Dans l’Inde du Sud/14

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 232-262).


XIV

VELLORE : La forteresse.


Vellore. 12 août 1901.

… Vellore est la forteresse célèbre entre toutes celles de l’Inde méridionale pour son bel appareil et sa conservation. Et pourtant les touristes la négligent, je ne sais trop pourquoi. Le voyageur ne peut prendre pour excuse à son indifférence l’éloignement non plus que la difficulté des communications. Le chemin de fer de Madras a une station dans la ville. En quelques heures, on s’y trouve transporté. Si l’on part de Pondichéry le matin, on en est quitte pour le traditionnel arrêt à Villapouram, arrêt de plusieurs heures, que coupe un déjeuner frugal et peu coûteux, pris au buffet de la gare. Puis le train du soir vous mène, de sa petite allure modeste, franchement indienne, jusque dans Vellore où l’on trouve un bengalow, un lit et une table suffisante.

Je vous en parle, d’ailleurs, d’après les guides, car l’aide collecteur anglais m’a donné l’hospitalité de la meilleure grâce du monde. Le gouverneur de Madras, quand je lui rendis visite à Otakamund, dans les brouillards de la haute cime de Nilghiris, au mois de juillet, me recommanda à toutes les autorités de la Présidence, afin que je fusse bien reçu partout.

Cependant, à me rappeler la manière dont je fus accueilli dans le Sind, le Bélouchistan et l’Oman, en 1896, par les fonctionnaires et les officiers de Sa Majesté, je trouve que la différence éclate aujourd’hui fâcheuse. Les Anglais, au cours de ce voyage de 1901, ne m’ont montré aucune amitié. Tous ont été unanimes à me reprocher l’altitude de la Presse française lors de la guerre sud-africaine. Ces attaques furent cruellement ressenties par l’Angleterre. Et tout étranger que je sois au journalisme, tout partisan que je sois de l’Impérialisme, de la domination du plus courageux, du meilleur, tout admirateur convaincu que je sois de la ténacité et de la solidité britanniques, je ne réussis guère à ramener mes auditeurs anglais. Ou bien je m’attire des compliments dans le genre de celui-là :

— Venez, accourez, messieurs ! Voici un Français qui aime les Anglais !

Enfin, grâce à l’aide-collecteur de Vellore, j’ai pu visiter et la ville et la forteresse. Mais j’ai payé rançon en subissant la lecture d’une élucubration littéraire, pas plus mauvaise qu’une autre, d’ailleurs. L’auteur, mon hôte en personne, qui connaît très bien le français, y exposait les griefs de l’Angleterre contre la France. Il lui reprochait son manque de gentillesse dans une langue archaïque conventionnelle, beaucoup plus voisine du patois qu’employa Balzac dans les Contes drolatiques que du jargon de Rabelais. Ne trouvez-vous pas quelque chose de touchant en ce jeune fonctionnaire du « Civil Service » qui se console des ennuis de l’exil par l’étude de notre littérature ancienne et en se livrant à la fabrication de pastiches dont beaucoup de nos lettrés ne récuseraient point la paternité ? Ces Anglais sont véritablement admirables. Tout en remplissant avec conscience les devoirs de leur charge, ils se distraient par des travaux d’esprit, par l’étude qu’ils alternent avec les sports. Joueurs de polo, de crocket, de golf, chasseurs, naturalistes, peintres, littérateurs, ils occupent intelligemment leurs loisirs, combattent cette apathie de l’homme oisif que guettent les quatre fléaux des colonies asiatiques : le jeu, la cohabitation sentimentale avec une femme indigène, l’alcool ou l’opium !

Assis au pied des petites chaînes qui commencent près de Nellore pour se renfler, se doubler, se réunir au Sud en un massif dont Salem occupe le pied, Vellore, jadis appelé Vellappedi, est le chef-lieu du talukia ou circonscription de Vellore, dans le district du North-Arcat. Il est exactement situé à quatre-vingt-treize milles et un quart de Villapouram, au Nord-Ouest, à une altitude de deux cent trente mètres, et domine la route du Mysore, au sommet d’un triangle dont la mer constitue la base, avec Pondichéry et Madras à ses deux angles, et Genji en son milieu. Aussi Vellore et Genji furent-ils les deux points que se disputèrent, de tout temps, les envahisseurs du Carnate. Musulmans, Mahrattes, Européens, luttent à l’envi jusqu’aux premières années du XIXe siècle pour la possession de ces forteresses. Les Anglais sont restés les maîtres, là comme partout ailleurs. Genji, que je compte revoir le mois prochain, après vingt années d’absence, ne montre plus que des ruines. Vellore a perdu ses fortifications extérieures, et dans sa citadelle, soigneusement conservée, voisinent le palais d’un rajah interné, les bureaux de l’administration, des casernes à peu près vides, et cette pagode de Çiva que la beauté de ses sculptures, sauvées du vandalisme par les Anglais, a depuis longtemps rendue classique.

Des défenses de la ville elle-même, il ne reste plus rien ; plus rien de cet ensemble imposant d’ouvrages qui unissaient le vieux Vellappedi, les pics de l’Est, Murtiz-Ghiri, Gajgaraoghiri, Sajaraoghiri couronnés tous trois par des forts, et rejoignaient les rives du Palar. Vellappedi n’est plus aujourd’hui qu’un faubourg de Vellore, et la ville, très accrue en surface, compte quarante-cinq mille habitants, hindous brahmanistes pour les trois quarts, le reste musulmans, descendants des anciens conquérants venus de Golconde et de Bijapour.

Aux premières heures du matin, nous sommes partis pour visiter la forteresse, en profitant d’une fraîcheur relative, car bien avant midi la réverbération des montagnes dénudées augmentera la chaleur d’un soleil de plomb jusqu’à la rendre insupportable. À pied, nous faisons le tour de l’enceinte, par le glacis, côtoyant les douves larges et profondes, jadis célèbres par les crocodiles qui vivaient dans leurs eaux. La sécheresse qui sévit depuis plusieurs années les a taries à tel point que, par endroits, le fond du fossé n’est qu’un bourbier entrecoupé de flaques où des oiseaux de toutes sortes circulent parmi les joncs. Des petites aigrettes blanches, des poules d’eau, déambulent sur les larges feuilles des nénufars, des guêpiers verts et bleus chassent aux insectes le long des parapets, se poursuivent entre les créneaux où une chouette, perchée sur un merlon, et semblant faire corps avec la pierre grise, sommeille sans s’occuper des éternels rats palmistes qui jouent à cache-cache dans les meurtrières.

De la fausse-braie et de ses tours à mâchicoulis les débris jonchent le fossé. Le rempart et ses tours bastionnées, de meilleure étoffe, ont résisté au temps, mais on y compte plus d’une brèche. La conservation des monuments historiques, l’Archeological Survey, a un peu négligé ses devoirs. L’ingénieur du district n’est point passé par là depuis longtemps. Sur mon exclamation désespérée, l’aide collecteur me promet d’en écrire le jour même à qui de droit. Et je me console en pensant que ma visite à Vellore aura été utile à quelque chose. Si cela devait continuer, la fameuse citadelle ne serait bientôt plus qu’un amas de ruines. À l’action du temps, au vandalisme, s’ajoutent les progrès impitoyables de toute cette végétation parasite qui, à la faveur de l’humidité des douves, prospère entre les pierres, les écarte, les renverse, tandis que les phénomènes d’érosion activés par l’ardeur continue de ce soleil de feu, exagérés par la violence intermittente de pluies diluviennes, s’attaquent à la matière elle-même et réduisent en poudre la roche dure. Et c’est pourquoi les monuments de l’Inde tombent et disparaissent avec une si grande rapidité, pourquoi tous sont d’une antiquité si médiocre, quoi qu’en disent les légendes, encore plus modernes qu’eux, d’ailleurs.

Les ruines les plus vénérables de l’Inde dravidienne ne remontent guère au delà du XIVe siècle de notre ère. Il est à peu près certain que les parties les moins récentes de la forteresse de Vellore datent à peine du XVe Leur origine est certainement fabuleuse. On l’attribue à un prince de Bahdracalam, sur le Kitchna, Bommi-Reddi, qui vivait à la fin du XIIIe siècle. Les traits de ce Bommi, ou de son fils, se verraient même sur le médaillon sculpté d’un pilier de la pagode intérieure. La légende veut encore que Bommi ait obtenu, d’un roi de la dynastie Chola, la permission de s’établir à Vellore où il aurait commencé de construire vers 1295.

Selon une autre tradition, à laquelle je me rallie volontiers, la citadelle aurait été élevée par des ingénieurs italiens au service des souverains de Vijianagar, très probablement pendant la seconde moitié du XVe siècle. Il faut compter aussi avec l’influence des Jésuites qui furent partout de grands constructeurs et ne refusèrent leurs conseils à personne quand il s’agissait de bâtir, comme ils l’ont prouvé dans le Maduré. Les merlons amygdaloïdes qui couronnent l’enceinte, ne laissant entre eux que d’étroites embrasures, d’autres détails encore sont bien dans la manière des architectes occidentaux qui s’étaient inspirés des fortifications de Terre-Sainte. Quand on voyage dans le Sud de l’Inde ou en Arabie, l’œil est frappé par les similitudes d’aspect que présentent les monuments fortifiés. Ce que je vois à Vellore me rappelle ce que j’ai vu à Mascate, dont la chemise crénelée, que j’ai jadis décrite, fut construite vers 1589 par des Européens.

Il est plus que probable que l’enceinte de Vellore n’est guère plus ancienne et qu’elle a été établie sur les mêmes principes. Il est à peu près certain que le corps même du rempart fait de parpaings de micaschiste merveilleusement appareillés, à joints cimentés, est l’œuvre d’ouvriers hindous, du XVe siècle, sous une direction occidentale. Il est sûr que le couronnement crénelé a été élevé un peu plus tard, d’après les mêmes principes, puis mutilé et remanié par les musulmans au XVIIe siècle. Et enfin, les Européens ont dressé le parapet de briques, percé de meurtrières, à l’extrême fin du XVIIIe siècle.

Ces remaniements successifs n’ont pas été sans entraîner des dégâts, mais les boulets des divers assiégeants en ont occasionné davantage. Plus d’un projectile de pierre est encore logé dans le revêtement. La superbe frise sculptée qui fait le tour de l’enceinte a été dégradée en bien des endroits, et quand on répara les brèches, on remit souvent les sculptures à une place tout autre que celle qu’elles occupaient à l’origine : un éléphant se présente les quatre pieds en l’air, un taureau est encastré, de travers, à deux mètres au-dessous du cordon, et je ne parle que des défauts les plus apparents. De même des grands masques en bas-relief que portait chaque merlon en son milieu. La plupart ont été martelés et beaucoup gisent au fond du fossé, dans la fange ; d’autres ont été scellés un peu partout, au hasard.

La façade nue, coupée par ce seul cordon de frise, est du plus bel effet. Quel contraste avec tous ces autres monuments où fourmillent les figures animales et humaines, sans un repos, sans un amortissement, comme si le façonnage en bas ou haut relief était la condition de la matière elle-même ! Ici la frise affouillée en broderie réveille la tristesse grave de cette façade nue dont le plein n’est rompu par aucun vide. Ainsi les constructeurs atteignirent à ce maximum de puissance simple, de grandeur véritable dont nous éprouvons l’impression devant les ruines de l’Assyrie et de l’Égypte. Nous trouvons d’ailleurs, entre l’architecture de ces régions et celle de l’Inde dravidienne, des rapports fréquents. Plus d’une occasion s’offrira de vous les signaler quand je vous parlerai de ces pagodes de l’Extrême-Sud que je me flatte de revoir.

Mais le point de vue sur lequel je désire appeler dès maintenant votre attention est cet air de famille qu’on reconnaît à tant de beaux monuments dravidiens et à ceux de la France datant de l’époque des petits Valois. Prenez, par exemple, une photographie de la célèbre forteresse de Tanjore et comparez-la avec cette façade du vieux Louvre qui n’était point terminée vers l’extrême fin du XIVe siècle. La similitude est frappante. Même compensation des masses au point de vue décoratif, même parti architectural, mêmes statues dressées dans des niches que complètent des pilastres et que bordent des plates-bandes verticales. Les proportions des figures, au regard de l’ensemble, sont à peu près les mêmes dans ces deux monuments. La compensation judicieuse, ici des vides et des pleins, là des ornements et des repos, le système des amortissements en hauteur comme en largeur, dénotent une origine commune. À Paris comme à Tanjore, la profusion des éléments décoratifs ne diminue pas la grandeur de l’ensemble, et l’on n’éprouve point cette sensation fatigante de fourmillement que donnent les accumulations de personnages, de bêtes, d’ornements en plein relief, accolés, dispersés, superposés, jetés souvent comme au hasard, sur les corniches et les entablements des gopuras, dans la plupart des pagodes dravidiennes. Et de celles-là, encore, par endroits, la filiation semble s’établir avec les productions italiennes du XVe siècle. Prenez, entre autres, les classiques bas-reliefs de Donatello où des génies enfants courent, entrelaçant leurs bras, dansant, se jouant, sur une frise à compartiments soutenue par des corbeaux qui répondent chacun à deux des colonnes du portique. Comparez ces ensembles et leurs détails avec ceux de telle porte de Tanjore où des bayadères forment rampe à un balcon avec leur bras entrelacés !…

N’était cette obligation purement liturgique qui astreignit toujours les artistes hindous à donner aux divinités des proportions colossales quand elles sont mêlées aux figures simplement humaines, leurs œuvres ne seraient souvent pas inférieures, au moins en harmonie, à celles de leurs inspirateurs occidentaux. On sait très bien que les Italiens ont travaillé en Inde dès la fin du XVIe siècle, sinon avant, et cela, non seulement dans le Sud, mais encore dans le Bengale, plus au Nord même. Le Taj d’Agra, à défaut d’autre intérêt, présente celui d’avoir été fabriqué par des marbriers et des mosaïstes d’Italie. Le nom d’un architecte français ou savoyard, Augustin de Bordeaux, a été cité par des auteurs qui, pour ne nommer que Fergusson, sont tenus pour autorités en la matière. Quant à la forteresse de Tanjore, les dates, un tant soit peu postérieures, sont encore plus explicites. Elle fut construite par le roi Vijaga Baghava, le dernier Nayaka de sa dynastie, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en un temps où le Mysore était largement ouvert aux Européens. Les Jésuites y avaient pris bonne position. Ils ne refusaient ni leurs conseils ni leurs services aux souverains accueillants. Ingénieurs, architectes, fondeurs de canons, imprimeurs, astronomes, ces missionnaires étaient d’actifs agents de civilisation. Pour les ouvriers italiens, chercheurs d’aventures qui, dès le XIIIe siècle, avaient pénétré jusqu’auprès du Khan de Tartarie, le prêtre Jean asiatique, et façonné pour lui « une fontaine d’orfèvrerie surmontée d’un ange en argent qui sonnait de la trompette, » ils trouvaient facilement à se faire embaucher par les rajahs des Grandes Indes, avec leurs outils, leurs croquis et leurs recueils de poncifs. J’ai jadis publié des notes sur ces recueils à l’usage des armuriers, qui, dès le XVIe siècle, étaient copiés et surtout dénaturés par les Japonais dont les harnois de guerre n’ont d’ailleurs été, à partir du XVIe siècle, que des répliques médiocres de nos vieilles armures portées sur les galères…

Marquons un temps, et nous en retournons vers Vellore. Cette digression archéologique m’en a tant soit peu éloigné. Aussi bien ne me suis-je attaché à cette forteresse que pour en étudier et le caractère, et l’histoire, et ses rapports avec ses pareilles.

Les figures de la frise de Vellore, par la solidité de leur facture, indiquent la belle époque et certainement la main de ces fameux tailleurs de pierre tanjorais, célèbres depuis plus de quatre siècles dans toute l’Inde du Sud. Le défilé des taureaux, des éléphants, des chevaux, les enlacements compliqués des divinités pouraniques, les scènes rituelles qui illustrent avec une lubrique et magnifique exactitude l’histoire de la déesse Mariammin, le prouvent surabondamment. Nous sommes loin des appliques disproportionnées qui revêtent les gopuras des pagodes aux environs de Pondichéry.

Si les musulmans, quand ils occupèrent Vellore, ne détruisirent pas ces images de pierre grise, c’est qu’ils craignirent, peut-être, en attaquant l’œuvre en surplomb, de tomber dans le fossé où vivaient en paix ces crocodiles fameux « d’une grandeur énorme » dont parlait en 1736 le Révérend Père Saignes à Mme de Sainte-Hyacinthe, dans Les Lettres édifiantes et curieuses, et qu’il avait vus de ses yeux. Les gens d’Hyder-Ali ne se firent point faute pourtant de ravager les environs de Vellore. Le souvenir du père de Tippou ne passera non plus que la désolation du désert qu’il créa en brûlant tout sur un rayon de dix milles. Jamais le pays ne s’en est relevé. L’importance considérable de Vellore au point de vue stratégique le condamnait d’ailleurs à un ravage continu. Pendant trois siècles, vainqueurs et vaincus l’ont rançonné, pillé, dévasté, sans merci.

Occupée, le XVe siècle durant, par les rois de la dynastie Chola, puis au XVIe par ceux de Vijianagar dont le plus illustre fut ce Krishnadeva Raja qui se tailla dans l’Inde du Sud un royaume égal en surface à la présidence actuelle de Madras, la place fut conquise au milieu du XVIIe siècle, pour les musulmans de Golconde, par Shadji Rao, commandant du contingent de Bijapour, et père du célèbre Sivadji. Les princes de Golconde gardèrent Vellore pendant une quarantaine d’années, puis ils durent l’abandonner aux Mahrattes de Tukoji Rao, après ce siège de 1677 où succomba Abdullah Khan. Mais la domination des Mahrattes fut encore plus éphémère. Le siècle n’était pas révolu qu’ils se voyaient chassés du Carnate par un lieutenant de l’empereur Aureng-Zeb, le soubadar Zulfikar-Khan. Celui-ci nous apparaît comme un des plus patients hommes de guerre de la péninsule. Le temps ne compte pas pour ce soubadar. Pendant sept années, il assiège la grande place fortifiée de Gengi ; sans se décourager, il maintient son blocus et réussit enfin à forcer ce lieu qui passait pour imprenable. Mais son succès demeura incomplet. Pour n’avoir pu mettre la main sur l’usurpateur mahratte Radjaram qui s’était enfui de Gengi et avait réussi à gagner Vellore, Zulfikar-Khan se vit condamné à continuer la guerre de siège. Méthodiquement, il investit Vellore et planta ses tentes non loin des douves et de leurs crocodiles, chargés de « fermer le passage aux ennemis ». Grâce aux solides murailles et aux crocodiles, sans doute, le soubadar attendit deux années entières une occasion favorable. Celle-ci se présenta enfin. Le gouverneur de Vellore, Siekoji, offrit aux assiégeants, en composition, une somme de 150 000 pagodes qui fut aussitôt acceptée. Le soubadar se retira avec son or et Rajaram gagna Sattara, y rassembla une armée, pour revenir bientôt mettre en question, dans le Carnate, la suprématie du Mogol de Delhi. Et les Mahrattes pénétrèrent une fois de plus dans l’enceinte de Vellore. Mais la puissance des incorrigibles pillards touchait à son terme. En 1708, le nabab Daoud-Khan, au nom de l’Empereur, les pourchasse, les rabat, les assiège. Vellore tombe entre ses mains après cinq mois d’efforts. C’en est fait de la domination mahratte. Les cavaliers de Pounah ne rentreront plus dans Vellore. En 1710, la ville devient l’apanage de Ghulan-Ali-Khan, frère du nabab Soudah-Oullah-Khan, qui a succédé à Daoud-Khan. Jusqu’en 1763, la descendance de Ghulan jouit de l’apanage, les Européens font alors leur entrée sur la scène. Grâce aux Anglais qui protègent le nabab Mohammed-Ali, Mortiz-Ali, petit-fils de Ghulan, est évincé de la forteresse familiale.

Ces deux nouveaux personnages valent qu’on s’y arrête. Tous deux ont été nommés nababs du Carnate, non par l’empereur de Dehli qui détient, de principe, le droit d’investiture, mais par les envahisseurs d’Occident. Au profit de ceux-ci vont se canaliser les troubles. Avant que de s’affirmer propriétaires des choses, ils s’assurent dans la position d’arbitre. La valeur morale des deux candidats à la nababie est parfaitement égale. Mohammed-Ali, le nabab nommé des Anglais, a traîtreusement assassiné, avec la tacite complicité du major Lawrence, son rival Chunda-Sahib, victime de l’incapacité de notre général, Law, qui a succombé devant Trichinopoly. Mortiz-Ali, aussi célèbre par ses crimes que par ses richesses est le nabab nommé de Dupleix qui lui a vendu, à haut prix, l’investiture. Cette investiture, Dupleix a acquis du soubab du Deccan, Salabat-Sing, mandataire de l’empereur Ahmed-Shah, le droit de la conférer. S’il a choisi Mortiz-Ali, c’est que Dupleix compte sur ses prochaines levées de troupes pour tenir tête aux Anglais victorieux, et sur ses ressources d’argent pour donner du cœur aux Mahrattes de Morari-Rao et aux Mysoriens de Virana.

Le choix de Dupleix ne fut pas extraordinairement heureux. Si, profitant de notre victoire de Tiruvadi sur les Anglais, Mortiz-Ali défit les troupes de son compétiteur Mohammed-Ali, il se laissa bientôt battre complètement à Tirnamalé, et, voyant notre étoile pâlir, il nous abandonna avec une cauteleuse sagesse. Quand Dupleix fut rappelé en France, Mortiz-Ali s’empressa de faire sa soumission au nabab des Anglais, Mohammed-Ali ; après quoi, il se retira prudemment dans sa forteresse de Vellore et n’en sortit plus.

La place lui était depuis longtemps familière. C’était à Vellore que, sous des habits de femme, il s’était réfugié, treize années plus tôt, lors de la révolte qui suivit la mort de son beau-frère, le nabab Soufder-Ali, assassiné par ses ordres le 2 septembre 1741, et dont il avait usurpé le titre. Vellore lui avait encore donné asile lorsque, après le meurtre du jeune Mohammed-Khan, fils de ce Soufder-Ali, meurtre auquel Mortiz-Ali ne fut rien moins qu’étranger, il s’était échappé de la cour du soubab avec un parti de cavalerie.

La réserve que garda le gouverneur de Vellore après le départ de Dupleix ne l’empêcha pas longtemps d’être molesté par les Anglais. Comme ils avaient besoin d’argent pour leur nabab Mohammed-Ali, ils trouvèrent tout naturel de mettre la main sur les trésors de ce Mortiz-Ali, qui passait pour être l’homme le plus riche de tout le Carnate. Et, sous le vague prétexte de tributs arriérés à récupérer, sans sommation régulière, les autorités de Madras envoyèrent le major Killpatrick à la tête de cinq cents Européens et de quinze cents cipayes, dans la direction de Vellore. Cette armée qui, avec ses convois et ses non-combattants, devait bien être de vingt mille âmes, s’établit sous les murs le dernier jour de janvier 1756, et y apprit cette nouvelle qu’un gros de troupes s’approchait et que ses corps s’étendaient de Genji à la hauteur de Settipettou ou Chetpet. C’étaient, en effet, sept cents Français et Suisses accrus d’un nombre double de cipayes, que M. de Leyrit, gouverneur de Pondichéry, acheminait vers le refuge de Mortiz-Ali, non sans avoir averti le gouverneur de Madras qu’il tiendrait la moindre entreprise contre Vellore pour une infraction au traité de paix.

Les Anglais ne s’engagèrent pas plus avant. Mais ils surent si bien manœuvrer et parlementer qu’ils obtinrent de Mortiz-Ali, trop heureux de s’en tirer à ce prix, quatre cent mille roupies, près d’un million et demi de notre monnaie. Ayant ainsi couvert leurs frais de mise en route, ils retournèrent à Madras sans renoncer à l’espoir d’une entreprise plus profitable. Le nabab honoraire ne s’attendait pas à renvoyer ses formidables ennemis à si bon compte. Et, pour tout dire, sa méfiance se partageait entre ses ennemis et ses amis, d’une manière égale. Malgré les bonnes paroles dont l’honora M. de Leyrit par voie de courrier, Mortiz-Ali se refusa à laisser pénétrer un seul Français dans sa citadelle. Sachant de reste qu’avec les hommes de l’Occident un Hindou n’était jamais sûr de rester maître dans sa maison quand il en avait ouvert la porte, il tint ses battants à bossettes de fer hermétiquement clos et demeura, à l’abri de son mur à frise sculptée, sous la garde de ses crocodiles, nourris avec les criminels qu’on leur jetait de temps à autre.

Mortiz-Ali devait jouir en propriétaire paisible de sa forteresse, pendant sept ans encore. Puis l’inlassable Mohammed-Ali revint à la charge avec ses amis les Anglais. Et, en 1768, Vellore tomba entre leurs mains après un siège de trois mois.

Les Anglais ne lâcheront plus leur proie. En vain Hyder-Ali les assiégera-t-il en 1781, resserrant le blocus jusqu’à réduire la garnison aux pires extrémités de famine. Le 30 septembre de la même année, sir Eyre Coote, vainqueur des Mysoriens à Sholingur, ravitaille la place où le colonel Ross Lang dirige la résistance avec une opiniâtreté stoïque. Le lieutenant Parr, qui commande dans le Sajjaraoghiri, ne déploie pas un moindre héroïsme. Contre ce fort, les officiers français à la solde des Mysoriens usèrent leur talent et leur courage sans parvenir à éteindre ses feux, non plus d’ailleurs que ceux des autres ouvrages de l’enceinte. Et, au mois de janvier de l’année suivante, une expédition partie de Madras jetait un nouveau secours d’hommes et de vivres dans Vellore.

Hyder dut se retirer. Il laissait derrière lui dix milles de plat pays en ruines : villages, arbres, maisons, tout avait été réduit en cendres. Les murailles de Vellore n’avaient point cédé. L’usurpateur mysorien ne survécut que peu à sa malheureuse entreprise. L’importance stratégique du point où échoua sa fortune alla toujours s’augmentant. C’est, en 1791, la place d’armes où le lord Cornwallis réunit son armée pour marcher sur Bengalore qu’il prit au commencement du printemps, tandis que Tippou-Saïb, trompé par une adroite manœuvre, attendait les troupes de la Compagnie des Indes au défilé d’Ambur. Bientôt refoulé dans ses États, puis dépouillé de ses meilleures possessions, le fils d’Hyder-Ali perd le pouvoir et la vie à Séringapatam quelques années après (1799). Et c’est aux murs de Vellore que l’Angleterre se confie pour garder la famille du dernier souverain de Mysore, c’est dans la citadelle qu’ils murent son harem tout entier. Rien ne semblait devoir porter ombrage à la domination anglaise dans l’Inde dravidienne, lorsque l’insurrection qui éclata en 1806 prouva que la paix britannique n’était pas définitivement maîtresse. On aurait convaincu quelques parents du défunt sultan d’avoir fomenté cette révolte. On les a accusés d’avoir agi sous l’instigation d’agents français. L’imputation ne me paraît pas téméraire. La politique de Napoléon traquait l’Angleterre aussi bien en Occident qu’en Inde. Si l’Empereur avait renoncé, momentanément, à ses plans de 1798, après le mauvais succès de ses stipendiés ou alliés, Tippou-Saïb, le Nizam d’Hyderabad, le Scindiah de Gwalior, le Holkar d’Indore, il nourrissait toujours des plans d’invasion dans l’Inde du Nord, par le pays Afghan et la Perse. Il lui convenait en tous cas de créer, d’entretenir l’agitation sur les points les plus opposés de l’Inde britannique.

Le tumulte de Vellore se rattache sans doute à cette trame d’intrigues beaucoup plus qu’à un plan d’insurrection nationale. De tous temps, l’Inde s’est composée d’éléments trop disparates pour qu’une action générale y soit possible. Le morcellement de l’Italie, jusqu’à l’époque moderne, peut passer pour de la cohésion au prix de cette poussière de peuples groupés sous la formule géographique qui porte le nom d’Inde. On a cherché, vers le milieu du dernier siècle, à rattacher la fameuse révolte dite « des Cipayes » à un dessein longuement mûri par un prince musulman qui rêvait de rétablir l’ancien empire des Mogols. L’opinion peut à la rigueur se produire, mais non celle qui tendait à nous imposer l’idée d’une Inde ayant conscience de son existence en tant que nation.

La révolte du 8 juillet 1806 eut pour patron, sinon pour chef, le fils cadet de Tippou-Saïb, Futch-Hyder ; du moins ce prince fut-il proclamé rajah par les troupes natives qui arborèrent le drapeau du Mysore au sommet de la citadelle.

Comme dans toute insurrection bien organisée, les conjurés avaient choisi les premières heures du matin pour commencer leur entreprise. Surpris à deux heures et demie, au milieu de leur sommeil, les Anglais sans défense furent facilement assassinés. Cent quinze soldats, dix officiers, tombèrent tout d’abord sous les coups de la garde de nuit fournie par le premier régiment des cipayes. Le secret avait été strictement gardé.

Aussi bien la garnison européenne, composée de deux compagnies de ce 69e régiment qui est devenu le second bataillon du régiment de Galles, avait-elle contre elle toutes les forces indigènes, à savoir plus de quinze cents hommes : six compagnies du 1er bataillon du 1er régiment et du 2e bataillon du 23e d’infanterie. Dans ce dernier s’était fomentée la révolte. Le 1er régiment était déjà sur le terrain de manœuvres quand les rebelles, ayant enlevé le poste européen, s’y rendirent pour l’embaucher. Ce fut chose facile. Bientôt toute cette masse organisée s’ébranla sous les ordres de ses officiers indigènes, musulmans pour la plupart, et ouvrit le feu contre le casernement anglais. Les soldats occidentaux encore endormis succombèrent, privés de leurs officiers. Ceux-ci, surpris au lit, dans leur logis, furent massacrés avec leur famille. Il en fut cependant qui, plus actifs ou plus heureux, purent se mettre en défense, se grouper et tenir les assaillants en respect, tant il est vrai que des gens résolus, même en petit nombre, peuvent faire tête utilement à une horde d’émeutiers. Autour de ces courageux officiers et fonctionnaires de tous grades se rallièrent les restes de la garnison blanche. Et ils se rallièrent si bien qu’ils repoussèrent les révoltés jusqu’à la grande porte de la citadelle, les empêchèrent de relever le pont volant et abattirent le drapeau du Mysore qui remplaçait celui d’Angleterre.

Cette opiniâtre résistance donna le temps aux secours d’arriver. À neuf heures du matin, le colonel Gillespie entrait dans Vellore avec un escadron du 19e dragons, parti à franc étrier de son casernement de Ranipet, et commençait de sabrer les cipayes qui, confiants dans leur nombre, essayèrent de faire ferme. Mais ils se débandèrent bientôt sous l’effort du gros des dragons qui avait rejoint. Un renfort, fourni par le 7e cavalerie native, accentua la déroute. Près de quatre cents mutins périrent dans la citadelle, le reste se rendit à discrétion. La révolte était étouffée ; le châtiment fut proportionné à la faute. En pareil cas l’excès de rigueur est ordonné encore plus par la politique qui prêche avant tout par l’exemple, que par l’idée de justice. Les répressions molles encouragent les séditions qui mettent sur le compte de la lâcheté ce qui n’est qu’humanité mal comprise. Tout gouvernement sûr de lui-même se doit d’imposer le respect. Pour l’Oriental, le respect n’est que la forme extérieure de la terreur. N’honorant que la force, il ne la comprend plus quand elle ne s’accompagne pas d’une sanction.

La sanction de la justice anglaise se recommanda par son impitoyable rigueur. Et sans doute ne contribua-t-elle pas peu à établir, cette fois prise pour toutes, la paisible domination où l’Hindou avait peu à perdre et tout à gagner. Tous les chefs du tumulte de Vellore furent, suivant l’usage, attachés à la gueule des canons, et leurs corps volèrent par quartiers devant le front des troupes : supplice théâtral, peu cruel si l’on s’arrête à la nature subite du trépas, et qui est peut-être celui où le condamné sent le moins venir la mort, puisqu’un seul coup disperse sa dépouille charnelle aux quatre vents du ciel. Le 1er et le 23e régiments natifs furent rayés des contrôles de l’armée ; et il ne fut plus question de la révolte.

Cet incident, peu important en soi, si l’on considère l’époque, tant aussi il se répète dans l’histoire de toute conquête, porte cependant sa leçon morale. Il prouve, ce que je vous répète depuis des années, que les peuples des colonies sont toujours composés de sujets et jamais de citoyens. Indifférents à la main qui les gouverne, ils sont toujours prêts à reconnaître le maître de l’heure, que celui-ci vienne d’Orient ou d’Occident. Les agitateurs politiques, ambitieux ou intrigants de hasard, n’ont pas à compter sur la multitude, comme en notre malheureux pays, proie de choix pour les marchands d’orviétan et de bonheur social. Seuls, en Inde, les corps militaires leur peuvent servir d’instruments. Sur ceux-ci, les entrepreneurs de révoltes agissent par des moyens très simples. Les mobiles qu’ils créent sont tirés des considérations les plus vulgaires de la vie. Jamais une idée élevée n’est exposée, jamais un objectif moral n’est proposé comme but. La plupart du temps c’est le fanatisme religieux qui fournit le meilleur prétexte. Vous n’en êtes pas à ignorer la fable, grâce à laquelle les cipayes musulmans furent lancés dans la grande insurrection de 1856. On leur donna à croire que leurs cartouches — et ils devaient les déchirer avec leurs dents comme de coutume — avaient été graissées avec du lard. Il suffit d’évoquer l’animal immonde pour que les fusils partissent tout seuls contre les Anglais, inventeurs de cette abomination. Si, par grand hasard, le Nana-Saïb et autres entrepreneurs de cette affaire où la Compagnie des Indes perdit son monopole — et c’est là un des côtés considérables de la question — avaient prêché ces mêmes cipayes au nom du patriotisme hindou, tenez pour certain qu’ils n’auraient pas recruté assez de partisans pour une pauvre et méchante émeute. N’oubliez pas non plus que l’Inde du Nord a été de tous temps célèbre par le mauvais esprit de ses populations, au contraire de l’Inde dravidienne habitée par les plus pacifiques des hommes. C’est pourquoi le Nord a toujours opprimé le Sud.

Le moyen employé par les fauteurs des troubles de Vellore, cinquante années avant la grande révolte des cipayes, rentre dans une catégorie similaire. On raconta aux fusiliers natifs que les nouveautés apportées dans l’équipement allaient contre la religion de leurs pères, qu’ils fussent brahmanistes ou musulmans. Sans compter une forme nouvelle de turban qui déplut, un tournevis nouveau suffit pour amener la révolte. De ce tournevis, pareil en cela aux clefs des anciennes arquebuses dont les ailerons renforcés autour de l’œil carré simulaient les branches d’une croix, la figure était celle de l’emblème du christianisme. Il n’en fallut pas davantage pour que les cipayes de Vellore se crussent à la veille d’être institués chrétiens, par ordre. Les émissaires de la famille de Tippou-Saïb surent jouer de ce tournevis pour le plus grand profit de la cause mysorienne. À un demi-siècle de distance, la cartouche à graisse de porc n’obtint pas un moindre succès. Tant il est vrai que l’histoire est un continuel recommencement…