Daniel Valgraive/Première partie/I

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A. Lemerre (p. 3-9).
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I


Daniel Valgraive soupira d’impatience, compta mentalement : « un, deux, trois, quatre…, » pendant que Cheyne disait une anecdote à une douzaine d’auditeurs. Il avait du succès, en verve, la voix nuancée, le geste impressif. Daniel, en chaque mot, en chaque trait, reconnaissait le plagiat, l’imitation du causeur Saumaise :

— Quel cuir ont-ils pour épiderme ?

À voir sourire et rire les autres, il pâlissait comme d’une insulte, les mains froides, le cœur chaud, avec un tremblement du genou. Il continuait la numération : « quinze, seize, dix-sept…, » se reprochant avec force une si puérile colère :

— Cheyne imite sans savoir… Il faudrait se féliciter qu’il ait absorbé Saumaise…, que le causeur ait laissé sa trace par delà la mort… Comment autrement se transmettraient et se garderaient certaines traditions charmantes ?

Il ne put se résigner. Au milieu de l’anecdote, il se leva discrètement — il était à l’arrière du groupe — et se retira. À peine dans la rue, il en eut le regret :

— Quelle sottise !… Me voilà seul !

Le mot « seul » résonna plein d’angoisse. Par diversion, Daniel regarda des ouvriers verser de l’asphalte fumante, tel un potage d’hommes de pierre. Une minute, l’odeur bitumineuse, l’étalement irisé du liquide, la gravité sacerdotale des ouvriers, ce mastiquage qui rappelle des jeux d’enfance, le retinrent.

Le cahot des fiacres bientôt lui crispa la plante des pieds ; de la rue il ne ressentit que l’énervement physique, plus solitaire en réalité, plus morose que sur une triste lande automnale. Il se réfugia dans le parc Monceau. C’était le prélude du crépuscule : l’étang grelottait sous les nuages en demi-teintes infinies, disait le doux occident, la variété, la timidité, le chuchotement. L’élégance d’arbres en mal d’avril, leurs ombres diffuses dans la lumière diffuse, le léger cri d’amour de bêtes invisibles, quelques canards en escadrilles sur les rides mobiles du flot, tout satura Daniel d’une fraîcheur et d’une bonté que parfumait la terre rajeunie. Il allait à pas menus :

— Ah ! que je voudrais être aux Flouves !

Une sensation singulière passa sur son épiderme, la frayeur du mot je qui revint en écho, à plusieurs reprises.

Soudain, le souvenir qu’il fuyait s’empara de lui et l’écrasa. Il revit l’antichambre du docteur Beaujon, réécouta les effroyables paroles du praticien à un élève :

— Le monsieur qui vient de sortir n’a plus un an à vivre !

Et ce monsieur, c’était lui, Daniel !

Ah ! certes, fils de père et de mère frêles, Daniel avait eu de bonne heure le sentiment d’une dégénérescence. Imbu du principe que tout rêveur excessif décèle de la vieillesse et de l’inaptitude à croître, comme ces peuples décrépits dont l’orgueil est à l’arrière des siècles, il avait lutté douloureusement pour vivre dans l’entour, pour fuir son « moi. » Chagriné, assombri par de perpétuelles rechutes vers la solitude, vers des choses lues plutôt que vues, à la longue était née une haine presque morbide contre le sens intime, une impression de vide et de ténèbres lorsqu’il plongeait en lui-même.

Mais combien cette horreur avait crû depuis les paroles de Beaujon ! Combien, lorsque les lois de son organisme, après des efforts, des labeurs, le ramenaient à se plonger frileusement en soi-même, il défaillait vite en des songeries de sépulcre !

Ce jour-là, il fuyait depuis le matin une tendance aux rêves.

À la poursuite de réunions, d’événements, de causeries, partout les nerfs et la fatigue l’avaient chassé. Par le soir approchant, dans l’haleine fraîche du crépuscule, il tenta d’absorber des formes, de reporter sa pensée vers des problèmes extérieurs. Mais à la chute subtile de l’ombre, une appréhension spectrale, le « je » le poursuivant comme Satan les stylites sur leurs colonnes, bientôt le fit marcher plus vite.

Les fines branches descendaient vers lui, la nuit semblait se déposer sur les ramures comme des laines sur les cadres d’un métier.

— Il faudrait voir Hugues !

Mais Hugues devait être sorti.

— Et Clotilde est avec Charles chez les Daumont !

Découragé, il n’osa rentrer chez lui, il eut peur de la table vide, du foyer brûlant pour lui seul, plein d’intimités amères.

Il se réfugia dans un restaurant.