Dans l’Inde du Sud/15

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 263-273).


XV

VELLORE : Le harem de Tippou-Saïb.


La forteresse de Vellore est une ville au sein de la ville et qui a ses avenues, ses boulevards plantés d’arbres, ses esplanades, ses rues et ses ruelles, ses bâtiments anglo-indiens de toutes formes, maisons à jardins, offices du gouvernement, tribunal, anciennes casernes, sans préjudice des monuments anciens et de la pagode. Et dans cette seconde ville enclose il est encore une troisième. L’assistant collecteur frappe du heurtoir rouillé la plaque d’une vieille porte. Une figure apparaît au guichet dont le battant s’écarte. Des barres sont tirées, des serrures grincent, et nous entrons. Nous voici de plain-pied dans une grande cour carrée. Tout autour règne un cloître à arcatures de plein cintre qui soutient l’étage. Face à la porte, un péristyle à colonnes, mandapam du type dravidien, précède un vaste corps de logis dont tous les jours sont aveuglés par des vantaux massifs ou des persiennes à lames serrées. Nous entrons à peine, et le troupeau de femmes et d’enfants, qui musait dans l’enceinte avec les vaches et les chèvres, se disperse à grands cris, objurgué, poussé, chassé par des serviteurs. Tout bondit, trotte, piaille, bêle ou mugit, s’appelle. Des marmots tout nus tombent, hurlant d’épouvante, parmi les poules, les poussins et les cabris, les chats aussi qui galopent, les chiens qui grondent et les corneilles qui croassent et s’envolent. C’est la déroute, la fuite éperdue d’un harem, dans une ville forcée. Vivement on se réfugie sous le cloître. À l’abri favorable d’un pilier on a beau voir sans être vu, on peut cracher sur la dalle en signe de scandale, et dévisager, à distance respectueuse, les méprisables intrus d’Occident, coiffés du casque blanc, et qui ne viennent que pour opprimer, vexer, inquiéter le maître du lieu, sans égard pour sa famille. Telles sont, je présume, les réflexions intimes de ces femmes de caste qui ont fait place nette.

Ces effrayées, dont la peur n’alourdit point les talons, sont, pour la plupart, nues jusqu’à la ceinture, n’ayant que le classique jupon long d’intérieur, remarquable autant par sa coupe évasée que par son large volant épanoui. Les torses de bronze clair, les chevelures de jais, l’argent ou le laiton des bijoux, les soies et les cotonnades de tons crus ont lui un instant sous les rayons du soleil qui tapent d’aplomb, puis tout a disparu, jusqu’aux vaches dont j’entends encore les sonnettes tinter.

Et j’ai eu, à ce moment, la vision de l’Inde véritable, de cette Inde qu’on ne voit pas, de cette Inde fermée à l’Européen qui, s’il en a forcé les places et soumis les nations, n’en peut que par surprise entrevoir un pauvre détail. Ainsi, il y a un mois, ai-je aperçu, dans le palais de Calicut, du haut d’une véranda très basse, les princesses et les brahmines se baignant dans le bassin de la cour intérieure, au retour de funérailles. J’ai eu la vue pleine et entière des plus beaux corps du Malabar et du Coorg, dans le cadre de la demeure royale où Vasco de Gama et ses compagnons furent reçus, voici plus de quatre siècles, par le Zamorin en personne. Cette demeure garde dans son enceinte la plus curieuse des pagodes de la contrée, et, pour tout dire, la seule qui ait échappé à la rage iconoclaste d’Hyder-Ali et de Tippou-Saïb. Je doute que le Zamorin ait donné au navigateur portugais le spectacle dont j’ai joui dans son vieux palais. Aussi bien n’ai-je point à me prévaloir d’une indiscrétion où ma curiosité d’artiste et d’observateur peut me tenir lieu d’excuse. Le rajah interné dans le palais de Vellore n’aura pas eu, je pense, à blâmer ses femmes pour s’être exposées, avec une indifférente complaisance, aux regards de l’étranger. Elles nous ont tourné le dos trop vite, et avec un trop parfait ensemble, pour que l’assistant collecteur ait pu, non plus que moi, contempler autre chose que leur chignon oblique, leur échine souple, leurs bras cerclés d’anneaux, et, encore, cela l’espace d’un instant.

Le rajah était absent d’ailleurs… « Pour ses affaires… Un petit voyage… Oh ! très court !… » Et le ministre qui hasardait ces mensonges, au beau milieu de la cour déserte, un petit brahme mal rasé, mal vêtu, et dont la main prompte ramenait sur une poitrine velue son écharpe en désordre, tournait furtivement la tête du côté du mandapam pour témoigner de la véracité de son dire. Mais l’assistant collecteur insistait, et le « ministre » commençait de faiblir, lorsque sortit du logis à colonnes un pauvre Hindou que je reconnus aussitôt pour un mendiant.

La petite monnaie divisionnaire de l’Inde étant fractionnée jusqu’à moins d’un liard, j’ai toujours dans ma poche une poignée de « caches », afin de prouver ma libéralité à bon compte. Je m’apprêtais donc à gratifier ce malheureux de quelque billon, quand je frémis de mon erreur. Le Prince se dressait devant nous. En vérité, il était plus pauvrement accommodé que le brahme ; ses pagnes, au moins aussi crasseux, gardaient une pire ordonnance, et ce grand de la terre portait sa tête rasée sans coiffure, ce qui est le comble du négligé dans la toilette pour qui sort de sa maison en cérémonie. Et je pensai à Soupou et aux autres hommes du monde, honneur de Pondichéry, dont les bonnets à carre en demi-cercle obliquement incliné devraient être proposés en exemple au Carnate et au Deccan tout entiers.

Ce que la crapule, la turpitude, la fausseté, la lâcheté et quelques autres qualités de pareil ordre peuvent ajouter à la noblesse de l’attitude, concourait à orner ce rajah que le gouvernement britannique garde en chartre privée dans l’ancienne résidence des derniers descendants de Tippou-Saïb. Le colloque, entre l’assistant-collecteur du district et le souverain pensionnaire de la couronne, me parut, à ce que j’en pus saisir par mon trucheman Cheick-Iman, absolument dénué d’amitié. Le nez baissé, le tchatria interné écouta l’allocution du représentant de l’autorité. Puis il nous salua, plus bas qu’il n’était nécessaire, et rentra sous son mandapam, toujours suivi par son « ministre » et quelques dignitaires qui me firent l’effet d’être plutôt ses gardiens.

Ainsi me fut-il donné de voir le type traditionnel du radjpoute abruti par l’ivrognerie et tombé en tutelle du « Civil Service », qui lui ménage moins les réprimandes et les punitions que l’argent. Il y aurait un livre à écrire sur les roitelets besogneux, descendus au plus bas degré de l’abjection, et que l’Angleterre doit prendre en garde jusqu’à ce que l’intempérance et les autres excès les envoient dans le paradis de Çiva, au défaut de celui d’Indra où n’étaient admis que ceux de leurs ancêtres tombés les armes à la main. Vous apprendrai-je que, sous ce nom général de Radjpoutes, vivent encore dans l’Inde du Sud quantité de ces envahisseurs anciens, d’origine plus ou moins indo-scythique, qui appartiennent à cette catégorie clairsemée des Tchatrias ou guerriers, débris de la caste puissante issue des bras de Vishnou, s’il en faut croire le Purusa-Sukta ? Vishnou, cependant, détruisit ces fils de sa propre substance, sur la prière de Brahma, parce qu’ils exerçaient la plus dure des tyrannies sur le monde. Que l’on s’en rapporte aux Brahmes, et ils se chargent de vous prouver que les Tchatrias historiques ne seraient même que des bâtards issus des femmes survivantes de la caste détruite, passées à la condition de concubines des seuls Brahmes.

Quoi qu’il en soit de cette victoire probable de la théocratie sur la prépotence d’une caste guerrière, les Tchatrias actuels du Carnate, ou soi-disant tels, se parent du nom de radjpoutes, non point qu’ils viennent du Radjpoutana, mais parce que cette région fut, suivant les légendes, le berceau des Tchatrias. Au Malabar, sous le nom de Naïrs, ils continuent de mener leur existence féodale, dans la solitude de leurs vastes propriétés foncières, exerçant sur leur entourage une autorité despotique, et ne perdant rien, avec le temps, de leur férocité altière et de leur orgueil effréné. Quelque jour, souhaitons-le, se lèvera un autre Rudyard Kipling qui nous peindra dans son entière originalité le tableau de cette société naïre du Malabar et du Coorg. Mais cet écrivain de choix devra pénétrer dans des pays inhospitaliers entre tous ceux de l’Inde brahmaniste, où la porte de l’habitation est close pour l’étranger, où les domaines s’entourent de fossés à remblais qui prêtent à chacun d’eux l’aspect d’un camp retranché. Et des armées de serviteurs fanatiques veillent derrière ces levées de terre rouge pour éloigner du maître le contact de l’homme de basse caste, pour lui épargner jusqu’à la vue du paria…

Les radjpoutes du Carnate n’empruntent point des espèces aussi redoutables. Pauvres diables toujours entre deux verres de brandy ou d’arack, ils subsistent le plus souvent grâce aux artifices d’une mendicité noblement exercée dans ces villages où jadis, suivant une rumeur publique à laquelle ils n’opposent aucun démenti, leurs pères régnaient en maîtres incontestés de par la loi de l’épée. L’époque de leur dépossession s’enveloppe toujours dans les nuages des obscurités de l’histoire. Pour ne pas mécontenter le gouvernement anglais qui leur fournit la sportule, ces nécessiteux de race rendent généralement les Musulmans responsables de leur primitive disgrâce. Des petits poèmes, modernes pour la majorité, chantent les prouesses héroïques de ces paladins incertains. Entre ces Tchatrias de hasard, les plus favorisés sont bien ces principicules dont l’Angleterre a pris les possessions, en échange d’une pension. Mais celle-ci, fût-elle portée au décuple, ne suffirait jamais à désaltérer le pensionné qui s’endette, tripote, se lance dans des aventures, ébauche des conspirations où la police fournit les affidés de confiance. Puis, finalement, le radjpoute aux abois s’aplatit et subit l’internement dans une forteresse avec son « Conseil des ministres ».

Encore des portes à bossettes de fer doucement arrondies en seins de femmes, des serrures archaïques de style arabe, des cloîtres, des piliers et des cours. Nous voici dans ces petits bâtiments nus où les femmes de Tippou-Saïb traînèrent leur vie, après la disparition du maître. Une église méthodiste mitoyenne y fut leur unique distraction, et aussi un pied de henné pour se rougir à loisir la paume des mains, les ongles et la plante des pieds. De ce Lawsonia, mort et abattu depuis longtemps, un rejet a fourni un autre pied qui végète, et nous pouvons froisser entre nos doigts les feuilles de ce même arbuste où les bégoms et les ranis mysoriennes « jalouses des yeux de leurs gazelles » prenaient leur traditionnelle teinture. M’étant laissé aller jusqu’à m’apitoyer sur le sort de ces recluses dont la plus jeune compterait aujourd’hui plus de cent vingt ans, je m’attirai cette réponse du vieux gardien de ce sérail historique : « Que dis-tu là, Sahib ? Si ces femmes n’avaient pas été ainsi enfermées, elles ne se seraient pas crues aimées du maître qui les aurait laissées exposées, après sa mort, aux regards et aux désirs de tous. »

Ces paroles m’ont frappé par leur judicieuse simplicité. Imposer nos préjugés occidentaux à qui n’en a cure est une de ces naïves outrecuidances dont je m’abstiens dans la limite du possible. J’approuvai le gardien ad honores de la prison où se flétrirent ces fleurs de jeunesse et de beauté et continuai d’examiner les logettes entourées de hautes murailles, sans une fenêtre, le petit promenoir où les princesses jouissaient de la seule vue du ciel et, le dimanche et les jours fériés, de la voix de l’orgue et des cantiques du temple protestant. Il leur était même loisible d’assister à l’office piétiste « pour se distraire », — toujours d’après le gardien hindou, — par une sorte de guichet qui me fit penser à celui que j’ai vu jadis dans l’église de l’Escurial, où il fut percé à l’usage de Philippe II. Qui vécut, en somme, le plus séparé du monde, du grand roi catholique ou des veuves de Tippou-Saïb ?… Je vous laisse libre de trancher la question…

Les bégoms et les ranis dorment maintenant leur éternel sommeil sous les stèles du cimetière princier, à proximité de la citadelle, environ trois cents pas vers l’Ouest. J’ai pensé, un instant, à y faire un petit pèlerinage. Mais comment reconnaître les tombes parmi les quatre cents qui entourent les dix principales ? Et, d’ailleurs, on m’apprend que ce cimetière n’est qu’un terrain vague où la basse végétation a tout envahi.