triérarques ou commandans d’une galère qu’ils avaient à équiper et à entretenir à leurs frais pendant toute une année ; mais ils ne recherchaient pas les honneurs et ne prenaient guère la parole sur la place publique. Cela les eût trop détournés de leurs affaires ; d’ailleurs, pour jouer un personnage dans la démocratie, il fallait se donner, trop de mal, crier trop haut, se faire trop d’ennemis. Ces riches bourgeois devaient avoir pour la foule et pour les fonctions qu’elle confère quelque chose de cette méfiance, de cet éloignement qui, raconte-t-on, décident aux États-Unis beaucoup d’hommes bien nés et distingués à rester tout à fait en dehors de la politique active. Contens d’avoir rempli leurs obligations, d’avoir payé de leur bourse et, quand il le fallait, de leur personne, ils laissaient passer devant eux les plus bruyans et les plus pressés.
Par sa mère Kléobule, Démosthène avait du sang étranger dans les veines. Elle était fille d’un certain Gylon, Athénien, qui après la chute de l’empire maritime d’Athènes s’était établi et marié dans le royaume du Bosphore, la Crimée actuelle. Eschine, quand, dans le procès de la couronne, il cherche à déshonorer son adversaire en l’attaquant jusque dans ses ancêtres, prétend que ce Gylon aurait commis une trahison en livrant au roi du Bosphore Nymphœon, petit port situé à quelques milles au sud de Panticapée, et que pour ce crime il aurait été condamné à mort par contumace, à Athènes ; mais on sait quelles libertés prend avec l’histoire, devant un tribunal athénien, la haine d’un ennemi politique, surtout quand il s’agit de faits déjà éloignés et dont on ne songe de part et d’autre ni à fournir ni à réclamer la preuve. Eschine ne dit point quand aurait eu lieu l’événement auquel il veut donner une couleur si fâcheuse. Voici, d’après les termes mêmes dont il se sert, quelle idée nous nous en ferions. Cela se serait passé au lendemain d’Ægos-Potamos, ou peut-être même avant, quand Athènes, voyant ses alliés l’abandonner les uns après les autres, soutenait, avec les débris de sa flotte et de ses équipages, une lutte inégale et déjà désespérée. Elle trouvait l’Hellespont souvent fermé à ses escadres ; à plus forte raison n’aurait-elle pu songer à les envoyer jusqu’au fond du Pont-Euxin quand elles lui étaient si nécessaires pour disputer l’entrée des détroits et pour couvrir au besoin l’Eubée et l’Attique. Gylon, avec la petite garnison qu’il commandait dans ce poste fortifié, se sera donc trouvé surpris par les événemens, coupé d’Athènes sans espoir d’être secouru. Ce qu’il avait alors de mieux à faire, n’était-ce pas de remettre ce comptoir et ses défenses aux mains des princes du Bosphore cimmérien, les Spartocides ? De père en fils alliés fidèles d’Athènes, ces princes, auxquels obéissaient les colonies, presque toutes ioniennes d’origine, qui étaient semées sur ces rivages, formaient de ce côté comme l’avant-garde du monde hellénique. Entourés de tribus barbares avides et belliqueuses, ils avaient réussi à se les assujettir ou à se les rattacher par des liens plus ou moins étroits, à soumettre à leur influence presque toute la Crimée et les côtes du continent voisin, de l’embouchure du Borysthène à celle du Tanaïs. Maîtres ainsi de la terre du blé, de ces provinces fertiles qui fournissent aujourd’hui encore à l’Europe une partie de sa nourriture, ils avaient contribué plus que personne, par les avantages qu’ils assuraient sur leur marché aux négocians athéniens, à faire du Pirée pendant un demi-siècle le principal entrepôt du monde grec, celui où l’on venait de toutes parts s’approvisionner de céréales. Athènes avait conclu avec ces souverains de rentables traités de commerce, dont nous aurons occasion de parler à propos du discours de Démosthène sur la loi de Leptine. Comme Athènes commençait à se relever après ses cruels désastres, les Spartocides s’empressèrent de renouer avec elle les bonnes relations d’autrefois et lui témoignèrent même encore plus d’amitié que par le passé. Il ne semble donc pas que Gylon ait manqué à son devoir en leur confiant le dépôt qu’il ne pouvait plus garder : ce serait alors comme récompense d’un service et non d’une trahison qu’il aurait reçu de Satyres ou de son fils Leukon le commandement d’une des places que ces souverains possédaient sur la rive asiatique du détroit. Cette ville, qui s’appelait Kèpoi ou les jardins, était située non loin de Phanagorée.
Quoi qu’il en soit, l’émigré athénien fit là une grande fortune. Dans chacun de ces comptoirs où les indigènes apportaient leurs blés, leurs cuirs et d’autres denrées que des caravanes amenaient de bien loin, le commerce devait donner de très beaux bénéfices tant aux négocians eux-mêmes qu’aux agens qui le surveillaient pour le compte du roi, qui percevaient en son nom sur les marchands des droits de péage et de douane : on sait que de tout temps en Orient, s’il arrive jusqu’au trésor du souverain quelque chose des sommes levées sur le peuple à titre d’impôt, la meilleure part en reste dans les mains de ceux qui sont chargés de les recueillir, gouverneurs des provinces et fermiers des taxes. Malgré les profits que lui assurait une pareille situation, Gylon fut pris, au bout d’un certain nombre d’années, du désir de revoir Athènes ; c’était là qu’il voulait jouir de ses richesses, là qu’il désirait établir les deux filles nées d’un mariage contracté dans le Bosphore. Aussitôt après son retour il eut, paraît-il, à rendre compte devant le jury de sa conduite passée et fut condamné à une amende. En effet, dans le procès qu’il eut à soutenir contre Démosthène, Aphobos, le tuteur infidèle, ayant dit que l’aïeul maternel de son pupille était mort débiteur de l’état, Démosthène ne nie point la dette, mais il se contente d’affirmer qu’elle avait été payée avant la mort de Gylon ; or c’était le plus souvent pour une amende non encore acquittée que l’on était inscrit sur cette liste et frappé d’atimie, c’est-à-dire de la perte des droits politiques jusqu’à ce qu’on se fût mis en règle.
Ce procès, si procès il y eut, n’empêcha pas Gylon de marier ses deux filles à des citoyens aisés et estimés ; l’une épousa Démocharès de Leukonoé, l’autre Démosthène, le fabricant d’épées. D’après Eschine, ces mariages auraient été nuls aux yeux de la loi athénienne, Gylon ayant eu ces filles, dans le Bosphore, d’une femme de race barbare : il reproche à Démosthène d’avoir dans les veines le sang de ces nomades ignorans et brutaux, il l’appelle « un Scythe et un barbare. » Ces attaques, Démosthène n’y répond qu’en diffamant et en insultant bien plus gravement la mère d’Eschine ; de sa propre aïeule, il ne dit rien. C’est qu’il est en effet peu probable que Gylon ait trouvé, dans son exil, à épouser une Athénienne. Que sa femme fût d’origine grecque ou scythique, c’était au point de vue du droit strict chose indifférente. Une loi portée ou plutôt renouvelée, à la fin du Ve siècle, après le rétablissement de la démocratie, refusait le droit de cité à quiconque, après ce moment, ne serait pas né tout à la fois d’un citoyen et d’une citoyenne ; à moins donc que la mère de Démosthène ne fût venue au monde avant l’archontat d’Euclide (403), ce qui n’est pas impossible, on pouvait à la rigueur contester la validité du mariage et par suite la légitimité même de l’orateur et son droit de prendre part aux délibérations et aux votes de l’assemblée. Il ne paraît pourtant pas que, soit dans les discussions d’intérêt qu’il eut avec ses tuteurs, soit dans les procès que lui intentèrent ses ennemis politiques, on ait jamais sérieusement mis en question sa qualité de bourgeois d’Athènes. Eschine prétend bien que c’est seulement par faveur et à grand’peine que son adversaire a jadis obtenu de figurer sur les listes électorales, dans le dème de Péanée ; il affecte de s’indigner des dangers auxquels Athènes a été exposée par cet intrus, par « cet homme indûment inscrit sur la liste des citoyens ; » mais ce ne sont là que des phrases et des injures. Démosthène, dès le début de sa carrière politique, avait eu l’honneur d’exciter les craintes et de mériter la haine de tout ce qu’il y avait dans Athènes d’aventuriers et d’intrigans sans vergogne ; si l’on avait cru pouvoir avec quelque chance de succès contester la légitimité de sa naissance, on n’aurait point hésité à porter le débat sur ce terrain : pour peu que l’on y fût suivi par le jury, on arrêtait dès ses premiers pas celui que l’on voulait écarter de la tribune aux harangues. Si on ne l’a pas au moins essayé, il faut que l’on se soit cru bien sûr d’échouer.
On en devine la raison. Toute formelle qu’elle fût, la loi en question ne paraît pas avoir jamais été appliquée d’une manière suivie et régulière. On avait beau, de temps en temps, la promulguer à nouveau et entreprendre de chasser des rangs de la bourgeoisie tous ceux qui s’y étaient introduits au mépris de ses défenses ; dès le lendemain, on recommençait à en violer ou à en éluder les prescriptions. C’est que, si d’une part elle s’inspirait d’antiques croyances qui avaient encore une forte prise sur les âmes, de l’autre elle contrariait les habitudes et les besoins nouveaux d’une société qui devenait de plus en plus industrielle, commerçante et voyageuse. On craignait toujours de voir les cultes héréditaires, publics ou privés, les sacrifices de la ville, de la phratrie et de la famille profanés par l’intrusion d’un étranger ; on craignait d’irriter ainsi les dieux protecteurs de la cité ainsi que les héros, les ancêtres divinisés qui veillaient avec eux sur Athènes. L’orateur qui faisait éloquemment valoir ces considérations devant l’assemblée ou devant le jury était sûr d’agir sur les esprits et d’obtenir gain de cause ; mais en même temps il y avait des milliers d’Athéniens qui passaient la plus grande partie de leur vie hors d’Athènes. Les uns, capitaines de navire ou négocians, étaient sans cesse appelés par leurs affaires dans le royaume de Bosphore ou dans quelqu’un des ports de la Thrace ou de la Macédoine ; ils y séjournaient pendant la belle saison, et parfois ils s’y fixaient pour de longues années ; les autres, propriétaires de biens situés dans la Chersonèse, à Lemnos, à Imbros, à Samos et dans l’Eubée, avaient là leur principal établissement et ne reparaissaient guère à Athènes que de loin en loin, quand ils avaient quelque procès à y plaider, quelque devoir public ou privé à y remplir. Marins, marchands ou cultivateurs, tous ces Athéniens qui ne résidaient pas en Attique devaient se trouver amenés, par plus d’une voie, à se marier là où ils s’étaient fixés, à épouser des femmes étrangères. Plus d’un Athénien de renom, depuis Miltiade et l’historien Thucydide jusqu’à Iphicrate et Conon, prit la fille de quelque prince de la Thrace ou de Chypre, qui donnait à ce gendre, dont son orgueil était flatté, des richesses et de spacieux domaines ; d’autres fois, dans une plus humble condition, c’était quelque liaison, née des ennuis de l’exil ou des hasards du voyage, qui tournait en habitude et créait une famille. Dans l’un et l’autre cas, on éprouvait le désir d’assurer l’avenir des enfans nés de ces unions ; on se préoccupait de leur procurer les avantages attachés au droit de bourgeoisie. Il suffisait au père, pour y réussir, de trouver à Athènes, quand il y rentrait afin de régler cette affaire, un peu de complaisance chez les membres de la phratrie, association religieuse, et du dème, subdivision toute politique de la cité, auxquels il appartenait par sa naissance ; si l’on acceptait, sans y regarder de trop près, la déclaration du chef de famille, si l’on inscrivait sur les registres de la phratrie et du dème les enfans qu’il présentait comme ses héritiers légitimes, il y avait au bout de quelques années possession d’état, conquête de la qualité de citoyen par le bénéfice d’une sorte de prescription. Trop de citoyens étaient d’ailleurs intéressés à profiter de cette tolérance pour que le plus souvent, quand on n’avait pas d’ennemi disposé à contester la sincérité de la déclaration, les choses ne s’arrangeassent pas ainsi à l’amiable ; on laissait volontiers à son voisin une faculté dont on pouvait avoir soi-même besoin d’user un jour ou l’autre.
Voilà comment il se fit que l’illustre orateur, quoique issu d’un mariage dont la validité eût pu être contestée au point de vue du droit strict, ne vit jamais sa qualité de citoyen sérieusement contestée. Démosthène le père était un bourgeois riche et considéré ; ne jouant pas de rôle politique, il ne s’était point fait d’ennemis ; sa fortune lui permettait de rendre des services aux membres de sa phratrie et de son dème, de les traiter sans parcimonie quand c’était son tour de supporter les frais des sacrifices annuels et des repas où sa réunissaient ceux qui appartenaient à une même confrérie, à une même commune. Ainsi tous les ans, à l’automne, dans le courant du mois de pyanepsion, revenait l’antique fête ionienne des Apaturies, fête des familles, fête des morts et de l’enfance ; là les chefs de maison réunis dans un lieu consacré, autour de l’autel de Zeus et d’Athéné, protecteurs éternels, patrons de la phratrie, présentaient leurs hommages aux mânes des ancêtres, et par une solennelle cérémonie religieuse ils admettaient dans l’association, — nous allions dire dans l’église, — les nouveau-nés qui devaient plus tard y prendre la place de leurs pères et y offrir à leur tour les sacrifices héréditaires, symboles de l’étroite solidarité qui relie les unes aux autres les générations endormies sous la terre et celles qui continuent leur œuvre dans la cité. Alors donc que, dans la quatrième année de la 98e olympiade (384 avant J. -C), le troisième jour de la fête, Démosthène l’armurier présentait à ses phratores ou confrères le fils qu’il avait eu de Kléobulé, la fille de Gylon, il put sans provoquer d’objections prêter le serment d’usage, attester que son fils était né d’une citoyenne, sa femme légitime ; nul n’éleva la voix et ne fit mine d’écarter de l’autel, par manière de protestation, la victime que le père y amenait pour être immolée à cette occasion et partagée ensuite entre les assistans. L’enfant, après cette consécration, fut inscrit sur le registre de la phratrie sous le même nom que son père. Il avait dès lors, si l’on peut ainsi parler, son acte de baptême ; pour prendre la seule expression qui puisse faire bien comprendre le rôle et le vrai caractère de la phratrie, il figurait sur le livre de sa paroisse. Aussi, quand plus tard, à sa majorité, il dut demander son inscription sur le registre civique, sur les listes électorales de sa commune, du dème de Péanée, ne paraît-il pas avoir eu de peine à l’obtenir. L’idée religieuse, d’où étaient sorties les institutions et les lois de la cité antique, conservait encore au IVe siècle un tel empire sur les âmes, les Athéniens étaient si attachés à tout ce qui leur représentait l’époque primitive, l’âge héroïque et légendaire de leur patrie, qu’il devait être rare de voir le dème, association civile et de date récente, entrer en lutte avec la phratrie, association religieuse dont l’origine se perdait dans la nuit des temps. Ajoutez à cela que les membres de la phratrie étaient bien moins nombreux que ceux du dème, puisque chaque dème paraît avoir compris plusieurs phratries ; on devait donc supposer qu’ils se connaissaient mieux les uns les autres, qu’ils étaient ainsi plus à même de contrôler l’exactitude des déclarations faites par les pères. L’enfant à qui s’était ouvert le lieu de culte du groupe de familles auquel il appartenait ne risquait plus guère de voir se fermer devant lui les portes de la cité ; les hommes pouvaient-ils repousser celui que les dieux et les ancêtres avaient accueilli, celui que, depuis plusieurs années, ils admettaient aux cérémonies les plus saintes, aux banquets célébrés autour de leurs autels ?
En 376, le père de Démosthène tomba gravement malade. Se sentant mourir, il s’occupa, en homme sérieux et sensé, de régler l’avenir des siens. Il allait laisser derrière lui, outre une veuve jeune encore, une fille de cinq ans et un fils qui n’en avait encore que sept ; dix années s’écouleraient donc encore avant que celui-ci pût prendre en main l’administration de son bien. Sans doute ce qu’il avait amassé par son industrie était plus que suffisant pour mettre à l’abri du besoin ces êtres chéris ; cela représentait une fortune de près de 14 talens, c’est-à-dire environ 78,000 francs de notre monnaie, capital qui, dans l’Athènes du IVe siècle, suffisait à faire comprendre celui qui le possédait dans la catégorie des citoyens les plus riches et les plus imposés. C’était cet ample patrimoine qu’il s’agissait de garantir à ses héritiers par le choix de tuteurs habiles et honnêtes tout à la fois. Le mourant ne pouvait, ce qu’il eût fait chez nous, confier cette tâche à celle qui aurait été le mieux qualifiée pour la bien remplir, à la mère. Comme le droit romain primitif, la loi athénienne, au temps même de Démosthène, condamnait encore la femme à une enfance ou plutôt à une minorité perpétuelle ; rien ne l’émancipait, ni le mariage, ni la maternité, ni le veuvage même. Quel que fût son âge, de quelque intelligence et de quelque dévoûment à ses enfans qu’elle eût fait preuve, loin de pouvoir jamais être tutrice d’un fils ou d’une fille, elle tombait par la mort du mari sous l’autorité d’un autre maître, dont les intérêts pouvaient être opposés à ceux des mineurs. Dans ce cas, il lui était interdit même de porter plainte devant le magistrat. Que le tuteur fût seulement négligent et dépensier ou qu’il travaillât à dépouiller ses pupilles, la mère, malgré la clairvoyance de son affection, devait tout voir sans rien empêcher ; elle assistait à ce gaspillage ou à ces manœuvres en spectatrice impuissante.
C’était donc hors de sa maison que le père de famille, dès qu’il s’était senti en danger, avait dû chercher qui veillerait sur les orphelins. Vu l’importance de sa fortune, il avait cru bon de diviser les soins et la responsabilité de la tutelle entre plusieurs personnes, qui pourraient à la fois s’aider et se surveiller les unes les autres. Il avait jeté les yeux à cet effet sur deux de ses neveux, Aphobos, le fils de sa sœur, et Démophon, le fils de son frère Démon, ainsi que sur un voisin, Thérippide, du bourg de Péanée, auquel l’unissait une amitié d’enfance. Chacun des trois était riche ; on pouvait croire que l’aisance dont ils jouissaient les mettrait à l’abri de honteuses convoitises. Démosthène, qui avait passé sa vie dans les affaires, n’était d’ailleurs pas sans savoir que c’étaient là de faibles garanties ; les plus opulens sont parfois les plus avides. Il tenta donc d’obliger les tuteurs à la reconnaissance ; tous les trois devaient être largement payés des peines que pourrait leur donner la tutelle. Réussir à les enchaîner ainsi semblait chose d’autant plus facile que deux d’entre eux tenaient de près à ces enfans, dont ils étaient les propres cousins germains. C’étaient ces liens qu’il s’agissait de resserrer encore, de manière à confondre, autant que possible, les intérêts des protecteurs avec ceux des protégés.
Voici à quoi s’arrêta Démosthène. A Thérippide, il léguait l’usufruit de 70 mines (6,510 francs), pour tout le temps qui s’écoulerait jusqu’à la majorité de son fils[3]. Démophon épouserait sa cousine, quand elle serait d’âge nubile ; en attendant, il toucherait tout de suite une dot de 2 talents (11,520 francs). Aphobos enfin prendrait pour femme la veuve de son oncle avec une dot de 80 mines (7,440 francs) ; Démosthène ajoutait ainsi 20 mines aux 50 que lui avait apportées en mariage Kléobulé. Ce n’était pas tout ; Aphobos, jusqu’à la fin de la tutelle, aurait l’usage de la maison et du mobilier dont elle était garnie. Toutes ces dispositions étaient consignées dans un testament qui, plus tard, ne se retrouva pas, mais dont l’existence et les clauses principales ne paraissent pas avoir été sérieusement contestées par ceux même qui sont accusés de l’avoir fait disparaître. Ces prudentes et paternelles volontés, ce n’était pas tout de les confier à une fragile feuille de papyrus ; il fallait aussi les graver dans le cœur de ceux à qui l’exécution en était remise. A cet effet, Démosthène appela, il réunit autour de son lit de mort les trois tuteurs. Près du malade était assis son frère Démon, qu’il aurait sans doute chargé de la tutelle, s’il n’avait craint que, déjà âgé, Démon ne lui survécût pas assez pour remplir jusqu’au bout ce devoir. On amena les deux enfans ; sans savoir encore tout ce qu’ils perdaient, ils pleuraient en voyant pleurer leur mère. Rassemblant ce qui lui restait de forces, Démosthène dit à ses neveux et à son ami ce qu’il attendait d’eux ; « il leur recommanda d’affermer la maison et de veiller ensemble à la conservation du patrimoine. » Aphobos était celui auquel il assignait le rôle principal, celui qui devait occuper auprès du foyer la place du chef de famille, épouser sa veuve et servir de père aux orphelins ; il lui fit prendre son fils sur les genoux. Au milieu des larmes qui coulaient, tous lui promirent, lui jurèrent de respecter ses désirs, de veiller fidèlement sur ce cher dépôt. Avant de fermer les yeux, il put croire que l’avenir des siens était assuré, que cette scène douloureuse et solennelle ne s’effacerait pas de la mémoire des tuteurs. Il est peu d’âmes assez dures pour ne point se sentir émues à l’heure des suprêmes adieux, assez légères pour oublier les sermens demandés et reçus par un mourant.
La pensée que tout était réglé et combiné pour le mieux dut consoler l’agonie du père de famille et adoucir pour lui l’amertume de la séparation. Cependant aucune de ses prévisions et de ses espérances ne se réalisa. Quand Démosthène eut rendu le dernier soupir, chacun des tuteurs s’empressa de se mettre en possession du legs qui lui était destiné. Thérippide prit le capital dont il devait toucher les intérêts. Démophon s’appropria les deux talents qui formaient la dot de la fille à laquelle son oncle l’avait fiancé. Aphobsos s’empara de même des 80 mines qui représentaient la dot de la veuve, et il choisit dans le mobilier ce qui pouvait lui convenir ; mais aucun d’eux ne songea à exécuter les conditions auxquelles, dans l’esprit du testateur, était subordonnée la remise de ces legs.
C’était Aphobos qui aurait dû donner l’exemple. Nous ne voyons point que la loi athénienne imposât à la femme, en cas de divorce ou de veuvage, un certain délai pendant lequel il lui fût interdit de contracter une nouvelle union. Le législateur antique n’avait point à cet égard les scrupules et la précision du législateur moderne ; au risque de soulever parfois de délicates questions de paternité, il laissait l’usage et les mœurs régler cette matière, fixer la durée de l’intervalle qui séparerait les deux mariages. Si, pour épouser la fille, Démophon devait attendre qu’elle eût atteint l’âge nubile, Aphobos pouvait devenir le mari de la mère, aussitôt que se seraient apaisés les premiers transports de sa douleur. L’empressement qu’il aurait mis à se prévaloir du droit qui lui avait été conféré n’aurait choqué personne, pas même la veuve, quelle que fût la sincérité de son affliction.
La femme athénienne était accoutumée dès l’enfance à l’idée de voir ses parens disposer de sa personne sans la consulter, de se voir, si elle était orpheline, adjugée par un tribunal, avec l’héritage qu’elle était chargée de transmettre, à celui qui prouvait lui tenir du plus près par le sang, De ses sentimens et de ses secrètes préférences, de l’accord des âges et des goûts, il n’était pas question en pareille matière. Telle est pourtant la force des liens naturels, et le cœur de la femme éprouve un tel besoin de se donner et d’aimer, qu’il y avait à Athènes même, dans cette société qui traitait ainsi le mariage, de vives et profondes affections conjugales ; elles y étaient moins rares que l’on ne serait porté à le croire. Les lois et les mœurs n’avaient pas le moindre souci d’assortir les caractères et de préparer ainsi la fusion des âmes et des volontés ; mais souvent le hasard corrigeait la faute des hommes et les servait mieux qu’ils ne le méritaient. D’ailleurs, pour peu que les femmes trouvassent d’égards et de bonté chez l’homme à qui les avait liées la volonté de ceux qui décidaient en maîtres de leur sort, elles se résignaient aisément, et, dès qu’elles avaient des enfans et quelque aisance, elles se trouvaient heureuses. Loin de répugner à un second mariage, la veuve de Démosthène aurait donc accepté tout d’abord l’époux qu’avait pris soin de lui désigner la prévoyante tendresse de celui qu’elle pleurait ; c’eût même été pour elle une consolation et une joie de voir ses enfans retrouver ainsi un père qui s’attacherait à eux en vivant sous le même toit et en recevant leurs caresses. Toutes ces espérances, Aphobos les trompa ; ni alors, ni plus tard, il ne témoigna le désir de prendre pour femme la mère de ses pupilles. Vers la fin de la tutelle, il épousa la fille d’Onétor. Quant à Démophon, il ne parait pas avoir jamais non plus manifesté l’intention d’épouser l’orpheline que son père avait fiancée avec lui à son lit de mort.
Pour ce qui était de l’administration des biens, les tuteurs ne se montrèrent pas plus soucieux de respecter les volontés de leur parent et ami. Il y avait pour les tuteurs, à Athènes, deux manières de s’acquitter de leur tâche : ils pouvaient ou gérer, à leurs risques et périls, la fortune de leurs pupilles, comme ils auraient fait la leur propre, ou la donner tout entière à bail, affermer les biens meubles et immeubles pour un laps de temps égal à la durée même de la minorité et de la tutelle. C’était, à ce qu’il semble, ce dernier parti que devaient prendre la plupart des tuteurs, ceux du moins qui ne nourrissaient point l’arrière-pensée de pécher en eau trouble, de s’enrichir aux dépens des orphelins en s’appropriant une partie de la succession. Par cette location, le tuteur se débarrassait en effet non-seulement de tout soin d’administration, mais encore de toute responsabilité pécuniaire ; il coupait court pour l’avenir à toute chance de procès. Or c’était là un résultat qu’il n’était pas sûr d’obtenir même par une honnête gestion des biens ; on voyait des jeunes gens arrivés à leur majorité chercher de mauvaises querelles à des tuteurs qui avaient pourtant fait de leur mieux. Quand on met le pupille en possession de sa fortune, il est rare qu’il la trouve aussi considérable qu’il l’eût désiré. De là à s’en prendre au tuteur il n’y a qu’un pas, et ce pas, sous l’influence des donneurs de mauvais conseils, on était bien vite entraîné à le faire.
Les tuteurs s’étaient-ils au contraire résolus à louer les biens, tout danger de cette espèce s’évanouissait. Ils avertissaient de leurs intentions le premier en dignité de tous les magistrats, celui qui avait l’honneur de donner son nom à l’année attique ; à cause de ce privilège, les grammairiens appellent ce personnage l’archonte éponyme, ou plus simplement l’éponyme, tandis que les orateurs se contentent de le désigner comme l’archonte, c’est-à-dire l’archonte par excellence, le chef de ce collège qui se composait de neuf citoyens annuellement désignés par le sort. La compétence de l’archonte embrassait toutes les actions publiques et privées qui naissaient du droit personnel, et particulièrement du droit de la famille, qui forme le premier et le plus important chapitre du droit des personnes. « Que l’archonte prenne soin, dit une loi athénienne, qui est citée dans un discours de Démosthène, des orphelins, des héritières, des maisons abandonnées et des femmes veuves, qui, après la mort de leur mari, se disent enceintes et restent dans la demeure conjugale. Toutes ces personnes, qu’il en prenne soin et qu’il les défende de toute violence. » Aussitôt prévenu, l’archonte portait le fait à la connaissance du public par des affiches apposées sur la base des statues qui représentaient les héros éponymes des dix tribus. C’était au pied de ces statues, sur le marché, que se dressait le tribunal où il siégeait, et le soubassement de l’estrade qui portait ces images servait d’album, comme on eût dit à Rome ; on y exposait, après les avoir fait lire tout haut par le greffier, les projets de loi ou de décret et les actes judiciaires. Cette publicité n’avait pas seulement pour but d’attirer le plus de concurrens possible à l’enchère où serait adjugée la ferme des biens du mineur, elle était aussi destinée à faire apparaître toutes les créances, toutes les charges dont pouvait être grevée la succession. C’était alors que devaient se présenter, pour faire valoir leurs droits, tous ceux qui avaient quelque chose à réclamer ; s’ils négligeaient d’intervenir à ce moment, ils s’exposaient à voir plus tard leurs demandes écartées par une simple fin de non-recevoir. L’inventaire dressé et les dettes réglées, quand tous ceux que la chose intéressait avaient pu visiter les immeubles ou vérifier la valeur des créances dont se composait la succession, le magistrat, au jour dit, procédait à l’adjudication. La fortune du mineur, avec tous ses droits actifs et passifs, était remise, en échange d’une rente annuelle, au plus offrant et dernier enchérisseur pour un nombre d’années qui variait suivant l’âge du pupille. Les conditions du marché étaient constatées par un acte écrit que rédigeait le greffier et dont la teneur pouvait d’ailleurs être certifiée par de nombreux témoins présens à l’audience. C’était ensuite affaire à l’acquéreur d’exploiter de son mieux le capital, d’en tirer un revenu supérieur au loyer.
Cette ingénieuse combinaison offrait un double avantage. D’une part, quelques semaines après le décès du chef de famille, l’inventaire était dressé et la fortune des mineurs rendue claire et liquide[4] ; d’autre part, le tuteur voyait par là sa tâche singulièrement allégée : il se trouvait ainsi défendu tout à la fois contre ses propres convoitises et contre l’humeur processive d’un pupille qui aurait le caractère mal fait. Il n’y avait qu’un péril, c’était que l’adjudicataire ne se laissât entraîner, par le désir d’augmenter ses profits, soit à risquer dans des spéculations hasardées les sommes qui lui avaient été remises, soit à faire abus du droit d’usage qui lui était concédé sur les immeubles ; on pouvait craindre ou qu’il ne devînt insolvable pour longtemps, ou qu’à l’expiration du bail il ne restituât de mauvaises créances ou des terres épuisées, des vergers dévastés, des bois coupés à blanc. Dans sa sollicitude pour les intérêts des pupilles, la loi athénienne s’était préoccupée d’éviter ce danger. L’archonte, sous peine de s’exposer à se voir plus tard pris à partie devant un tribunal, ne devait adjuger la ferme des biens qu’à une personne dont la fortune et le crédit parussent solidement établis. Ce n’était pas tout, il fallait se ménager le moyen de tirer, le cas échéant, parti de ces sûretés. L’archonte stipulait donc au nom des mineurs une garantie hypothécaire qui fût équivalente à la valeur du patrimoine donné à bail. Il avait à voir que l’on ne se contentât point d’un simple échange de paroles, mais que l’inscription, comme nous dirions, fût réellement prise. Bien avant Rome, qui ne fit jamais que la suivre de loin sur ce terrain, Athènes avait conçu et réalisé cette forme du contrat de gage qui a justement gardé dans les langues modernes un nom tiré du grec, l’hypothèque ; mais elle alla plus loin, et, ce que Rome ne sut jamais faire, elle réussit à organiser la publicité de l’hypothèque. A Rome, l’hypothèque frappe l’immeuble en quelque sorte clandestinement ; « à Athènes au contraire les tiers doivent être avertis de l’existence du droit réel qui diminue la valeur de la chose, et qui pourra s’exercer à l’encontre de tous les possesseurs quels qu’ils soient. Voici en quoi consistait cet avertissement : sur le fonds hypothéqué, le créancier faisait placer une borne ; sur la maison grevée du droit réel, il faisait appliquer une table de pierre. La borne et la tablette contenaient toutes les indications nécessaires pour renseigner les tiers sur la plus ou moins grande solvabilité de l’immeuble. On y lisait, quand les énonciations étaient complètes[5], d’abord le nom de l’archonte pendant la magistrature duquel la dette avait été contractée, afin de pouvoir déterminer exactement le rang des diverses créances. Puis venait le nom du créancier, près duquel les intéressés allaient chercher tous les renseignemens dont ils pouvaient avoir besoin. Enfin, en dernier lieu, se trouvait le chiffre de la créance garantie par l’hypothèque[6]. »
Que ce système présentât quelques dangers, on ne saurait le nier ; rien ne peut remplacer en pareille matière un magistrat ayant pour mission de constater sur des registres officiels l’établissement et l’extinction des hypothèques : Il pouvait se faire que des citoyens, pour augmenter leur crédit, fissent disparaître une inscription, sauf à la rétablir plus tard, ou que, pour paraître plus pauvre qu’il ne l’était, tel autre plaçât sur son fonds des bornes constatant les titres de créanciers imaginaires. Au prix pourtant de quelques inconvéniens, cette publicité valait encore bien mieux que la clandestinité hypothécaire de Rome.
Si les tuteurs de Démosthène, avec le concours de l’archonte, avaient affermé son patrimoine, le paiement des loyers stipulés et le bon entretien des biens auraient été garantis par une inscription rédigée sans doute, à de légères variantes près, comme celle-ci, qui a été retrouvée à Marathon :
Borne du champ et de la maison qui servent de gage pour le fils orphelin de Diogeiton, de Probalinthe.[7]
Dans ce cas, les tuteurs n’auraient eu qu’à surveiller les rentrées, à encaisser les loyers, dont une partie eût été consacrée à l’entretien des mineurs, puis à capitaliser le reste ; la loi et l’usage leur conseillaient, ou peut-être même leur ordonnaient, d’acheter en pareil cas, au nom de leurs pupilles, des immeubles tels que maisons de ville ou fonds de terre. Quand le patrimoine était considérable, il restait chaque année, une fois prélevés les frais de nourriture et d’éducation, une somme disponible ; si elle était sagement employée, si d’ailleurs les biens avaient été affermés dans de bonnes conditions, il devait arriver qu’au terme de la tutelle la fortune des mineurs, loin d’avoir souffert, se fût sensiblement augmentée. Démosthène cite l’exemple d’un de ses contemporains, Antidoros, dont la fortune, en six ans de tutelle, avait été ainsi portée de 3 talens 1/2 à 6 talens, c’est-à-dire presque doublée. Il arrivait donc souvent que les chefs de famille, pour assurer ces avantages aux enfans qu’ils allaient laisser orphelins, ordonnaient dans leur testament que l’ensemble du patrimoine fût mis en location. Y avait-il une clause de ce genre dans les dernières volontés du père de notre orateur ? Démosthène l’affirme dans le procès qu’il fit plus tard à ses tuteurs ; mais l’acte testamentaire, qui fut sans doute supprimé par ceux-ci, n’étant point produit devant le tribunal, il ne peut opposer aux dénégations de ses adversaires que le témoignage de sa mère. Les tuteurs prétendaient que le mourant ne s’était pas soucié de voir le chiffre de sa fortune divulgué par la production d’un inventaire complet et détaillé, qu’il eût fallu fournir pour procéder à une adjudication publique ; mais c’est là une assertion qu’ils s’étaient chargés eux-mêmes de réfuter. En effet, dès le lendemain du décès, ils avaient déclaré, pour ce patrimoine qu’ils étaient chargés d’administrer, 15 talens, ce qui était en tout cas une évaluation fort exagérée ; c’est à ce titre qu’ils avaient fait inscrire le jeune Démosthène, à côté des citoyens les plus renommés pour leur opulence, sur les rôles dressés en vue de cet impôt sur le capital, impôt à la fois proportionnel et progressif, auquel Athènes demandait, quand elle avait quelque guerre à soutenir, des ressources extraordinaires[8]. Il se trouvait rangé ainsi dans la première catégorie des contribuables, dans la catégorie des citoyens les plus imposés ; ce fut pour lui une chance inespérée que, pendant toute la durée de sa minorité, la paix ne fut pour ainsi dire pas troublée. Autrement il lui aurait encore fallu, de ce chef, payer de grosses sommes pour ce patrimoine, que diminuaient de jour en jour la négligence et l’infidélité de ceux aux mains desquels il avait été remis.
Que le père eût manifesté ou non le désir de voir affermé le patrimoine de ses héritiers, les tuteurs ne songèrent pas un instant à entrer dans cette voie ; il leur était trop commode d’en prendre à leur aise avec cette riche succession. Autant que l’on peut en juger, tous les trois se valaient ; ils n’eurent pas de peine à s’entendre pour dépouiller leurs pupilles. Afin d’entrer en jouissance des legs qui leur avaient été attribués, ils commencèrent par gaspiller le matériel de cette industrie, alors en pleine prospérité, qui faisait le plus clair de l’avoir des mineurs. Il y avait en magasin pour les deux fabriques des réserves de métal, de couleurs et de vernis ; on les vendit pour compter à Thérippide les 70 mines dont il devait avoir l’usufruit jusqu’à la majorité de Démosthène. La mesure que prit Aphobos fut encore plus fatale. Pour 50 des 80 mines qui lui revenaient, il s’était attribué un ensemble d’objets qui, selon Démosthène, en valait bien 100, les meubles, la vaisselle, qui comprenais plusieurs coupes d’or et d’argent, les bijoux enfin de cette femme qu’il était censé devoir épouser. Pour parfaire la somme, il mit en vente la moitié des esclaves armuriers, et il se paya sur le prix.
Voilà donc un atelier désorganisé. Au moins les tuteurs tâchèrent-ils de réparer, dans la mesure du possible, le mal qu’avait fait leur avide précipitation ? Ils ne paraissent pas en avoir eu même la pensée ; la suite de leur administration répondit aux débuts. Ce fut d’abord Aphobos qui entreprit de diriger la fabrique. Pendant les deux premières années, il la conduisit ou plutôt la laissa conduire par un affranchi de la famille, Milyas, sorte de contre-maître qui, n’ayant point de responsabilité légale, ne présentait aucune garantie. Plus tard, pour toute cette période, il ne porta en compte que de prétendus déboursés, 5 mines, comme si pendant ce temps l’atelier n’avait pas produit une drachme de revenu. Vint ensuite un assez long chômage, puis Thérippide se chargea de surveiller l’exploitation. Sa gestion fut moins désastreuse ; Démosthène prétend pourtant que l’affaire, toute réduite et tombée qu’elle fût déjà, aurait encore pu rapporter plus qu’il ne lui fit rendre, ou du moins plus qu’il ne déclara.
Quant à la fabrique de sièges, elle fut encore plus sacrifiée. Les vingt ouvriers qu’elle occupait n’étaient pas la propriété de Démosthène le père ; ils appartenaient à un certain Mœriadès, qui les lui avait livrés en nantissement, afin de le couvrir d’un prêt de 40 mines. Engagés pour cette somme, ils rapportaient au créancier qui les utilisait 12 mines par an, c’est-à-dire environ 30 pour 100 de leur valeur. Ces esclaves, Aphobos les prit chez lui ; il prêta encore, sur ce même gage, 5 mines à Mœriadès, et sans doute il employa ces ouvriers à travailler pour son propre compte. Quant à l’ivoire qu’il trouva en magasin, il s’était hâté de le vendre, et, — c’est ce dont déposeront plus tard des témoins, — il en avait tiré plus d’un talent. Le reste du matériel, les esclaves mêmes, il n’y en avait plus trace à la fin de la tutelle, sans qu’Aphobos portât comme remboursée la dette qu’ils représentaient, sans qu’il exhibât la somme ou justifiât d’un remploi.
C’est ainsi que d’année en année, entre les mains de ces habiles gens, s’en allait pièce à pièce, s’émiettait et s’évanouissait cette fortune, qui paraissait naguère une des mieux assises et des plus solides qu’il y eût à Athènes. Tout ce gaspillage ou plutôt tout ce pillage ne pouvait manquer de finir par attirer l’attention. Les voisins, les amis firent leurs réflexions ; un oncle par alliance des orphelins, le mari de la sœur de leur mère, Démocharès, citoyen honnête et considéré, adressa aux tuteurs quelques observations qui furent mal reçues ou qui tout au moins ne furent suivies d’aucun effet. Il ne s’en exprima qu’avec plus de vivacité sur le compte de ceux qui ruinaient ainsi son neveu et sa nièce. Ces bruits, ces accusations arrivèrent jusqu’au magistrat qui, comme nous l’avons dit, était chargé de veiller au nom de la cité sur les orphelins ; on en parla autour du tribunal de l’archonte.
Alors il eût peut-être été temps encore de sauver une partie de la fortune. L’archonte ne prenait guère, quoiqu’il en eût le droit, l’initiative des poursuites ; mais, pour l’aider à remplir son devoir, la loi avait fait appel à toutes les bonnes volontés. Le premier citoyen venu pouvait intenter une action au profit de l’orphelin, sans risquer, comme c’était le cas dans les procès ordinaires, d’être condamné à une amende, si le cinquième au moins des voix du jury ne se prononçaient pas dans le sens de sa requête. Pourquoi, lorsque le législateur semblait provoquer lui-même ce genre d’intervention, Démocharès ou quelque autre Athénien ne saisit-il pas l’archonte d’une plainte contre les tuteurs ? C’est que ceux-ci étaient tous les trois des gens riches et bien posés ; c’est que, grâce à la parfaite entente qui s’était établie entre ces trois larrons, il eût été difficile de les prendre en défaut et de voir clair, dès ce moment, dans les comptes de la succession. A Athènes d’ailleurs, comme en tout pays, on se mêlait volontiers des affaires du voisin tant qu’il ne s’agissait que de satisfaire sa curiosité et de se donner des airs d’importance ; mais fallait-il s’engager, pour obliger autrui, dans une longue et pénible entreprise, y perdre du temps et y gagner des ennemis, le zèle se refroidissait vite, et l’on s’en tenait presque toujours à de stériles marques d’intérêt.
Si Démocharès n’osa point aller jusqu’à courir les chances d’un procès, afin de s’opposer à ces dilapidations, au moins semble-t-il avoir contribué à rendre le jeune Démosthène capable d’en tirer un jour vengeance. Aphobos, au bout de deux ans, quand il revint d’une absence qu’il avait faite comme triérarque ou commandant de galère, quitta la maison de son oncle, où il s’était d’abord installé, et retourna s’établir dans sa propre habitation ; il s’y sentait sans doute plus à l’aise pour travailler à dépouiller ses pupilles. A partir de ce moment, les enfans restèrent seuls dans la demeure paternelle avec leur mère. Thérippide remettait à celle-ci, pour son entretien et celui des enfans, 7 mines (environ 650 francs) par an. Cette somme, toute modique qu’elle nous paraisse, semble avoir été suffisante. Démosthène n’élève aucune plainte à ce sujet, et des exemples tirés de documens contemporains prouvent qu’il n’en fallait pas plus à deux ou trois personnes pour vivre fort à l’aise[9]. Le ménage de la veuve était donc à l’abri du besoin ; mais il ne s’agissait pas seulement de nourrir et de vêtir ces enfans ; il fallait par l’éducation faire un homme de cet adolescent. On est tenté de croire, en songeant au caractère et au génie du fils, que Kléobulé était une femme distinguée ; ce n’en était pas moins là une lourde tâche pour une veuve, élevée comme l’étaient les femmes athéniennes, étrangère à la société des hommes, à leur conversation, à leurs études et à leurs travaux. Il y a lieu de croire que Kléobulé y fut aidée par son beau-frère, dont Démosthène ne parle jamais qu’avec un reconnaissant souvenir. Démocharès venait souvent voir la triste mère, celle-ci lui racontait ses chagrins ; elle lui disait comment, de jour en jour, les tuteurs se contraignaient moins, laissaient plus clairement percer leurs convoitises et leur malveillance. Les enfans étaient là, d’abord tout entiers à leurs jeux ; mais bientôt, à force d’entendre retentir à ses oreilles ces plaintes et ces conversations, l’adolescent devint attentif. Silencieux, il se rapprochait, il écoutait ; un peu plus tard, il interrogea, il se fit expliquer les choses. Dès lors naquit chez lui la pensée de se mettre, par l’instruction et le talent, en état de punir ces mauvais parens et de recouvrer son bien. Ce n’était pas à ses tuteurs qu’il pouvait demander conseil sur la direction de ses études et le choix de ses maîtres ; dans cet enfant sans sourire et sans gaîté, dont ils avaient déjà parfois surpris les regards chargés de muettes colères, ils avaient deviné bien vite un ennemi. Démocharès semble avoir été le seul, parmi tous ceux-qui entouraient Démosthène, auprès de qui il ait pu trouver alors avis et secours ; ce personnage peut donc revendiquer une part de mérite et d’honneur dans le développement du rare génie, du grand citoyen et du grand orateur qui devait illustrer les derniers jours d’Athènes.
Enfant, Démosthène paraît avoir été frêle et délicat, Plutarque dit même maladif. Les tristesses et les inquiétudes dont il devint de bonne heure, grâce à la précocité de son intelligence, le témoin et le confident, n’étaient pas faites pour remettre sa santé. Ce fut sans doute pour ce motif qu’il resta presque étranger à ces exercices du corps qui tenaient d’ordinaire une si large place dans l’éducation de tout jeune Athénien. Loin de le pousser vers ces palestres où la plupart des adolescens passaient la meilleure partie de leur temps, la tendre sollicitude d’une mère aisément alarmée travaillait plutôt à l’en écarter ; elle craignait qu’au lieu de le fortifier le saut, la course et la lutte ne le fatiguassent jusqu’à l’épuiser. Bien des années après, Eschine, plaidant contre lui, s’écrie d’un ton de triomphe et de dédain : « Où sont parmi vous les camarades de jeunesse que Démosthène pourra faire comparaître, afin d’implorer les juges en sa faveur ? A-t-il des compagnons de chasse ou de gymnase à produire devant le tribunal ? Non, par Jupiter, jamais il n’a chassé le sanglier ! A l’âge où les autres développent leurs forces physiques, il ne s’occupait déjà que d’apprendre l’art de tendre des pièges aux riches. » Ce que la haine d’Eschine avec sa verve injurieuse et violente travestit de la sorte, c’est une adolescence studieuse et réfléchie, qu’avaient trop tôt obscurcie de leur ombre de douloureuses préoccupations d’avenir. Si nous en croyons Plutarque, c’est dès ce temps que Démosthène aurait reçu de ses camarades des sobriquets railleurs, plaisanteries de collège, comme nous dirions, qu’exploite plus tard contre l’homme politique l’animosité de ses adversaires. On l’appelait Battalos. Sur le sens de ce terme, déjà Plutarque hésitait. A la manière pourtant dont Eschine l’emploie et le commente, il paraît désigner un homme qui a quelque chose de recherché et d’efféminé dans ses goûts, dans son costume, dans toute sa manière d’être. On l’appelait encore Argas, surnom qui s’appliquait, disent les biographes, aux gens d’un caractère maussade et hargneux. Tout ceci s’explique. Les autres adolescens, ceux qui entraient dans la vie riches tout au moins de vigueur et de santé, ceux que ne tourmentait point le souci du lendemain, trouvaient déplaisant ce jeune homme malingre et pensif ; ils lui en voulaient de ne guère se mêler aux jeux bruyans de la palestre, de rêver à l’écart, enveloppé de chauds vêtemens, tandis que ses compagnons d’âge, déposant tunique et manteau, faisaient couler l’huile sur leurs membres nus et se provoquaient joyeusement à faire preuve de force ou d’adresse ; ils trouvaient mauvais qu’il ne se prêtât point volontiers à ces gais bavardages, à ces longues confidences qui remplissaient pour eux les heures de repos. Pendant ce temps, sans faire attention aux chuchotemens et aux mauvais sourires, Démosthène songeait au loyer près duquel pleurait sa mère, à sa jeune sœur, dont la dot serait dévorée et qu’il lui faudrait pourtant établir, à lui-même et aux obstacles qu’il trouverait sur son chemin. Peu à peu se dégageait et s’arrêtait dans son esprit la ferme volonté de ne point laisser impunies ces prévarications, de relever, à force de persévérance et d’énergie, cette fortune qu’avait créée l’industrieuse activité de son père. Ce n’était pas par les talens et les prouesses de l’athlète qu’il y parviendrait ; on comprend donc qu’il soit resté assez indifférent à ces exercices de gymnastique. En revanche, dès que lui furent fournis les moyens de cultiver son esprit, il les saisit avec ardeur.
Nous n’avons aucun détail sur ses premières études, qui durent être celles de tous les jeunes Athéniens de bonne famille. Presque tout le monde, à Athènes, même les gens de la plus basse condition, savait plus ou moins lire et écrire. Si l’on en avait cru ses tuteurs, il s’en serait tenu là ; plus il serait ignorant, moins ils auraient à craindre qu’il ne les poursuivît de ses réclamations et ne réussît à se faire écouter. Les 7 mines annuellement payées par Thérippide pour l’entretien de la veuve et des enfans ne pouvaient suffire à couvrir les dépenses d’une éducation vraiment libérale et soignée. D’autre part l’enfant se sentait trop curieux, trop désireux d’apprendre, pour en rester aux élémens. Aphobos eut beau refuser de payer les honoraires des maîtres ; grâce à sa mère et à Démocharès, on ne s’arrêta point à cette difficulté. Peut-être ses maîtres, dès qu’ils eurent apprécié son application au travail et ses heureuses dispositions, furent-ils les premiers à lui faire crédit, à se contenter des engagemens qu’il prit avec eux pour le temps où il serait en possession d’une fortune que personne ne pouvait croire aussi compromise qu’elle l’était réellement. L’adolescent, quand il sut ses lettres, fréquenta donc, accompagné d’un pédagogue ou esclave chargé de veiller sur sa personne et de le préserver de tout mauvais contact, l’école d’un grammairien ; il y étudia les poètes, Homère d’abord, qui chez les Grecs jouait presque dans l’éducation le rôle que remplit aujourd’hui la Bible chez les nations protestantes, puis les lyriques et surtout les élégiaques, Théognis, Simonide, Solon, dont les enfans apprenaient par cœur de longs morceaux destinés à leur servir tout à la fois de préceptes de morale et de leçons de goût. Si l’on en juge par les citations qu’apportent à la tribune certains orateurs de ce temps, Eschine et Lycurgue par exemple, les trois grands tragiques du siècle précédent, Eschyle, Sophocle et Euripide, les deux derniers surtout, avaient leur place marquée dans ces cours dont nous aimerions à mieux connaître la matière et les programmes. Étudiait-on dans ces écoles des auteurs en prose ? Est-ce là que Démosthène prit pour Thucydide cette passion dont témoignent des anecdotes souvent répétées, anecdotes que la critique ne saurait admettre sous la forme que leur ont donnée les sophistes et les byzantins, mais qui n’en contiennent pas moins un certain fond de vérité[10] ? Il y a lieu d’en douter. Toute cette première éducation, celle des enfans et des adolescens, était, à ce qu’il semble, purement esthétique, ne s’adressait guère qu’au sentiment et à l’imagination. Plus tard, quand ils étaient jeunes gens ou hommes faits, ceux des Athéniens qui se sentaient de la curiosité et du loisir complétaient leur instruction ; c’était alors seulement qu’ils abordaient des études qui eussent un caractère plus pratique ou plus scientifique, la rhétorique, la philosophie et la dialectique. Au contraire la musique, inséparable chez les Grecs de la poésie, était une des premières choses que l’on enseignait aux enfans ; on n’était point regardé comme bien élevé, si l’on n’en avait au moins quelque connaissance. Démosthène dut prendre là certaines notions, un sentiment du timbre, du rhythme et du ton, une délicatesse d’oreille dont ne pouvait se passer le futur orateur.
Quand Démosthène eut ses seize ans révolus, il entra, comme tous les fils de citoyens qui avaient atteint le même âge, dans ce que l’on peut nommer le collège des éphèbes. L’éphébie est la seule institution qui représente, à Athènes, ce que nous appelons l’instruction publique, c’est-à-dire une intervention de l’état dans le développement de l’individu, en vue de le préparer à bien remplir plus tard ses devoirs civiques. Dans des stèles qui ont été retrouvées en grand nombre à Athènes depuis une vingtaine d’années, nous avons des renseignemens curieux et variés sur l’éphébie athénienne[11] ; malheureusement les plus anciennes de ces inscriptions appartiennent à l’époque macédonienne, et la plupart sont du temps où la domination romaine s’était déjà étendue sur la Grèce. Toutes appartiennent donc à des siècles où Athènes, privée de toute indépendance réelle, de toute vie politique active et sérieuse, était devenue une vraie ville d’université, fréquentée tout à la fois par des étudians grecs et par des étudians romains, quelque chose comme l’Oxford de l’antiquité. Il est permis de croire que, sous l’influence de ces circonstances nouvelles, l’éphébie athénienne, où nous voyons alors inscrits des étrangers de tous pays, avait peu à peu changé de caractère. Chaque promotion, comme nous dirions, quand elle était arrivée au terme de ses travaux, faisait graver sur le marbre le nom des membres qui la composaient et celui des maîtres qui l’avaient formée ; en examinant ces listes et en complétant l’un par l’autre ces tableaux qui nous sont arrivés en général plus ou moins mutilés, on reconnaît que les exercices suivis en commun par les éphèbes comprenaient, vers le temps de l’empire, des cours de grammaire, de musique, de rhétorique et de philosophie. Nous avons tout lieu de penser qu’il en était autrement au Ve et au IVe siècle avant notre ère, alors qu’Athènes cherchait à faire des citoyens et non des savans. Laissant à l’initiative privée tout ce qui était instruction proprement dite et culture de l’esprit, la cité ne donnait aux jeunes gens dont elle prenait la charge, pendant deux ans, qu’une éducation toute gymnastique et militaire ; c’était ce qu’il leur fallait pour servir, le moment venu, soit dans les hoplites ou fantassins pesamment armés, soit dans la cavalerie, qui comprenait les Athéniens les plus riches, les fils des meilleures familles. Des instructeurs, choisis par l’état, présidaient, sous les noms de pœdotribes et de cosmes, à tous les exercices. Jamais on n’a même vu se poser, dans les républiques anciennes, la question qui nous préoccupe aujourd’hui, celle de savoir si le service militaire doit être général et obligatoire. Le citoyen s’y confondait avec le soldat. Si parfois on admettait qu’il fût dérogé à ce principe, les exceptions avaient un tout autre sens que chez les modernes, elles étaient déterminées et justifiées par des motifs tout contraires. En France, jusqu’à ce jour, grâce au remplacement, les jeunes gens appartenant à la classe aisée trouvaient moyen d’échapper à l’impôt du sang. A Rome, jusqu’à Marins, ce furent les prolétaires qui restèrent exclus des légions ; il ne semblait point qu’ils eussent une part suffisante aux bénéfices de l’association politique pour être vraiment intéressés à la défendre, à lui sacrifier leur temps, leur santé et leur vie.
Les jeunes Athéniens étaient soumis pendant deux ans à la discipline de l’éphébie. Sans cesser de demeurer dans leurs familles, ils étaient astreints à des exercices communs où se faisait l’apprentissage du futur soldat. Tantôt ils luttaient dans les gymnases ou couraient dans le stade, tantôt ils manœuvraient sur les places publiques ; tantôt, comme ceux que Phidias nous a montrés dans la procession des Panathénées, vêtus de la légère chlamyde et rangés derrière, leurs chefs, ils figuraient dans les fêtes religieuses de la cité, ils défilaient au son de la flûte, dans ses processions solennelles. Au bout de ce temps, ils étaient présentés au peuple dans une assemblée qui se tenait au théâtre de Bacchus. Là, sous les yeux de la foule qui aimait à voir en eux l’espoir de la patrie ou, comme disait Périclès, le printemps de la cité, ils recevaient l’épée et le bouclier.
Une autre cérémonie non moins imposante précédait ou suivait, — nous ne savons lequel des deux termes il faut employer, — cette présentation au peuple : c’était la prestation du serment civique dans le bois sacré d’Agraulos, lieu auquel se rattachaient quelques-uns des plus vieux souvenirs du culte primitif de l’Attique. Le texte de ce serment nous a été conservé. Il est assez court, dans sa noble et grave simplicité, pour que nous puissions le citer tout entier :
« Je ne déshonorerai pas les armes sacrées, et je ne quitterai pas le compagnon de rang à côté duquel j’aurai été placé. Seul ou avec d’autres, je défendrai les institutions et la religion de la cité. Je ne laisserai pas à mes descendans la patrie plus petite que je ne l’ai reçue de mes pères, mais plus forte et plus grande. J’accepterai toujours les décisions des juges. J’obéirai aux lois existantes et à toutes celles que le peuple, d’un accord unanime, établirait dans la suite. Si quelqu’un cherche à détruire les lois ou à y désobéir, je ne le souffrirai pas, et je les défendrai seul ou avec le secours de tous. J’honorerai les dieux de mes pères. J’invoque pour témoins de ce serment ces dieux-ci : Aglauros, Enyalios, Arès, Zeus, Thallo, Auxo, Hégémoné. »
Il y a là des promesses, il y a surtout une phrase qui dut plus d’une fois, dans le cours de ce triste siècle, revenir à l’esprit de Démosthène et des quelques hommes qui, sans être découragés par la défaite, luttèrent avec lui jusqu’au dernier soupir pour conserver à Athènes son indépendance républicaine et sa haute situation dans le monde grec. Nous aussi, pouvons-nous répéter sans émotion ces fortes paroles, nous, les fils d’une génération qui a laissé violer les lois, il y a vingt-cinq ans, sans presque rien tenter pour les défendre, nous qui, pour expier cette faute de nos pères, transmettrons à nos descendans la patrie non « plus forte et plus grande, » mais « plus petite que nous ne l’avons reçue de nos aïeux ? »
Après ces deux années de préparation, les jeunes gens, que l’on appelle encore parfois, en étendant l’emploi du terme, des éphèbes, servaient pendant deux autres années dans une sorte de garde mobile, où ils achevaient de prendre les habitudes militaires. On les emmenait, pendant les mois d’été, camper sur les montagnes ; on leur faisait faire des patrouilles, d’où venait le nom que portait cette milice, (ceux qui se promènent en armes pour garder le territoire). En cas de guerre, ils formaient avec les vieillards la garnison des forteresses situées sur le sol de l’Attique. C’était seulement quand ils avaient dépassé leurs vingt ans qu’ils étaient incorporés à l’armée active et qu’on exigeait d’eux le service régulier du fantassin ou du cavalier.
La majorité civile précédait ce que l’on pourrait appeler la majorité militaire. On l’atteignait au sortir de l’éphébie, c’est-à-dire à dix-huit ans. Dans le mois de skirophorion, qui correspondait à peu près à notre mois de juin et qui terminait l’année attique, chaque dème ou commune mettait au courant son registre de l’état civil. Il s’agissait ici d’admettre le jeune homme dans cette association politique qui formait la cité, et non plus dans ces groupes d’un caractère tout primitif, patriarcal et religieux, que l’on appelait races et phratries. C’était le démarque, magistrat local, sorte de maire élu par le suffrage des démotes, ou habitans de la commune, qui avait entre les mains le registre des citoyens jouissant de leurs droits civils et politiques ; il convoquait tous les citoyens qui avaient leur domicile légal dans la commune pour procéder avec eux à la révision des listes. On effaçait les noms de ceux qui étaient morts dans l’année ; on inscrivait au contraire ceux qui, selon l’expression consacrée, avaient déjà deux ans de jeunesse. Ils étaient présentés par leur père, si celui-ci vivait encore, sinon par leur tuteur ou par quelque autre répondant. Il semble qu’après cette inscription le jeune Athénien jouisse, aux yeux de la loi, de la plénitude des droits civils et politiques, sauf cette réserve, que l’on ne pouvait être juré ou archonte avant l’âge de trente ans ; mais il n’était pas d’usage que l’on se montrât sur le Pnyx, pour prendre part aux travaux de l’assemblée, avant d’avoir vingt ans accomplis. L’opinion eût traité d’impatient et de présomptueux celui qui n’aurait pas attendu ce terme.
Le père de Démosthène avait laissé dans le bourg de Péanée de trop bons souvenirs, il y était trop connu pour que l’inscription du jeune homme, quoi qu’en dise Eschine, souffrît la moindre difficulté. Elle eut lieu, d’après le calcul de Schaefer, dans le dernier mois de l’archontat de Polyzelos, c’est-à-dire en juin 366. Démosthène réclama aussitôt les comptes de ses tuteurs et la remise de la fortune qu’ils administraient depuis un peu plus de dix ans. Ceux-ci, d’après les données qu’ils admirent eux-mêmes plus tard dans les discussions qu’ils eurent avec leur pupille, avaient reçu du père un patrimoine qu’ils avaient évalué à 15 talents, mais qui en représentait tout au moins bien près de 14. Voici ce qu’ils livrèrent à Démosthène, devenu majeur : 14 esclaves armuriers au lieu de 30 que le père avait laissés dans la fabrique, 31 mines d’argent comptant et la maison paternelle, le tout valant, assure Démosthène, à peu près 70 mines. Mettons qu’il y ait là quelque exagération, et que Démosthène oublie de porter en compte la maison, qui avait été évaluée lors du décès à 30 mines ; il n’en est pas moins vrai que tout cela ne dépassera guère 1 talent, c’est-à-dire le dixième environ de ce qu’il aurait dû toucher des mains de ses tuteurs, s’ils avaient été à peu près honnêtes.
Le coup était rude. Quelques raisons que pût avoir Démosthène de soupçonner ses trois tuteurs, il n’avait pu penser qu’ils pousseraient aussi loin l’infidélité et l’impudence, que son désastre serait aussi complet. On ne voit point pourtant que le jeune homme ait cédé au découragement, qu’il ait eu un seul instant la tentation de se résigner à l’injustice, d’implorer la pitié des misérables qui l’avaient indignement dépouillé. C’est là que, pour la première fois, nous sentons éclater l’indomptable énergie de cette âme dont nous n’avions pu que deviner jusqu’ici, à de légers indices, les secrets mouvemens. Les motifs de craindre étaient plus nombreux que ceux d’espérer. Jeune, pauvre, sans amis, comment arriverait-il à triompher de trois hommes déjà rompus à l’intrigue, bien posés dans la ville, devenus riches à ses dépens, enfin si bien liés l’un à l’autre par la complicité d’un même crime, qu’ils mettraient pour l’accabler toutes leurs ressources en commun et ne reculeraient devant aucun nouveau mensonge, aucune nouvelle perfidie ? Il ne se fait point d’illusions sur la difficulté de l’entreprise où il s’engagea, mais il a confiance dans son droit, confiance dans la justice de son pays, confiance en une force mystérieuse qu’il sent au fond de lui-même,
- ……… Et qui lui met au cœur
- Ce je ne sais quel dieu qui veut qu’on soit vainqueur.
Il se hâte donc, pour se garder la liberté d’agir, de protester par-devant témoins contre le compte de tutelle qui lui avait été remis, et il commence, sans perdre un moment, à se préparer pour la lutte judiciaire dont lui-même choisira le jour et l’heure.
Nous suivrons Démosthène dans les détours de cette longue et complexe affaire, dans les démêlés que lui suscitera la malice de ses ennemis, presque aussi persévérante et aussi obstinée que son juste ressentiment ; nous le suivrons devant le tribunal auquel il est forcé sans cesse de revenir demander de nouveaux arrêts pour contraindre ses adversaires à laisser exécuter les jugemens antérieurs. Ce que nous entrevoyons dès maintenant, c’est l’importance du service que, sans le vouloir, ces trois coquins rendirent à Démosthène et à la cité. Plus heureux, plus riche, trouvant à son entrée dans la vie des circonstances plus propices et des visages plus bienveillans, Démosthène ne se fût pas ainsi concentré et replié sur lui-même, il n’aurait pas obtenu de son intelligence et de ses organes les mêmes efforts ; son génie aurait avorté ou n’aurait pas atteint le même degré de puissance. Le procès contre ses tuteurs a été la grande passion de sa jeunesse, comme la lutte contre la Macédoine a été celle de son âge mûr et de sa vieillesse. Ce fut cette épreuve qui lui apprit à s’absorber longtemps dans une seule pensée, à tendre vers un seul but tous les ressorts de son esprit et de sa volonté, ce fut elle qui le révéla à lui-même, sinon encore à ses contemporains.
GEORGE PERROT.
- ↑ Nos lecteurs n’ont pas oublié les études de M. Gaston Boissier sur Cicéron et ses amis’’, quoiqu’elles datent de 1863 et de 1864.
- ↑ C’est ce qu’a récemment essayé de faire, dans l’étude qu’il a intitulée Aspasis de Milet, M. Becq de Fouquières, déjà connu des gens de goût pour l’édition critique et savante qu’il a donnée des poésies d’André Chénier. Il y a dans ce petit livre des pages remarquables ; mais l’auteur nous parait parfois dépasser le but, exagérer le rôle d’Aspasie, la pureté de sa vie et la portée de son esprit.
- ↑ Nous aurons trop souvent, dans le cours de ces études, l’occasion de citer des sommes évaluées en monnaie athénienne pour qu’il ne soit pas utile de rappeler ici, sans tenir compte, bien entendu, de la différente puissance de l’argent, la valeur des principaux termes. Le talent attique, monnaie de compte, valait 60 mines, environ 5,561 francs, la mine 100 drachmes ou 92 francs 68 cent., la drachme 0,93.
- ↑ Il est permis de supposer un intervalle d’environ deux mois entre le moment où était annoncée la location du patrimoine et celui où elle se faisait par voie d’enchères devant le magistrat. Un passage de Théophraste, cité par Stobée, nous apprend en effet qu’à Athènes toute vente à la criée devait être annoncée par des affiches soixante jours à l’avance, et la similitude des situations nous porte à croire que, dans le cas qui nous occupe, le délai légal était le même.
- ↑ Peu de stèles contiennent à la fois toutes ces indications ; dans beaucoup, l’inscription parait avoir été écourtée, comme pour aller plus vite. Tantôt c’est le nom de l’archonte qui manque, tantôt le chiffre de la somme due, mais l’origine de la créance est toujours rappelée.
- ↑ Nous avons emprunté cet exposé du mécanisme de l’hypothèque athénienne à une curieuse étude de M. Caillemer, professeur à la faculté de droit de Grenoble, sur ce chapitre si peu connu du droit attique. Elle a pour titre : le Crédit foncier à Athènes. On y trouvera citées plusieurs des inscriptions de ces bornes, inscriptions dont le nombre s’accroît d’année en année par de nouvelles découvertes.
- ↑ Corpus inscriptionum grœcarum, n° 5-31.
- ↑ Sur l’assiette de cet impôt et les changemens qu’elle a subis depuis le temps de Solon jusqu’à celui de Démosthène, voyez Bœckh, Économie politique des Athéniens, 2e édition, liv. IV, ch. 1 à 9.
- ↑ Voyez le discours attribué à Démosthène, contre Bœtos sur la dot (§ 50). Le plaignant, Mantithéos, y dit que les intérêts de la dot de sa mère, dot qui était de 1 talent, ont suffi pour son entretien et son éducation. Or, en comptant les intérêts de cette somme à 12 pour 100, ce qui était pour Athènes le taux ordinaire, on arrive encore à 7 mines environ.
- ↑ On prétendait que Démosthène avait recopié huit fois Thucydide de sa propre main ; plus tard, ceci ne parait plus suffisant, et l’on raconte que, l’histoire de Thucydide ayant été brûlée dans un incendie, c’est grâce à la mémoire de Démosthène, qui la récite tout entière par cœur, que l’on parvient à la rétablir. Tout cela est puéril ; mais quiconque a pratiqué Thucydide et Démosthène reconnaît, comme l’avait d’ailleurs fait déjà Denys d’Halicarnasse, tout ce que le second a emprunté au premier pour former son idéal politique et pour créer sa langue.
- ↑ M. Albert Dumont prépare un travail d’ensemble sur ces inscriptions éphébiques, qu’il est occupé en ce moment à collationner de nouveau à Athènes ; il a déjà donné, dans son Essai sur la chronologie des archontes athéniens postérieurs à la 122e olympiade, un exemple des services que peuvent nous rendre ces inscriptions pour compléter la connaissance très imparfaite que nous avons de la vie intérieure d’Athènes après la période classique.