Dans l’Inde du Sud/12

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 204-211).


XII

PONDICHÉRY : La cavalerie d’Aïnar.


Pondichéry, 10 août 1901.

… Quand on veut trouver des Scarites, il faut se rendre à Sakkili Top, lieu désert, sablonneux et inculte, situé à moins d’un mille de Pondichéry. Les scarites sont, comme chacun sait, des coléoptères noirs, allongés, cylindriques au moins pour les formes dravidiennes, et remarquables par leurs grandes mandibules falquées. Le jour, ils se tiennent dans le sable où ils progressent à couvert et font la guerre aux insectes. Au soleil couchant, ils s’envolent parfois, gardant une allure verticale, et l’on dirait de ces petits génies que l’on voit planer debout dans les miniatures persanes. Voilà bien longtemps que je connais l’endroit aux Scarites. Depuis vingt ans il n’a pas sensiblement changé. C’est toujours la même lande désolée, grisâtre, coupée de ruisseaux aujourd’hui taris, et qu’ombragent parcimonieusement quelques arbres au feuillage maigre et roussi. Les ossements en cendres se mêlent à des débris de charbon dans les monticules de poudre. Car Sakkili Top est l’emplacement où les Hindous de Pondichéry ont coutume de brûler leurs morts.

Les obsèques, dans l’Inde ne sont point accompagnées avec cette grave et lente majesté qui nous paraît, en Occident, inséparable de toute cérémonie funéraire. Aux sons des trompettes, des clochettes et des tambourins, l’on porte, à bras d’hommes, le défunt vers le bûcher où sa dépouille se consumera en plein vent. J’ai vu souvent passer des cortèges funèbres. La première fois j’ai cru assister à une réjouissance champêtre. Les appels de la grande trompe liturgique éveillaient de loin mon attention. Bientôt j’apercevais le gros des parents et des amis marchant en désordre et d’une allure rapide, devançant, flanquant, suivant le brancard porté par six hommes. Sur ce brancard était couchée une jeune femme qui disparaissait sous les fleurs. On ne voyait que sa face pâlie et sa longue chevelure noire épandue parmi les jasmins et les roses. Oscillant aux cahots du chemin et au hasard des mouvements des porteurs, la morte paraissait dormir et les gens du cortège se féliciter de la manière commode dont elle accomplissait son voyage… Ne me demandez pas des détails sur le bûcher ni sur la crémation. Je ne saurais trop le répéter, ma fidèle habitude est de ne pas m’immiscer dans les fêtes où je ne suis pas convié. Le spectacle d’une incinération n’a rien de particulièrement curieux ni de nouveau, tant les voyageurs se sont appesantis sur la chose. On ne brûle plus, en pompe, les veuves vivantes avec leurs époux décédés. C’est un progrès. Mais la règle de la vie leur assure une condition tellement misérable, avec la servitude et la prostitution familiales, que la plupart de ces veuves n’hésiteraient pas à monter sur le bûcher si elles en avaient congé.

Ce qui est bien curieux, à mon sens, c’est le petit pagotin des environs, où un pandaram mène sa procession solitaire en débitant ses oraisons au pied de la statue équestre d’Aïnar. La silhouette du gigantesque cavalier se profile sur le ciel embrasé par le soleil à son déclin, et le religieux vêtu de toile rousse tourne autour du socle que garde un Déverpal à massue appliqué en bas-relief, et en tout pareil, comme coiffure et costume, à l’homme qui se perd dans l’ombre du soir. Grâce à une roupie offerte avec à propos à ce pénitent de Çiva, pauvre Hindou décharné à la face couleur de poussière et dont les yeux gris ne paraissent rien voir ici-bas, j’ai obtenu la permission de m’approcher de la puissante idole et reçu une pincée de cendres. Le bois de sandal et la bouse de vache dont elles sont le résidu donnent à ces cendres un caractère indéniable de sainteté, et d’ailleurs elles viennent d’un pèlerinage réputé, sans que ma curiosité aille jusqu’à s’enquérir de sa position exacte.

Coiffé d’une sorte de tricorne, vêtu d’un court pagne et d’une écharpe de toile jaune que l’user a rendus roussâtres, le gardien d’Aïnar se reconnaît à première vue pour un de ces pandarams qui ont fait vœu de garder une vie chaste et solitaire pour l’amour du Dieu Çiva. Il nous a autorisés à regarder de près la colossale statue équestre, à cette condition de ne point passer entre le petit temple et le socle où le pion de terre cuite monte, avec sa masse, son éternelle faction. Le rite défend aux piétons chaussés de souliers de longer les pagotins d’Aïnar, il interdit aussi de s’en approcher à cheval ou en voiture. Puis, nous ayant adressé ses recommandations, le pandaram reprend sa promenade monotone, marmonnant des oraisons. Il s’éloigne le dos voûté, égrenant entre ses doigts les grains d’un collier d’oatrachon, grains qui écartent Yamen, génie de la mort, et dont les saillies embrouillées répètent certaines de ces figures qu’aime à prendre Çiva quand il descend sur la terre.

La statue équestre en terre cuite, de proportions colossales, est bien celle de cette divinité secondaire, gardienne de l’ordre, d’Aïnar, fils de Çiva et de Moyéni. Vous savez sans doute que Moyéni est un des avatars accessoires de Vishnou. Le grand Dieu aux mille formes jugea à propos de prendre celle d’une femme pour séduire les géants et leur enlever l’Amourdon, la liqueur sacrée qui donne l’immortalité et que les Déverkels avaient tirée de la mer de lait. Puis il s’amusa à tenter Çiva et y réussit jusqu’à le rendre père d’Aïnar.

Cet Aïnar est une divinité champêtre de première importance, quoique de catégorie inférieure. On lui sacrifie des coqs et des chèvres. Jamais ses pagolins ni ses statues ne s’érigent dans les villes. À plus d’un tournant de route vous rencontreriez sa figure monumentale peinte en blanc, en rouge et en noir. Le Dieu mitré, joufflu, moustachu, énorme, mesurant cinq et six mètres de haut, est souvent installé sur une haute banquette, la jambe gauche repliée, la droite posant à terre. Près de lui, des génies, des satellites, des pions, de moindre taille, mais rehaussés de couleurs aussi voyantes, sont assis à la file. Tous ces serviteurs attendent la tombée de la nuit pour amener des écuries de leur maître les montures qui serviront à la chevauchée des ténèbres. Et les montures ne sont pas loin : à quelques pas du groupe, à demi perdues dans un bosquet ou en contre-bas du chemin, dix ou douze effigies de chevaux gigantesques, harnachés dans le style indo-persan le plus riche, se campent fièrement, rangées en bel ordre, comme à la parade, sous la garde de bonshommes peinturlurés, qui jouent de la flûte pour leur faire passer plus doucement, peut-être, les heures d’attente.

Il ne faudrait pas croire que ces statues soient taillées dans le porphyre ou le basalte, à l’exemple des grandes divinités des vieilles pagodes. Ce sont œuvres de potier. Les industrieux cossowers ont modelé et cuit ces idoles champêtres sur place, ou bien ils les ont édifiées, à l’instar des vieux colosses égyptiens, avec des briques disposées par étages, assemblées à chaux et à sable, et dont les arêtes ont été savamment adoucies. Crépits et peints de couleurs assez solides pour résister à l’eau du ciel et à l’ardeur du soleil, ces grandioses épouvantails valent surtout par le caractère de la silhouette. Qu’il fait bon voir, au soleil couchant, ces escadrons monstrueux se profiler à l’horizon, comme s’ils sortaient de la terre avec les vapeurs du soir ! Le respect superstitieux que portent les Hindous au grand cavalier de la nuit s’accroît encore lorsque à la clarté blafarde de la lune ces figures massives, coupées de rouge et de noir sur leur blancheur de craie, semblent s’agiter confusément et commencer leur marche en avant. C’est l’heure où Aïnar, gardien des fruits et des biens de la terre, parcourt son domaine, galopant par les rizières, les champs et les jardins, suivi par toute sa cavalerie de pions, la main prête à étrangler les maraudeurs et autres vagabonds qui abondent en mauvais desseins.

Pour l’artiste et l’archéologue, Aïnar et ses chevaux sont toujours une heureuse rencontre. Les seconds surtout fournissent maints renseignements utiles sur les types archaïques et le harnachement de la monture de guerre. Pas une bossette du mors, une pièce de la têtière, pas un modillon de la croupière ou une pendeloque des colliers de poitrails, pas un miraillet des brides qui ne soit reproduit avec une puérile, naïve et entière exactitude. Et de même pour toutes les pièces de la selle. Quant à la bête elle-même, le parti de la masse est si fidèlement respecté, pour grossier que soit le modelé, qu’on reconnaît le traditionnel étalon iranien des belles miniatures mogoles, voire même celui de certains bas-reliefs assyriens, encore que le type ait tant soit peu changé. Car vous n’ignorez pas que rien n’est plus sujet à varier dans l’espace et le temps que les races de chevaux de guerre, puisque, pour n’en prendre qu’un exemple entre cent, les débris de chevaux de lance, datant du XVe siècle, trouvés au cours des fouilles en Italie, ont révélé un animal aujourd’hui disparu, mais rigoureusement identique aux monuments figurés contemporains.