Dans l’Inde du Sud/11

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 196-203).


XI

PONDICHÉRY : Le parc et le jardin colonial.


Les deux jardins publics de Pondichéry sont pour le naturaliste, établi sur place, une précieuse ressource. Toujours il y trouvera des choses intéressantes, et longtemps il en découvrira de nouvelles. La grande erreur des voyageurs est de croire qu’il faut parcourir des lieues de pays pour se procurer du nouveau, et aussi de s’imaginer qu’on ne collige rien de remarquable autour des lieux habités. Pour mon compte, c’est toujours dans les suburbes que j’ai fait mes meilleures récoltes, en plaine comme en montagne. Je ne parle naturellement pas de ces espèces propres aux grandes forêts élevées, cétoines, buprestes, lucanes et autres bêtes marchandes que les entomologistes trafiquants recueillent de préférence à toutes autres, pour couvrir leurs frais. À qui n’est point guidé par un semblable calcul, les campagnes, les entours des villes, sont souvent les meilleurs terrains de chasse. En demeurant sur place, on a toute occasion d’observer, de récolter méthodiquement en visitant pendant des semaines les même localités. On peut disposer à loisir des pièges, des appâts, élever des larves, suivre les éclosions.

Au voisinage immédiat de l’homme s’établissent une flore et une faune variées comme on n’en voit nulle part ailleurs. Le sol ameubli permettant aux larves de s’y loger, d’y pousser facilement leurs galeries, les végétaux les plus divers réunis sur un même point, les arbres plantés à découvert, les détritus accumulés, l’eau toujours abondante, sont autant de conditions que n’offre guère la nature sauvage, surtout dans les régions arides et nues comme la côte de Coromandel.

Le nombre d’espèces que m’ont fourni les jardins de Pondichéry est relativement considérable. Mais c’est dans le Parc colonial que je me suis procuré le meilleur. Établi au mois de mai 1826 sur l’ancien Champ de Mars, sous le nom de Jardin Royal de naturalisation, il eut pour premier directeur le naturaliste Bélanger. On y tenta l’acclimatation des cannes à sucre de Java, de certains poissons d’eau douce rapportés des Mascareignes, notamment du gourami (Osphronemus olfax). Mais l’administration ne fit pas longtemps crédit à la science.

Quatre années n’étaient pas écoulées qu’on supprimait le Jardin Royal de naturalisation. « Attendu que son utilité n’était pas en rapport avec les dépenses que son rétablissement et son entretien exigeaient. » Aujourd’hui on a affecté à la colonie pénitentiaire les dix-sept hectares plantés d’arbres divers, et le produit de certains, tels que les cocotiers, est affermé. À l’exception des condamnés qui circulent, par escouades, dans les allées ombreuses, sous prétexte de balayer, de sarcler, d’émonder, on ne voit personne dans ce parc. Aussi est-il mon lieu de promenade favori, tandis que je fréquente peu dans le petit jardin colonial, où je suis sûr d’être continuellement dérangé.

De celui-ci la fondation ne remonte qu’au 15 mai 1861. Sa superficie est de huit hectares. Il est arrosé grâce à un puits artésien creusé en 1899 et qui fournit jusqu’à trois cents litres d’eau par minute. Ses allées sont plantées de grands arbres : manguiers, acacias, porchers à fleurs jaune (Thespesia populnea), flamboyants à fleurs écarlates (Poinciania regina), multipliants (Ficus obtusifolia et indica) dont les racines adventives, descendant des branches, forment autour du tronc principal des séries de colonnes enchevêtrées. Ces racines aériennes manquent au figuier sacré (Ficus religiosa), l’arbre consacré à Vishnou, et dont les feuilles sont celles du tremble.

Des haies vives entourent les parterres et les pépinières où l’on élève toutes sortes de plantes, parmi lesquelles la vanille est l’objet de soins tout particuliers. Près de vingt-sept ares sont affectés à sa culture sous la direction du pharmacien en chef de la colonie. Mais ce fonctionnaire est entravé par un Conseil municipal où on lui marchande les subventions en s’étonnant que cette culture n’ait pas donné de bénéfices dès la première année. L’Hindou, qui n’est jamais pressé quand il s’agit des affaires d’autrui, se montre ici extraordinairement impatient et soupçonneux, d’autant qu’on lui a donné une part dans l’administration du pays. Il voudrait que la moisson rapporte avant que d’avoir levé. La portion eurasienne ou européenne du Conseil ne s’intéresse qu’à ses entreprises ou à la politique. Aussi la décadence générale n’a pas épargné les jardins coloniaux de l’Inde française, tandis que ceux de l’Inde anglaise sont supérieurement organisés. Celui d’Otakamund, dans les Nilghiris, que j’ai visité dernièrement, pourrait servir d’exemple.

Les débuts du jardin de Pondichéry furent cependant excellents. Un botaniste de mérite, Perrotet, célèbre par les observations et les envois intéressants qu’il expédiait sans cesse aux savants français, avait été mis à sa tête. Il réunit, dans une maison de ce jardin, la collection la plus complète de graines et d’échantillons de plantes indiennes qui ait existé à l’époque. Mais depuis que Perrotet est mort, voici près de quarante ans, son herbier et ses graines ont été détruits par les termites, et le jardin botanique et d’acclimatation a suivi la fortune de son aîné, le Parc colonial. Un botaniste y est toujours attaché, simple gardien, fonctionnaire indigène, dépendant du service local, qui s’applique surtout à se faire oublier. Par qui connaît l’esprit des conseils municipaux et généraux de l’Inde française, cette prudence ne saurait être blâmée. Le jardin botanique de Pondichéry rentre dans la catégorie des exploitations potagères. Les particuliers peuvent s’y procurer, à des prix raisonnables, les légumes, les fruits et les fleurs dont l’industrie indigène est incapable de l’approvisionner suffisamment. J’ai regretté, il y a quelque vingt ans, de n’avoir pas été nommé botaniste agriculteur à Pondichéry. Je m’en félicite aujourd’hui en voyant l’état de la fondation à laquelle j’avais failli m’intéresser.

Ce jardin m’est pourtant cher à plus d’un titre. C’est là que j’ai capturé, certain matin, la rare Cicindela corticata qui, pareille à la petite Euryoda paradoxa de Ceylan que j’ai retrouvée dernièrement en quantité à Mahé du Malabar, court lestement sur le sol aride, en plein soleil, et ne s’envole qu’à la dernière extrémité. Sur la boue desséchée des rigoles d’irrigation, j’y ai encore recueilli de jolis Mastax, petits brachynes rouges dont les élytres noires portent des taches orangées et blanches ; ils trottent avec une agilité sans pareille, se réfugient dans les gerçures du sol, avec les Callistomimus qui imitent leur livrée bariolée, mais ne possèdent pas leur propriété crépitante. Je n’en finirais pas de vous citer toutes les populations d’insectes qui courent au bord des mares, parmi les herbes et les débris de roseaux, depuis les Ophionea élancées, jaunes, avec la tête noire et les élytres marquées de bleu, jusqu’au joli Lachnothorax biguttatus dont les élytres bronzées portent à leur extrémité une gouttelette couleur citron. Des cybisteter, des hydrophiles et des sternolophes nagent allègrement, des nèpes, des naucores, des ranâtres, des punaises d’eau de toutes sortes se terrent dans la vase et s’entre-dévorent amicalement. Parmi ces dernières, une des plus curieuses est le Diplonychus rusticus qui porte sur son dos aplati ses œufs réunis côte à côte comme les alvéoles d’un gâteau d’abeilles.

Si le soleil implacable ne se mettait dès neuf heures à nous accabler de ses rayons, pour nous chasser de ces diminutifs de rivage où abondent les Clivina les Oodes, les Chlænius et autres Carabiques, Fouquet et moi, oublieux du temps, nous éterniserions dans les jardins de Pondichéry. Nous revenons, longeant les haies, parmi le bourdonnement des grosses abeilles violettes (Xylocopa tenuiscapa), des papillons multicolores, des diptères bariolés qui butinent sur les fleurs déjà flétries des buissons. La sécheresse torride qui sévit depuis plusieurs années a éloigné les oiseaux, on n’en voit pour ainsi dire pas, et ce qu’on en voit ne présente rien d’intéressant…