Dans l’Inde du Sud/16

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 274-292).


XVI

VELLORE : La pagode de Çiva.


Laissant derrière nous le palais du rajah interné et le harem du « citoyen Tippou », nous nous dirigeons vers la pagode. De celle-ci la bonne conservation est due à la conquête anglaise. Si le colonel Ross-Lang se fût laissé forcer dans Vellore, nul doute qu’Hyder-Ali n’eût détruit ce bijou d’architecture religieuse où l’art dravidien affirme ce principe que la grandeur des lignes ne consiste pas dans l’écrasante majesté de la masse. On croit généralement que les temples indiens sont de proportions énormes. Les photographies courantes ont contribué à vulgariser cette erreur. Les geurs, et bien d’autres avec eux, attachent un grand prix aux fortes dimensions. Ceci me rappelle l’ingénuité d’un missionnaire des environs d’Arni. Alors que je parcourais ce district en 1880, me voyant occupé à mesurer les hommes de son village, le bon Père m’en amena un, en triomphe : « Prenez plutôt ce gaillard-là, il est extraordinairement grand ! » C’était se faire une idée assez fausse des principes mêmes de la mensuration appliquée à un ensemble de populations. De même que certains naturalistes, ou soi-disant tels, récoltent seulement les plus gros insectes, les plus larges d’entre les papillons, les plus longs parmi les serpents, les plus brillants qu’ils trouvent parmi les oiseaux, et négligent les petits, les sombres, les humbles, beaucoup de touristes ou d’explorateurs, à votre choix, ont rapporté les seules images des édifices qui leur paraissaient dépasser les proportions communes, — ainsi de cette tour qui se dresse au-dessus du Chandikesvaram de Tanjore à une hauteur de soixante-cinq mètres environ, — et ont négligé des perles de l’architecture religieuse telles que le temple de Soubramanyé, etc.

Les Anglais n’ont pas seulement sauvé la pagode de Vellore, ils l’ont conservée dans son intégrité, et cela par un moyen d’une simplicité extrême. Bien avant qu’on eût inventé les « Monuments historiques, » le fameux Archeological Survey, ils avaient trouvé la solution la plus pratique pour soustraire les vieilles bâtisses à la dégradation. La pagode du dieu Çiva devint l’Arsenal de la place. À la foule malveillante et brutale des musulmans fanatiques se trouva, du coup, interdit l’accès du temple, où elle aurait vivement martelé ou lapidé les sculptures, en haine du culte idolâtre. Du côté des Hindous, il n’y eut point de réclamations, car depuis la fin du XVIe siècle la pagode çivaiste était abandonnée. La tradition attribue cet abandon à un meurtre. Le sang aurait coulé dans l’enceinte, au voisinage du sanctuaire même. La profanation était de celles qu’aucune purification

ne peut racheter. Les brahmes se retirèrent et l’édifice resta désert jusqu’à ce que les Anglais, un demi-siècle plus tard, lui vinssent donner un nouvel emploi. Cette tradition est loin de me satisfaire, mais le temps me manque pour en exercer la critique, et, comme j’aurai à vous le répéter plus loin, il semblerait plus plausible d’attribuer la désaffectation de cette pagode à quelque conquête violente où le pillage aurait tenu sa place.

Entre toutes ses congénères de l’Inde dravidienne, la pagode de Vellore est une des plus intactes. Çiva, à qui elle était dédiée, y fut honoré sous le nom de Jalakanteswara, c’est-à-dire « résidant dans l’eau ». Des deux gopuras monumentaux qui surmontent les portes, le principal, celui de la première entrée, dresse à trente mètres de hauteur sa pyramide de sept étages, chargée de sculptures à profusion. La porte massive est défendue par deux grands pions de granit noir qui, sur un socle très bas, montent chacun leur garde avec la massue. Leurs bonnes proportions, la solidité de la facture, la perfection du travail, datent de ces œuvres de la belle époque et dénoncent la main des statuaires de Tanjore. Le poli de la pierre dure n’a pas plus tué les finesses des détails que le caractère de l’ensemble. À peine sommes-nous engagés sous le porche où des abeilles sauvages bourdonnent et couvrent en laborieux essaims leurs gâteaux verticalement suspendus à quinze pieds au-dessus de nos têtes, que la forêt des piliers commence à nous entourer de ses fûts ciselés, repercés, élégis, divisés, et dont il n’est pas deux qui soient pareils. À droite, à gauche, courent les vestibules qui mènent à des péristyles, mandapams dont chacun peut être comparé avec justesse aux salles hypostyles des temples égyptiens. C’est sur une des colonnes de ce vestibule, qui coupe à angle droit le porche, que l’on peut voir le médaillon de ce fameux Bommi-Reddi, tenu, ainsi que je vous l’ai dit, pour le fondateur de la forteresse et du temple. Voici le mandapam du Kaliana, où l’on apportait chaque année, en pompe, le Çiva tiré du sanctuaire pour son mariage avec la déesse Parvati. Tout le Panthéon hindou vit dans la pierre, et les grandes dalles dont est composé le plafond portent sculptées les perruches chères à la déesse. Elles se suivent en cercle, avec, entre leurs griffes ou dans leur bec, la fleur du lotus. Autour de nous, c’est un monde de dieux et de génies. Les figures, de proportions toujours faibles, dépassent rarement un mètre en hauteur ; toutes ont été taillées en haut relief dans le pilier même où elles s’adossent. Chacune en est presque entièrement détachée, ne s’y rattachant souvent que par les pieds et la pointe de la tiare. Et, comme si ces sculpteurs de roche dure avaient voulu jouer avec la difficulté, pour le plaisir, des monstres tenaient entre leurs mâchoires une boule parfaitement ronde qui roulait librement sans qu’on pût la retirer de la gueule où elle se mouvait. La dernière de ces boules a été brisée assez récemment par un de ces visiteurs européens dont le soin principal est de faire œuvre individuelle dans tout endroit qu’ils honorent de leur visite. Érostrate a pris aujourd’hui des mœurs bourgeoises : « Globe Trotter, » selon l’expression usuelle, il collectionne les souvenirs de ses voyages en les détachant des monuments figurés. Qu’il s’empare de l’orteil d’un marbre antique, de la tête d’une statuette, du fleuron d’un ornement, peu lui importe, pourvu que le débris puisse se transporter et surtout se cacher aisément. Quand il sera de retour dans son « home, » le touriste offrira à l’admiration de ses amis le produit de ses voyages.

Un pareil désir ne me tient point devant ces merveilleux piliers. Mais, malgré le soleil brûlant dont les feux passent dans ce granit poli, je me laisse aller à ce plaisir sensuel qui est de caresser de la main la belle sculpture. Les petits guerriers qui soutiennent courageusement, avec leur bouclier tenu plus haut que la tête, le poids des lourds chevaux cabrés dont les oreilles rejoignent les premières volutes des entablements, gardent, malgré l’excessif effort, une expression recueillie et de sérénité souriante. Hélas ! combien de ces piétons ont perdu qui son épée, qui un bras, qui les deux, même quand ce ne sont pas les jambes ? Heureusement que les gros dégâts sont rares. Aux entre-deux des colonnes jumelles, triples, quadruples, quoique tirées du même bloc, il ne manque pas une maille de leur dentelle de pierre. Aux frises, aux soubassements, on peut compter les dieux, les personnages et les bêtes par centaines. La coquetterie des artistes a été dans ce parti de ne pas répéter une seule fois le même motif de décoration, voire le même motif d’architecture. Dans cette travée où je passe, pas une colonne qui soit semblable à une autre, pas un groupe, pas une statue, pas un animal qui soit une réplique. Tout a un caractère individuel, et pourtant l’anarchique liberté du détail n’enlève rien à la grandeur, à la régularité du tout. Jamais, d’ailleurs, l’art indien n’a chéri les ordonnances symétriques. La symétrie parfaite, de même que le parachèvement absolu d’une œuvre, y est tenue pour la négation de la vie. Et c’est en vertu de ce principe que les pagodes ne doivent jamais être terminées. On y doit travailler sans cesse, ou les abandonner. Si, comme la grande majorité des pagodes dravidiennes, celle de Vellore eût été construite en épaisses assises de briques, depuis longtemps il n’en resterait plus que des ruines où les Djaïnas, qui collectionnent pour leurs temples les belles sculptures et les belles colonnes, à l’exemple des papes de l’ancienne Rome ou des empereurs de Byzance qui en ornaient des églises, n’auraient rien laissé à y glaner. La nature de la matière employée explique non seulement la conservation, mais aussi la légèreté de l’ensemble. S’il s’agissait des plus anciens temples de l’Inde qui, vous le savez, étaient construits en bois, on ne trouverait pas à louer davantage le travail du bédane et du ciseau. Tout, d’ailleurs, indique une disposition de charpentes. La pierre copie le bois, le parpaing imite la poutre. Pas de voûtes, pas d’arcades à points convergents, mais des blocs disposés toujours par assises étagées en saillies croissantes, avec des colonnes pour soutiens. C’est là le principe fondamental de l’architecture dravidienne, et il se trouve énoncé dans les plus antiques traités, tels que celui de Ram-Rat, où il est dit que les voûtes à points convergents « ne dorment jamais ». Les têtes des saillies, dans toutes ces assises croissantes, sont si admirablement travaillées en doucines, terminées en poupe de vaisseau, reliées aux encorbellements par des consoles à pendentifs et à culs-de-lampe, que l’on n’éprouve jamais cette impression de sécheresse que donne trop souvent dans nos monuments l’abus des lignes horizontales et verticales, sans amortissements. Et l’on ne sait ce qu’on doit ici le plus admirer, ou de la sveltesse de toutes ces colonnes décomposées, ou du poids énorme des corniches monolithes qu’elles ne cessent de supporter depuis des siècles. De ces corniches, chantournées en courbe circonflexe pour former auvents, le façonnage a été exécuté au ciseau, en plein granit, dans des blocs longs de plusieurs mètres, avec les ornements entablés, les mutules, les gouttes du coupe-larmes et toute la série des monstres constituant le couronnement du chéneau.

Le travail de ces artistes dravidiens n’est pas moins à louer dans les piliers. Ceux du mandapam du Kaliana comptent parmi les merveilles du genre. Les blocs dans lesquels ils sont pris mesurent encore jusqu’à deux mètres de diamètre, et sur chacune de leurs quatre faces. Et parfois, d’un même bloc, sortent quatre colonnes avec leur base, leur chapiteau, leurs colonnettes accessoires et les groupes d’hommes luttant contre les monstres cabrés. Les archéologues anglais, dont l’enthousiasme pour les productions de l’art indien n’a généralement rien d’excessif, ont avoué qu’il n’existe rien, dans les plus beaux monuments de notre Europe, qui leur puisse être comparé. Cette opinion est juste. Il convient, en effet, de ne pas oublier que nos tailleurs de pierre, voire nos sculpteurs, n’ont jamais attaqué qu’une matière facile à l’outil, des roches calcaires, pour tout dire, dont certaines, si vous prenez l’albâtre, pourraient se travailler avec un ciseau de fer doux. Les granits, les gneiss, les micaschistes, les serpentines de l’Inde ne se laissent point ainsi entamer ; et ce serait à nos graveurs en pierres fines à nous apprendre comment on traite sur le tour ces substances plus dures que l’acier trempé, et qu’on est, dans la pratique, obligé d’user avec de la poussière de corindon ou de diamant. M. Maspéro nous a renseignés sur les procédés des sculpteurs de l’antique Égypte, qui « triomphaient des pierres dures à force d’user du fer sur elles, » et les faussaires modernes qui fabriquent pour les touristes amateurs, à Louxor et à Saqqarah, des scarabées et des figurines funéraires, ont repris la vieille méthode, tant il est vrai qu’on ne crée de bonnes imitations de vieux qu’avec l’outillage du temps. Les statuaires dravidiens n’ont pas dû agir autrement.

Mais on renonce à évaluer le nombre d’hommes, à supputer les mois, les années, à apprécier le labeur, sans compter l’art et l’argent prodigués dans une pareille entreprise. Si peu haut prisée que fût la main-d’œuvre, il a fallu payer les ouvriers, car c’est un lieu commun, pour parler honnêtement, que de déclarer avec certains historiens philosophes : « De pareils travaux ne se mènent à bien que dans des pays à esclaves. » Michelet et ses parèdres n’auraient pas autrement exprimé leurs certitudes générales sur tout ce qui leur était inconnu. D’autres nous ont chanté sur divers tons, touchant surtout la corde humanitaire, toujours avantageuse pour qui la sait faire vibrer en mesure, que ces monuments furent élevés par des corvées de paysans « courbés sous le fouet d’un despote », et ils nous proposent en exemple les Juifs qui collaborèrent aux pyramides des Pharaons. Permettez-moi de n’en rien croire. Les enfants d’Israël ne se seraient point ainsi laissé victimer. Pour aller au pire, peut-être ont-ils transporté les briques et autres matériaux à pied d’œuvre, et encore moyennant rémunération. On les paya, suivant les us et coutumes de la vieille Égypte, où la monnaie n’avait pas cours, avec des denrées.

Et encore, les conquérants cholas, yadavas, pandyas, d’autres même dont les noms sont oubliés, auraient-ils obligé tous ces bons Hindous à travailler pour la gloire, jamais ces pasteurs de peuples ne les auraient rendus artistes de par leur royale volonté. Qu’il s’agisse de ciseler la pierre en observant les canons, de composer des groupes, de leur donner le mouvement, de ménager les proportions, de conserver le caractère de l’ensemble, jamais on n’obligera un homme, eût-il le glaive au-dessus de la tête, à enfanter à la grosse de tels chefs-d’œuvre. Aussi bien, sans plus longtemps nous divertir, reconnaissons que la chose est très simple et ignorée de personne. C’était affaire d’argent, et l’Inde du Sud en avait alors plus qu’à sa suffisance, le fameux arbre aux roupies émettait de vigoureux rameaux. Les rajahs et autres principicules avaient toujours de quoi financer quand il s’agissait de bâtir. Sous la pluie d’or échappée de leurs doigts, la pierre sculptée levait comme les moissons sous les ondées d’été. Alors, ainsi qu’aujourd’hui, l’ouvrier de l’Inde peinait pour un modique salaire. Tout métier est bon qui nourrit son homme, surtout quand cet homme vit avec quelques centimes par jour, et n’est ni électeur ni terrorisé par un syndicat et par des entrepreneurs de grèves. Dans tout bon métier se recrutent facilement apprentis et maîtres. Il n’était pas rare qu’un prince ou que les fabriciens des pagodes missent en mouvement, pour une portion d’édifice, jusqu’à trois et quatre mille ouvriers, et cela pendant cinq et six années. Les merveilles de Vellore, de Madura, de Vijianagar, de Mahavellipore, n’ont pas, à tout prendre, coûté plus cher que notre Opéra ou notre nouvel Hôtel de ville, sans que je songe un seul instant à établir une comparaison entre ces « fabricats » occidentaux et les chefs-d’œuvre de l’architecture dravidienne. Et d’ailleurs les temples précités ont certainement nécessité une moindre dépense, tout en mettant en compte les différences de pouvoir d’argent et dans l’espace et dans le temps.

Ainsi, me livrant à mes réflexions, je m’achemine lentement vers le sanctuaire central. À mesure que nous avançons, le décor de la pierre perd en richesse. Les couloirs n’ont plus ni piliers ouvragés ni bas-reliefs. Voici enfin le vimana, le saint des saints, le sanctuaire !… Une petite loge carrée avec ses quatre murs nus, sans fenêtres, et ne prenant son jour que par la porte étroite et basse, rectangulaire. Au plafond, quatre poutres de bois, les seules de tout ce temple où les voliges, les lambris, les plinthes, les stylobates sont de pierre. Ces poutres parallèles s’alignent pour rappeler les quatre Védas. La chaleur est étouffante et l’obscurité presque complète. Un pion agite sa torche allumée, passe le seuil, je le suis, et c’est sur les dalles une déroute de bêtes immondes, comme si les esprits de la pagode souillée, empruntant les espèces animales, s’enfuyaient à l’approche des étrangers, tels les grands dieux de la Grèce en ce jour funeste où l’Olympe fut envahi et le pouvoir de Jupiter mis en question. Quand les crapauds, les blattes et les grillons ont disparu, ce sont les chauves-souris et les hiboux qui nous éventent de leurs ailes. Tout ce monde des ténèbres a pris l’alarme pour bien peu.

Nous nous retirons que leur vol incertain raye encore en zigzag les tourbillons de fumée des flambeaux en paille. Ce n’est pas le sanctuaire lui-même, avec ses murs de pierres polies, d’un irréprochable appareil, son autel carré de granit où se dressait jadis la statue de Çiva, ses quatre poutres même, qui sont intéressants, mais ses entours. Du couloir, que nous avons dû suivre pour accéder au vimana, les parois ont été percées de larges fenêtres, sans doute à l’époque où l’on installa l’Arsenal. Au beau temps, c’était un long boyau obscur, garni d’une banquette de pierre, dans toute sa longueur, et sur cette banquette s’alignaient par rangées les images des dieux. On m’a raconté qu’entre ces idoles, de taille moyenne, les moins précieuses étaient d’argent massif ; et beaucoup, d’or pur, avaient leurs yeux et leurs ornements faits de pierreries. Je n’oppose rien à ces dires. On m’a affirmé quelque chose de bien plus extraordinaire, et le témoignage formel d’un agent du gouvernement anglais ajoute son poids à la « crédibilité » de l’histoire. Le puits que chacun peut voir en face du mandapam, à l’angle nord-ouest du temple, possède une porte qui s’ouvre à quelques pieds au-dessous du niveau des basses eaux. Cette porte est close par un battant monolithe, pierre tournant sur des gonds, et si parfaitement ajustée dans sa feuillure, que la pression de l’eau en assure la fermeture hermétique. Il ne s’agit pas là d’un conte des Mille et une Nuits, notez-le. Le secrétaire de l’officier d’état-major du district, mettant à profit la sécheresse extraordinaire de l’année 1877, où tous les puits tarirent, descendit dans celui-ci, trouva la porte qu’il réussit à ouvrir, et pénétra dans une vaste salle à colonnes. Là semble avoir pris fin l’exploration de l’aventureux secrétaire. Il prétendit avoir vu un passage qui devait, probablement, mener jusqu’à la rivière Palar, mais les choses en restèrent là. En vain je suppliai l’assistant collecteur de tenter avec moi une nouvelle descente dans ces sous-sols mystérieux où la légende veut que les trésors de Çiva soient déposés sous la garde des Esprits du Mal : « Profitons, lui dis-je, de la sécheresse exceptionnelle de cette année 1901, supérieure, s’il en faut croire la rumeur publique, à celle de 1877 ! Allons, des échelles, des cordes et des falots, et en route pour le mandapam souterrain ! À nous les trésors de Çiva ! » Je ne pus rien obtenir. On ne pouvait entreprendre le plus petit sondage sans l’autorisation et le concours de l’ingénieur du district. Du moment qu’on devait procéder par voie administrative, je compris que l’affaire était enterrée. La bureaucratie anglaise peut, certes, rivaliser avec la nôtre : sa marche lente, lourde et sûre, est celle des éléphants attachés aux parcs d’artillerie, cette comparaison me paraissant la plus décente que je trouve sous ma plume.

En attendant des éclaircissements plus amples sur les souterrains et les couloirs aujourd’hui veufs de leurs images d’orfèvrerie, je demeure convaincu qu’il y a là-dessous quelque histoire de pillage. L’expulsion des brahmes, la main-mise sur les divinités d’or et d’argent, constellées de gemmes, peut être raisonnablement attribuée aux musulmans de Golconde et de Vijapour, peut-être aussi aux Occidentaux qui leur succédèrent après les Mahrattes, et encore ces derniers, quoique hindouistes, ne se sont-ils jamais fait scrupule de dépouiller les pagodes… Je renonce, pour l’heure, à savoir quels furent les spoliateurs de Çiva. Ma consolation, en cette incertitude, est dans l’espoir que j’aurai une fortune meilleure à Genji. Là dorment aussi des trésors sous une pierre en façon de carapace de tortue où sont gravés le bélier d’Agni, l’arc et les cinq flèches de Rama, d’autres signes encore. J’ai repéré la place au mois de décembre 1880. Depuis plus de vingt ans, j’ai gardé mes notes, proposé plusieurs fois au gouvernement de m’envoyer en mission dans ce bon district, sans succès d’ailleurs. Il n’est que de savoir attendre. Après avoir parcouru la Malaisie, pour la seconde fois d’ailleurs, étudié méthodiquement certains points de l’Éthiopie, de l’Arabie et du Sind, touché au Bélouchistan, me voici derechef dans l’Inde dravidienne. Quinze jours encore et je reverrai Genji, commencerai mes fouilles ! Un cinquième seulement de siècle aurait-il changé à ce point les vieilles ruines où courent les Iroulaires, chasseurs d’abeilles, que je n’y retrouverais point mon petit vimana perdu dans la brousse, à mi-hauteur du Rajahghiri, et aussi la pierre qui simule une carapace de tortue, et une autre, continuant l’alignement, où se remarque l’emblème mystérieux de la hache !

Mais, pour aujourd’hui, nous en avons fini avec l’archéologie. L’assistant collecteur m’emmène au tribunal ; là, il doit interroger des coolies qui vont s’engager pour les Bermudes ou quelques autres îles d’Amérique. La famine multiplie les demandes d’engagement. Et je m’aperçois que je ne vous ai pas encore parlé de la famine. C’est là cependant un sujet sur lequel je ne tarirais pas, non plus que sur la misère qu’engendre le fléau du Coromandel. Voici cinq années que toutes les récoltes sèchent sur pied, faute de pluie. Tandis que, il y a un mois, je voyais, dans le Malabar, le pays fondre sous l’eau du ciel, ici tout meurt brûlé par le soleil, et les étangs sont taris. Aussi le peuple des campagnes, chassé par la faim, abandonne-t-il ses tristes pénates. Mieux vaut émigrer aux Antilles ou aux Mascareignes, avec femme et enfants, sous la garantie d’un contrat officiel, que de mourir d’inanition au tournant d’un chemin et d’avoir pour sépulture la panse du chacal. Ce sera donc à la famine et à l’embauchage des coolies émigrants que je consacrerai ma prochaine lettre. Aussi bien je quitterai Vellore aujourd’hui même, et aurai tout le temps de vous écrire pendant le classique arrêt de Villapouram…