Dans l’Inde du Sud/2

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 38-76).


II

PONDICHÉRY : La pagode de Villenour.


Pondichéry, 29 mai 1901.

La première précaution, pour qui veut voyager dans l’Inde, est d’amasser une réserve de patience. Ici, le temps ne compte point. J’en ai repris l’expérience dès mon départ de Ceylan. Embarqués à huit heures du matin sur le Dupleix des Messageries Maritimes, nous n’avons quitté le port de Colombo qu’à neuf heures du soir : question de marchandises : Les passagers ont attendu leur complet embarquement, puisqu’ils sont, comme celles-ci, des objets de trafic. Si la mer est mauvaise, le navire ne vaut guère mieux. Il a roulé et tangué sans relâche pendant deux jours et deux nuits. Puis, à Pondichéry, nous avons subi le traditionnel transbordement par chelingues. Seules, ces grosses barques sans quille sont capables d’affronter les trois rangs de brisants qui défendent l’accès de cette côte plate et sablonneuse, où les cocotiers abondent, uniformément déjetés par le vent du large.

Si peu variés que soient ces rivages, je ne les ai pas revus sans plaisir, tant on se sent porté à essayer de revivre le passé, de retrouver les témoins familiers de ses années de jeunesse. Voici, encore au loin, les maisons carrées, jaunes ou blanches, surmontées de terrasses, les allées de porchers, les hautes colonnes en granit sculpté qui se dressent autour du monument de Dupleix. Voici le petit phare rond, en manière de tour, avec le pavillon qui pend le long de sa hampe, dans la lourdeur de l’air, et la fontaine monumentale, de style jésuite, qui marque le milieu de la place du Gouvernement.

C’est bien toujours la petite ville qui dort sous le soleil brûlant. À défaut d’autres signes, je la reconnaîtrais à sa plage déserte, à ses quais dégarnis, où quelques coolies faméliques poussent nonchalamment des trucs. Deux charrettes à bœufs dételées dressent leur timon au-dessus du parapet, où dort le bouvier. Tout, bêtes et gens, paraît figé dans la morne et insouciante apathie de ceux qui ont vu passer tant de maîtres sans avoir jamais changé. Non, rien n’est changé dans ce Pondichéry de jadis, rien, sinon le « Pier », le grand appontement de fer qu’on a mis plus de vingt ans à construire et qui, enfin terminé, permet aux passagers, tant il s’avance au loin dans la mer, de débarquer à pied sec. C’est là un grand progrès, si j’ose dire, de ne plus subir ces insupportables secousses du ressac par lesquelles il fallait passer jadis avant que d’aborder la côte de Coromandel à dos d’homme.

Sur le Pier, j’aperçois tout d’abord une figure amie : Soupou, le vieux Soupou Krichnassamy, scribe retraité de l’ancienne Direction de l’Intérieur, et propriétaire de « l’Hôtel de Paris et Londres », Soupou, qui m’hébergea jadis pendant ma turbulente jeunesse, est, depuis des mois, avisé par ses compatriotes bureaucrates, de ma prochaine arrivée dans l’Inde. Aujourd’hui, à l’entendre, la Providence m’a spécialement envoyé ici pour ramener la fortune dans sa maison… « C’est comme si, Monsieur, je retrouvais mon père ! » Dans la bouche d’un Hindou, pareilles figures de rhétorique ne sont pas pour étonner. L’exagération manifeste y est prise pour réalité. Ce serait manquer à la plus élémentaire politesse que de s’abstenir de compliments ronflants.

Quand on se revoit après vingt années d’absence, il est rare que l’on ne se trouve pas un peu changé. Mais Soupou est un mondain : il ne m’a donc point parlé du passé. Lui n’a pas changé. C’est toujours le même petit homme basané, de manières affables, vêtu et coiffé de fin coton blanc. Beaucoup doivent lui envier la savante et parfaite symétrie qui préside aux plis de ses pagnes. La mousseline de son turban est soixante-dix fois repliée, au tour, au fer, pour enserrer jusqu’à mi-hauteur la carre en demi-lune qui fait le caractère de ce bonnet à l’antique. En vérité, c’est bien le Soupou des anciens jours.

Il m’a entraîné vers son hôtel dont le portique à piliers est toujours orné des mêmes gravures représentant des accidents de voyage. Jadis, avec mon défunt ami Paul Masson, ce nous était un plaisir toujours nouveau de les contempler et d’en faire les honneurs aux nouveaux venus. On y voyait, entre autres, des pirates algériens tenant négoce de dames d’Europe surprises à bord d’un bateau. Les pirates et leurs esclaves sont toujours en place, bien que le gouvernement n’ait plus le même intérêt à exciter le sentiment public contre le Dey d’Alger.

Mais ces gravures sont les seuls restes de splendeurs maintenant abolies. L’hôtel de mon ami Soupou, suivant la fortune de notre colonie indienne, est entré en pleine décadence. Et cette décadence est allée s’accentuant depuis que le trafic par navires à voiles, entre les Mascareignes et la côte de Coromandel, est tombé à rien, tué par les cargo-boats anglais. Le délabrement de l’Hôtel de Paris et de Londres s’explique par le manque de clients. Ce n’est pas la concurrence qui l’a tué, c’est la stagnation des affaires. Les capitaines aux longs cours composaient le plus clair de sa clientèle. Depuis longtemps, ces gens de mer ont déserté le rivage. Et, par une ironie du sort, il semblerait que plus le Pier s’avançait dans les flots pour accueillir les arrivants, plus le commerce s’en éloignait.

Chargé par les vœux de Soupou Krichnassamy de ramener la fortune dans l’Hôtel de Paris et de Londres, j’y ai ramené, au moins, la pratique du balayage, et aussi celle des moustiquaires qui ne soient point percées de trous à y passer le corps. Seul habitant du lieu, j’y commande despotiquement à un nombreux domestique, toujours absent, tant il apporte d’empressement à prévenir mes ordres. Mes gens sont trop, je ne puis me faire servir, car j’ai encore, pour mon usage particulier, une demi-douzaine de fainéants chargés de fonctions diverses. Ceux-là sont sous la coupe de mon « pion » Cheik Iman, qui est ici mon interprète et mon intendant.

Un pion, vous le savez, est une sorte d’huissier à chaîne que le Gouvernement entretient pour le service des fonctionnaires. Le Gouverneur de nos Établissements français dans l’Inde, M. Rodier, m’a obligeamment donné un de ces pions. Cheick Iman a dernièrement accompagné Pierre Loti ; il en reste fier. C’est un homme de confiance, probe et attentif, d’aspect sévère, de port majestueux, et dont la barbe noire, en éventail, recouvre la poitrine aux trois quarts. Il a des chausses et un turban pourprés, striés d’or, une tunique blanche, et un baudrier rouge en sautoir, où brille la plaque de cuivre gravé indiquant son état officiel. De celui-ci le premier devoir est d’écarter les fâcheux. Cheick Iman se tient donc en permanence à la porte extérieure. Il ne laisse pénétrer que les gens dont la mine lui revient et dont les intentions lui semblent pures. Il est l’incorruptible gardien. Par lui, je suis séparé du monde, tout comme le Grand Mogol qui ne voyait que par les yeux de ses ministres. La chaleur, déjà intolérable, me confine au fond de mon appartement pendant la plus grande partie du jour. N’arrive jusqu’à moi que qui a su plaire à Cheik Iman. Je ne vois donc personne. Car Soupou, depuis que la fortune a réélu domicile, sous mes espèces, dans son hôtel, ne paraît plus, de peur, sans doute, de la faire s’envoler.

Mais, un certain soir, trompant la surveillance de mes gens à qui tout prétexte est bon pour m’empêcher de sortir, je me suis rendu à la pagode de Villenour, aux fêtes nocturnes de Kochliamballe, épouse de Çiva, à qui ce temple est dédié. Ça été un éblouissement. Jamais ces cérémonies magnifiques, puériles et barbares, n’avaient encore produit sur moi un pareil effet.

Par la route large et bonne, sous les grands arbres touffus, telle que je la vis jadis, nous avons roulé une heure durant. Puis nous avons atteint la pagode célèbre. J’ai revu les portiques de granit où s’étagent, en interminables frises, les sculptures compliquées, sensuelles et puissantes, sous les lourdes corniches curvilignes caractéristiques des monuments dravidiens. Du haut en bas des parois, c’est un fourmillement de dieux, d’animaux qui luttent, se dévorent, s’enlacent. Les chevaux de pierre se cabrent au-dessus de nos têtes, leurs cavaliers transpercent des tigres, les hampes des lances ploient sous l’effort. Les déesses brandissent des fleurs, des émouchoirs, des armes. Leurs gorges lourdes se dressent, pointent, semblent palpiter à la lueur indécise des lampes. Toute la façade du temple s’éclaire par instants, quand on attise les pots à feu. Puis elle rentre dans la nuit où brille seule, pareille à une étoile, quelque lampe posée sur le bord d’une fenêtre, tout en haut du gopura.

Mais avant que d’entrer sous le porche principal, il nous faut fendre la foule pressée des fidèles presque nus qui s’écrasent devant les boutiques accrochées, à la façon des végétaux parasites, contre les murailles du temple. La masse pyramidale du gopura surmontant le portail domine cette marée humaine qu’agite un continuel reflux. Notre passage y trace un sillon qui se referme aussitôt. Devant nous les pions de police ouvrent un peu rudement la route. Par moments, je m’emploie à tempérer leur ardeur. Mais personne ne se plaint. Aux bourrades, les femmes opposent des gloussements ou des rires, certaines jurent comme des chattes. Celles-là sont parmi les plus braves. Et le souvenir me revient de cette jeune brahmine aux bras cerclés d’argent, qui m’arrêta un certain soir, en crachant au poitrail de ma monture, lorsque, le fouet de chasse haut, je prétendais obliger un des siens de pousser à la roue de ma charrette embourbée. Où est-elle, maintenant, la brahmine du North Arkat ? Peut-être parmi ces vieilles brèche-dents qui oignent de curcuma quelque idole, dans un recoin de portique. Peut-être aussi est-elle morte comme sont mortes en moi les passions violentes de la jeunesse qui vous font haïr par ceux-là dont le sang-froid n’a jamais connu les après joies de la domination par la force ! Aujourd’hui je trouve que les pions à ceinture noire tapent trop fort. Naguère j’aurais crié pour les exciter à mieux faire…

Nous voici dans la première enceinte. Seule accessible aux profanes, elle regorge de peuple. La multitude paisible, parlant à voix basse, ainsi qu’on le fait à l’Église, piétine ou avance suivant l’occasion, se portant vers l’étang sacré dont les gradins disparaissent sous les rangs pressés des baigneurs. Dans la salle aux mille piliers, les visiteurs venus de loin se reposent, assis par groupes, et soupent de leurs provisions. Des enfants, dont certains paraissent nés d’hier, sont couchés à même la dalle, vautrés sur le ventre, étendus sur le dos, dans la condition naturelle d’une innocente nudité. En voici de tout petits, blottis en société sous un même pagne. Les superbes yeux noirs, éclatants, révèlent seuls la présence de la nichée. Une rumeur qui monte, grossit, se rapproche, fait rentrer les têtes éveillées sous le pagne. Une troupe d’hommes presque nus se rue au son des tambours et d’une trompette dont le propriétaire me coudoie, tant il se hâte en soufflant. C’est une trompe énorme, démesurée, longue de plus de trois mètres ; à l’estime, le pavillon évasé de ce cuivre coifferait la tête d’un bœuf. Accourent derrière quelque douze porteurs. Ils manœuvrent lestement un brancard où une idole enguirlandée de fleurs est bercée dans un mouvement de houle. Des coureurs la flanquent avec des lances à feu dont la tête, en façon de cerceau ou de lyre, est habillée d’étoupes flamboyantes. Un petit garçon bondit, tenant à bout de bras un large parasol vermeil pour abriter la tête de la divinité, qui laisse voir le seul bout de son nez doré parmi les fleurs blanches et roses. Et l’apparition passe, se perd dans l’obscurité des vestibules, disparaît dans le sanctuaire.

Suivant la foule, nous nous trouvons bientôt dehors, en pleine grand’rue. Au loin, brille le taureau d’argent, le taureau de Çiva, entouré de lumières, et les sons graves et puissants de la trompette sacrée paraissent sortir de ses flancs, par sa gueule largement ouverte. De sa langue rouge, il caresse son mufle carré. Je veux m’approcher, voir de près la bête merveilleuse. Mais je suis happé au passage par un Hindou qui, lui aussi, fait battre le tambour devant sa boutique close. Sur la devanture de paille tressée règne une banderole de calicot blanc où l’on peut lire en lettres noires, hautes d’un pied, le mot PHONOGRAPHE. Force m’est d’entrer, et le barnum tamoul nous fait, à M. S… et à moi, les honneurs de son appareil. Moyennant quelques caches, — c’est-à- dire quelques centimes, — chacun peut s’appliquer les disques sur les oreilles et ouïr des sons variés, depuis les bruits d’une gare où un brahme se met à grand’peine en wagon avec sa femme, jusqu’au discours de M. Loubet aux électeurs de Montélimar. De celui-là les Hindous se montrent particulièrement friands. Ils en écoutent soigneusement le moindre mot, encore qu’ils n’en comprennent point le sens. Car on leur a dit, pour les décider à consommer, que M. Loubet, en personne, lui, le Président, pas un autre, avait parlé de sa bouche sur le cylindre. Puis ce rouleau avait été expédié par ses soins au Coromandel. Le respect absolu que professe l’Hindou pour les pouvoirs établis décuple pour lui l’intérêt de l’audition. Le barnum triomphe. C’est un indigène sans caste, se disant chrétien, qui travaille pendant le jour dans un bureau de l’administration et exerce, le soir, les métiers les plus divers. Sur l’heure, il s’improvise périégète. Nouveau Pausanias, il prétend nous expliquer les dieux et les cérémonies de leur culte. Je l’écoute : chacune de ses paroles est une calembredaine. Sans connaître Lucien, l’homme du phonographe va sur ses brisées. Pour lui, les grandes déesses sont des blanchisseuses, les dieux aux cent bras des cordonniers ou des vachers. Je m’éloigne, laissant le malin de village pérorer dans son cercle de métis. Ses plates parodies finiraient par ternir l’éclat des fêtes de Çiva, dieu de la Force et de la Mort.

Je joins enfin le taureau d’argent. Il va servir de monture au dieu lui-même dont on célèbre la gloire depuis cinq jours et cinq nuits. Chacune d’elles, Çiva aux trois yeux est promené sur un animal différent. Hier ce fut le taureau d’or, avant-hier l’éléphant, ainsi des autres. La bête puissante se dresse sur son socle. Le bois sculpté dont elle est faite disparaît sous un épais revêtement d’argent façonné au marteau, depuis les cornes tournées en cylindres, jusqu’aux sabots soigneusement imités. Un tigre d’or dressé sert de tenon, sous le ventre. Ce taureau, beaucoup plus grand que nature, a coûté fort cher. Son habillement d’argent, refait assez récemment, et offert à la pagode par le fameux Calvé Souprayachetty, vaut a lui seul cinq mille roupies, soit huit mille francs. Le travail en est beau. Les reliefs des muscles sont théoriquement traités en ornements, en gouttelettes, en larmes, en tores, comme dans les animaux assyriens. D’ailleurs, toutes ces bêtes sacrées sont établies sur des types primitifs et qui ne varient point. Les canons antiques sont toujours scrupuleusement observés. À droite du taureau est un paon en bois sculpté et peint, de teintes vives et tranchées, rutilant, irisé, superbe. Celui-là ne vaut pas le fameux paon d’or fin qui servit de trône au Grand Mogol Shah-Jahan et dont la queue éployée formant dossier était constellée d’émeraudes, de diamants et de saphirs ; il ne vaut pas non plus le paon d’orfèvrerie que les Anglais prirent à Hyder-Ali, le père de Tippou-Saïb, l’usurpateur pillard dont le nom est encore en abomination parmi les Hindous du sud. Quand mon ami Soupou me parle d’Hyder-Ali, on dirait que la peur le tient de voir l’antique tyran du Maïssour apparaître dans son hôtel pour s’emparer de ses meubles.

À gauche du taureau de Çiva, voici une perruche gigantesque, pareillement peinte et sculptée, mais d’un travail assez médiocre. Je la loue cependant par égards pour l’administrateur de la pagode qui nous donne des renseignements sur la fête. C’est un Hindou de caste vellaja qui parle bien le français. Mais ses discours sont confus et il donne aux divinités leurs noms tamouls que j’ai un peu oubliés. Je propose quelques noms du Nord : alors le Vellaja, charmé, me donne toute sa confiance : Les brahmes sont mandés.

Drapés dans des pagnes et des écharpes de fine mousseline blanche qui dégagent l’épaule droite, portant peint sur leur front le trisula çaktiste, emblème de la force reproductrice, les voici qui s’approchent. La teinte claire de leur peau contraste avec celle des Dravidiens noirs qui nous entourent. Le chef des Brahmes est charmé de voir un étranger qui, loin de se moquer du Brahmanisme sectaire, lui témoigne son admiration et son amitié pour une religion dont le sens profond n’exclut point la magnificence du décor. Leurs figures molles, attentives et rusées, s’éclairent. Comment ce Français, mêlé à d’autres curieux d’Europe, ne partage-t-il pas cette gaîté méprisante et protectrice qu’affiche l’Occidental devant les cérémonies des pagodes ? Aussitôt nous glorifions de concert les Divinités pouraniques, tout d’abord : Parvali, l’épouse, la Çakti de Çiva, la belle Déesse qui chevauche une perruche. C’est elle que l’on honore plus particulièrement en cette nuit sous son nom local de Kochliamballe. Puis c’est Soubramanyé, second fils de Çiva, Ganéça ou Poulléar étant l’aîné, Soubramanyé, le Mars Hindou, celui qui porte un coq sur sa bannière. Dans le Nord, Soubramanyé est plus ordinairement appelé Kartikeya ou Skanda, parfois Kandassamy. C’est donc bien le père, la mère et le fils qui s’avancent du fond du village dans un grand halo de lumière rouge. Çiva, Parvati, Soubramanyé, dressés sur des brancards, portés à épaules d’hommes, oscillent lentement au-dessus des têtes ; chacun d’eux est abrité sous un immense parasol, écarlate et blanc. Au milieu des cris de joie, les porteurs vont et viennent, le désordre est à son comble ; les brahmes s’interpellent ; un moment on a perdu les dieux de vue ; ils s’éloignaient dans une fausse direction, par un méandre de ruelles, dans la nuit. Enfin ils reviennent sous leurs guirlandes de roses et de jasmins. On dresse Çiva sur son taureau, Parvati sur sa perruche, Soubramanyé sur son paon. Chacune de ces idoles n’a guère plus de deux pieds de haut. Elles sont de cuivre doré en plein : La déesse et les dieux debout sur leur socle, sous une double arcature festonnée, ajourée, dentelée, Soubramanyé flanqué de deux petites figures de femmes. Je salue ses deux épouses, Vélyamminn et Déivaneh, filles de Vishnou, vêtues chacune d’une longue robe en velours noir qui va du menton aux pieds. Telles ces madones hispano-napolitaines que l’on habillait comme des poupées pour les montres et les processions.

Une fois dressées sur le panneau qui complète la selle de leurs bêtes, les divinités s’avancent de front. Des corvées de soixante hommes ont enlevé le tout sur leurs épaules et les brancards s’avancent au-dessus de la foule, à la lueur des torches qui se multiplient à chaque pas. Les lampadophores sont des enfants ou des jeunes garçons, peu d’hommes faits. D’autres apportent des petits vases pleins d’huile de coco, y puisent à pleine main et répandent le liquide sur les torches qui s’inclinent vers eux. Une femme suit, avec, sur sa tête, une panelle de cuivre non moins évasée que ses hanches, et qui les égale en ampleur. Cellelà aussi est une porteuse d’huile, et son torse de bronze, luisant aux feux des flambeaux, emprunte ses reflets aux tons sanglants de ses pagnes et de son court corset en brassière. Elle se perd dans le cortège qui côtoie la pagode. À droite, à gauche, des lumières volent rapidement, escortant la fuite d’un parasol sous lequel une petite divinité passe, légère ainsi qu’un oiseau d’or. Chacune représente un gardien, un pion à massue qui mène surveillance autour du temple, autour des dieux, tant les mauvais génies sont subtils, toujours prêts à nuire, si on ne s’occupe de les écarter.

Les trois idoles, toujours de front, se rapprochent du char où on va les déposer pour qu’elles parcourent sept fois la grande rue avant de commencer le tour de la pagode. La foule est si pressée qu’elle figure les flots d’une mer houleuse où flotteraient les images des dieux. Les tambours battent, la trompette géante mugit, et le grand taureau luit en éclairs d’argent avec son fardeau divin emmailloté de fleurs. Des montants du char dévalent en cascades les guirlandes de jasmin. Rappelant un démesuré lit à colonnes, ce char large de huit mètres en a six de hauteur. Et comme les roues sont disposées sur les petits côtés qui n’excèdent pas quatre mètres, ce véhicule monumental tient presque toute la largeur de la voie. Le baldaquin en est habillé de fleurs. Leurs parfums lourds se mêlent aux odeurs des sucreries, des pâtisseries, des aromates, des huiles qui flambent. C’est une fête qui s’adresse aux yeux, à l’esprit et au ventre. Le dévot hindou ne se contente point d’abstractions. Des deux côtés de la rue, comme le long de la façade du temple, scintillent les étalages des échoppes, des boutiques en plein vent, avec leurs mille petits lampions.

Au milieu du char se dresse le taureau d’argent. Il luit, tel un énorme miroir. Placé de côté, il tend le cou, et paraît s’avancer d’une allure oblique, entre la perruche et le paon, entouré d’un essaim de petits brahmes qui se sont assis sur le plateau. Les bras des fidèles poussent, le char s’ébranle. Alors les fusées s’envolent en sifflant, les flambeaux secouent leur panache de flammes, des soleils, des serpentins, des chandelles romaines montent de toutes parts, jaillissent dans l’air. Des herses se dressent chargées de feux rouges et verts. Puis tout s’embrase dans la pourpre des feux de Bengale qui brûlent sans interruption, et sur ce fond rouge les flammes des torches apparaissent vertes.

Dans une pareille cohue, le plus sage est de précéder la foule. Nous partons en avant pour nous arrêter sous la véranda d’une maison musulmane où l’on nous donne des places avec la meilleure volonté. Assis sur un banc de maçonnerie, nous ne perdons rien du spectacle. Autour de nous, au-dessus, en face, les maisons sont chargées, jusqu’aux toits, de femmes. Les pagnes et les voiles noirs, violets, verts, ou jaunes, flambés d’orange, diaprés de bleu, couleur d’aurore, couleur de sang, confondent leurs tons, s’unissent par nappes irisées où éclatent çà et là les luisants des bijoux sous la lumière frisante. Puis des pans entiers restent dans la demi-teinte d’une nuit éclairée par la lune, tandis que le bout de la rue n’est plus qu’une immense fournaise où tout, hommes, maisons, arbres, et jusqu’à l’air même, semble flamber sous une pluie de flammèches d’or, cependant que les trois divinités avancent lentement sur le fond teinté de rubis… Et je me suis décidé à rentrer, non sans peine, à m’arracher de la merveilleuse vision. Mais les fêtes ne font que commencer et je n’en manquerai pas une.


Pondichéry, 4 juin 1901.

Suivant cette vieille légende qui n’est pas encore complètement détruite, les fidèles hindous se précipitaient en masses sous les roues du char de Vishnou Djaganata, à Pouri, afin d’y trouver une mort rapide qui leur assurait l’éternelle félicité. Je crois qu’il convient d’attribuer ces prétendus sacrifices volontaires à des accidents de foule. La cohue qui accompagnait jeudi dernier les chars monumentaux de Çiva et de Ganéça à Villenour aurait pu causer de pareils malheurs si ces chars avaient consenti à rouler d’une allure tant soit peu rapide. C’était une fête de jour où les boîtes d’artifices s’essayaient à éclipser l’éclat du soleil. Mais, malgré le fracas de cette artillerie religieuse, malgré les cris d’enthousiasme des dévots en délire, le char de Çiva n’avançait pas d’un mètre par minute. Puis il resta immobile, au beau milieu de la rue, comme si une force surnaturelle l’eût cloue au sol. Le quadrige de chevaux sculptes, peints et dorés à neuf, qui se cabrait à l’avant, dans le vide, augmentait, par son allure violente, le fâcheux effet de cette panne. Le chef des brahmes, frappant en vain son front démesurément découvert par le rasoir, prodiguait les ordres. Le char refusait d’avancer. Ses dimensions égalaient, je dois vous le dire, celles d’une petite maison à trois étages, le dernier, effilé en clocheton, ajouré de fenêtres arquées, servait de demeure à un brahme. Ainsi perché, ce brahme soufflait dans une trompette de cuivre, tel Spendius dans l’hélépole que les mercenaires poussaient contre les murailles de Carthage. Mais le bétail humain attelé au char de Çiva n’obéissait pas en mesure aux accents du clairon. Les gens occupés à tirer se retournaient sans cesse pour voir si l’on poussait de l’arrière ; ou ils s’écartaient en tirant, emmenaient les cordes, si bien que l’édifice roulant, tiraillé dans des directions contraires, allait de côté, reculait. Alors les traîneurs s’arrêtaient, secouant la sueur qui ruisselait de leur torse. Les brahmes, en quête de renfort, couraient, un bâton à la main, mais le public s’enfuyait devant eux. Et s’ils étaient assez heureux pour racoler par la persuasion quelques auxiliaires bénévoles, on voyait ces dévots se dérober après avoir un peu touché les cordes du char, ne tenant pas sans doute à se mêler aux corvées que les municipalités fournissent pour ce roulage liturgique.

Irons-nous, comme jadis, organiser le halage, distribuer le blâme sous forme de coups de canne, l’éloge sous forme de bourrades ?… Mais les autorités locales m’entraînent vers la mairie : les bayadères attendent, avec Chanoumougamodélyar en personne, et nous ne pouvons décliner l’invitation. Nous voici donc assis sur des chaises sous la véranda de la mairie. La petite bâtisse n’a rien qui fasse reconnaître sa signification officielle, la présence de Chanoumouga suffit toutefois aujourd’hui à l’illustrer. Le chef du service judiciaire qui se trouve là s’étonne du peu de déférence que je montre à l’endroit du grand électeur de l’Inde : « Eh quoi, Monsieur ! Ne savez-vous pas que Chanoumouga est l’Indien le plus considérable de la colonie ? — Oui, Monsieur, je ne le sais que trop. Souffrez que, pour moi, ce propriétaire du suffrage universel demeure au rang subalterne qu’il mérite d’occuper. Oui, Monsieur, je connais Chanoumougamodélyar depuis vingt ans. C’est grâce à lui que les Hindous se sont rendus ingouvernables, qu’ils ont pris en haine et en mépris les Européens, car ces derniers ont eu l’âme assez basse pour rechercher son patronage. Sans doute, Monsieur, votre Chanoumouga réussit à faire retirer aux prêtres et aux missionnaires la direction des collèges où ils enseignaient l’amour et le respect de la France, et continuaient l’œuvre de civilisation pacifique qu’ils entreprirent depuis deux siècles. Sans doute aussi fit-il remplacer ces ecclésiastiques par des laïcs qui préparent l’émancipation des esprits par l’enseignement intégral. Sans doute même choisit-il les gouverneurs et les déplace-t-il à son gré en mettant le marché à la main à son député qui se charge d’intimider le ministre. Certes, oui, Monsieur, tout cela est vrai. Et pourtant, ne vous déplaise, vous voudrez bien placer a Monsieur Chanoumouga » à deux rangs au-dessous de moi, comme il convient, et installer à la première place le représentant du Gouverneur qui a bien voulu m’accompagner officiellement. »

Les choses ainsi réglées, sans que Chanoumougamodélyar en eût contesté l’arrangement, les bayadères vinrent et commencèrent de chanter. Elles étaient là cinq ou six, jeunes, assez petites, très noires, et vêtues avec un luxe qui dépassait de beaucoup leur beauté. Leurs caleçons de satin clair quadrillé d’or retombaient sur les lourds anneaux d’argent qui cerclaient leurs chevilles ; leurs pagnes de soie bridant les cuisses, suivant l’usage, puis ramenés en avant, s’élargissaient en queue de paon ; les manches courtes de leurs petits corsets rejoignaient les gros bracelets coudés d’or fin qui ornaient les arrière-bras. Leurs mains, jaunies de curcuma aux paumes, étaient à ce point chargées de bagues, qu’on eût dit de chacune un écrin ouvert. Leur face brune, entourée d’orfèvrerie, éclairée par les boucles et les boutons de nez, les anneaux et les pendants d’oreilles, les fronteaux et les gourmettes d’or, apparaissait plus sombre entre les houppes de jasmin qui tombaient des tempes.

Alors le chef de l’orchestre annonça que les bayadères ne danseraient point, et cela parce que le char de Çiva se trouvait enlizé dans le sable, juste devant la mairie. En effet, les bayadères ne pouvaient se livrer à des danses profanes sous les regards du dieu qui, suivant son habitude, ne montre que son nez doré entre les guirlandes de fleurs. Une des hiérodoules se livre alors à une pantomime assez gracieuse. Ses gestes naturels, sa figure expressive, tour à tour désolée et ravie, nous montrent ce qu’éprouvèrent les amantes des poèmes hindous, délaissées par leurs dieux. Puis la petite actrice commence de chanter. Sa mélopée traînante et nasillarde ne serait pas sans quelque douceur si les musiciens avec leurs clarinettes et leurs tambourins n’écrasaient la voix de la chanteuse sous leur accompagnement barbare. Enfin la bayadère se tait. On lui donne un rouleau de roupies de la part du Gouverneur, je lui colle un souverain sur le front et je m’enfuis sans espoir d’assister à la marche du Char de Çiva, définitivement bloqué dans le sable.

Tout à la fois cupides et prodigues, avares et fastueux, craintifs et enthousiastes, les Hindous prisent avant tout, dans les hommes comme dans les fêtes, la magnificence extérieure et l’ampleur du geste. Riez ! Mais je vous dirai que le don d’une misérable pièce d’or a produit un effet considérable. Quand je collai ce souverain sur le front moite de la bayadère de Villenour, un murmure flatteur passa dans la foule des notables. L’un d’eux dit même : « Voici un Français qui connaît bien les usages. C’est y obéir que de ne toucher une fille de caste qu’avec de l’or. » Cependant un autre murmurait en clignant de l’œil du côté de Chanoumougamodélyar : « Il ne serait pas longtemps le maître ici si ce Français tenait le pouvoir… on nous ferait marcher plus vite que le pas… comme dans l’ancien temps. »

Quand on me traduisit le propos, il était trop tard pour répondre. Voici ce que j’aurais dit : « Ne craignez rien, honorable chetty, un pareil malheur ne vous arrivera pas. On continuera de vous envoyer, sous couleur de vous gouverner, un fonctionnaire qui redoutera assez Chanoumouga et son député pour ne rien entreprendre sans leur congé ! Et si, par hasard, ce Gouverneur se permettait de vous gouverner, il suffira d’envoyer d’ici un télégramme à Paris pour que le Ministre rappelle aussitôt son agent. Vous avez à Pondichéry des Français qui ont soin d’accomplir vos volontés en ce sens. Pour moi, je ne suis qu’un passant, qui ne s’intéresse qu’aux monuments, aux usages anciens, à la nature et aux bêtes. »… Je reviens au dieu Çiva : aussi bien n’aurais-jepas dû m’en écarter pour si peu. Le char du dieu a mis deux jours entiers pour accomplir sa promenade solennelle. La dernière cérémonie ne s’est donc donnée que dans la nuit de samedi, je ne me suis pas fait faute d’y assister. Dès neuf heures du soir nous roulions sur la route de Villenour, aussi officiellement que possible, avec le Chef de Cabinet du Gouverneur, et des pions à baudrier. Mais, à l’entrée des faubourgs, la voiture a donné dans un cortège de palanquins, de chars, d’enfants à cheval et de porteurs de flambeaux. Des musiciens musulmans, coiffés de turbans rouges, ouvrent la marche, sur une profondeur de trois rangs. Un Hindou s’élance vers nous, dans un flot de mousseline blanche, et je reconnais l’administrateur de la pagode. Dirigerait-il une procession pour son compte ? Non point : nous croisons le cortège nuptial de son fils adoptif, et il nous prie d’assister au moins au défilé. Aussitôt on nous passe au cou des guirlandes de jasmin, on nous asperge d’eau de roses et nous regardons. Voici tout un escadron de petits garçons sous des tuniques en velours brodées, lamées d’or et d’argent, tous à califourchon sur des chevaux blancs ou gris magnifiquement harnachés. Les plus petits se tiennent à l’arçon de la selle, mais la bête va au pas, et un saïs la tient par la figure. Suivent des brancards où sont disposés des flambeaux par centaines. La route en est éclairée jusqu’au plus prochain tournant. Au milieu de ces flambeaux voici des grands palanquins rutilants où sont appliqués des figures, des déesses, des dieux, des génies, tous de dimensions colossales. Puis le palanquin de la mariée, véritable temple suspendu, rehaussé de brocart, de clinquant, de verroteries, de fleurs. Il oscille sur les épaules de cinquante hommes, peut-être. Et sur le trône d’orfèvrerie, encadrée par les arcatures légères, la mariée accroupie, figée dans une attitude de statue, lourde de joyaux, casquée de jasmin. C’est une toute jeune enfant. Sa figure ovale, couleur chamois, s’éclaire brusquement en rouge. Les inévitables feux de Bengale enflamment l’air, et le palanquin s’éloigne comme s’il flottait sur une mer de feu.

Nous reprenons notre route, emportant nos guirlandes, et bientôt nous en recevons encore. Dès l’entrée de la pagode, les Brahmes nous accueillent ; nous disparaissons sous le jasmin. Cette fois la fête religieuse se donne sur l’eau. L’étang sacré, réfléchissant les flammes des pots à feu, montre ses séries de gradins, ses portiques en cloître, fourmillant de peuple. Têtes noires, vêtements blancs, roses, écarlates, s’éclairent aux lueurs dansantes de mille torches. L’eau sombre se moire de longues traînées d’or. Assis à l’angle du grand perron, je ne perds rien de l’embarquement des dieux sur le radeau. Ses charpentes sont façonnées en manière de temple. Vraie pagode flottante, il possède son haut portique pyramidal, son gopura étage, son sanctuaire avec l’autel carré où l’on dépose en grande pompe l’image de la déesse Parvali, Kochliamballe, pour mieux dire ; c’est en son particulier honneur que l’on donne cette fête nocturne ; c’est elle qui va être promenée sur le radeau. Voici une occasion bonne entre toutes pour les buccinateurs sacrés. L’air est déchiré par les stridentes fanfares. Si les divinités pouraniques n’accourent point à cet appel, il faut désespérer de leur bienveillance. Des porteurs de pots à feu se groupent, et un pion de police, reconnaissable à son costume occidental de coton blanc, à son ceinturon noir, à son turban rouge, prend pied sur le radeau où il représente le bras séculier, l’administration des cultes. Près de moi le commissaire de police de Villenour, un magnifique Hindou, accentue, par son écharpe tricolore, le caractère officiel des choses. Un brahme s’attache à ma personne, et par l’entremise du commissaire, qui sert de truchement, je suis renseigné sur toutes les particularités de la fête. Ce sacerdote, discrètement, approuve mon enthousiasme pour cette magnifique religion assez sûre d’elle pour ne point admettre de prosélytes. On peut perdre sa caste, être exclu du brahmanisme, — de l’hindouisme, pour mieux dire, au sens moderne des mots, — mais on n’y peut pas entrer. C’est grand dommage. Pour un peu, répudiant mes origines, j’aurais demandé l’initiation au Çivaïsme !

Quelques brahmes, cependant, s’embarquent sur le radeau toujours maintenu au pied du perron par ses amarres. L’un s’assied à cropetons sur l’autel, au pied des statues dorées, dont les bras brandissent leurs attributs habituels. Çiva a dans ses huit mains le trident, le daim, l’arc, la massue, le tambour, la corde, l’épée et le disque du tonnerre. Soubramanyé a l’arc, les flèches, et le glaive, autre image de la foudre. Parvati tient une fleur du lotus dans deux de ses quatre mains. Des deux autres, l’une est dressée, dans le signe qui rassure, l’autre largement ouverte dans le signe de la charité.

Mais voici que l’on embarque les bayadères : dédiées à Parvati, elles en portent le nom tatoué sur un bras. On les aide, on les transporte ainsi que des meubles précieux. C’est plaisir de voir les soins amicaux dont on entoure ces prêtresses de l’amour profane et divin. On se les passe de main en main pour qu’elles ne mouillent point leurs pieds nus, alourdis par les anneaux d’argent qui s’étagent au-dessus de leurs mignonnes chevilles. De ces anneaux, les premiers sont cambrés au-dessus des malléoles à la façon des branches et des surpieds dans les éperons de l’antiquité classique. Les petites prêtresses ont revêtu, pour cette cérémonie solennelle, leurs plus somptueuses parures. Une réduction de casque d’or couronne leur chignon noir d’où descend la tresse à glands qui bat leurs reins bridés par les pagnes de soie pourpre. Une ceinture d’orfèvrerie les enserre. Les bras ronds disparaissent sous les armilles sans nombre. Tout luit, corsets de satin violets, verts, toujours d’un ton tranchant avec celui des pagnes, caleçons striés ou quadrillés d’or, bijoux de face, pendants d’oreilles, colliers, plaques battantes. On dirait autant de reines de Saba. Mais, si luisants que soient leurs joyaux, ils ne brillent pas autant que leurs yeux ombrés par l’antimoine.

La principale des bayadères est encore absente. On s’enquiert, on court, on la cherche. Enfin la voici qui arrive. Le retard s’explique. La belle avait à accomplir des cérémonies dans le sanctuaire. La nature de ces cérémonies, je ne l’ai point demandé. La curiosité eût dépassé les bornes. Le Çivaïsme tantrique a ses mystères sensuels et terribles que le vulgaire ne doit point connaître. C’est là un point auquel il convient de s’arrêter. Et, pour ne point s’y arrêter, la plupart des Français se font mépriser en Asie, car rien ne blesse plus l’Asiatique que cette condescendante et égrillarde familiarité par quoi tant de nos compatriotes croient les honorer. Aussi ne m’occupai-je point de la bayadère en premier, et la regardai-je passer, comme les autres, sans en parler au brahme. Mais elle s’arrêta devant moi, s’inclina et porta la main droite à son front pour me saluer avec la correction indienne la plus marquée. Sans croire un seul instant que cette politesse de faveur distinguât en rien ma personne, je regardai l’adorante. Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant la bayadère de la mairie, et combien elle était changée !

Celle que j’avais vue noire et chétive, vêtue avec un luxe de pacotille, au jour cru de la véranda, apparaissait dans la splendeur de ces fées qui, pour tenter les solitaires ascètes, émergent avec un chant d’oiseau du calice des fleurs. C’était bien elle la reine de Saba qui troubla le bienheureux Antoine, abbé du désert. Symbole de l’Inde mystérieuse et sensuelle, où la nature flatteuse et hostile attire sans cesse l’étranger pour le prendre et le garder dans son sol, de l’Inde qui garde tout, ses envahisseurs comme les enfants de sa terre, la danseuse de Çiva semblait me dire : « Regarde-moi, étranger tout à la fois puissant et fragile, impur à mon regard autant que le dernier des parias. Je suis le génie familier de la pagode, et mes pas harmonieusement comptés réjouissent le dieu qui sommeille au fond du sanctuaire où tu ne pourras jamais pénétrer. C’est pourquoi je me ris de toi en t’honorant pour la forme. Tu voudrais, peut-être, nous arracher nos secrets, pénétrer nos mystères, dévoiler nos symboles. Illusion ! C’est Maïa seule qui te guidera, et elle t’abandonnera bientôt dans les ténèbres. Tu entreras, mais sans dépasser le seuil, tu verras peu, tu entendras moins, tu ne comprendras rien et tu t’en iras au regret, pareil à tous ceux qu’a épuisés le désir de délier la ceinture de la déesse. Elle s’est résolue entre leurs mains comme la sacrée Ganga a fui entre les doigts de Çiva, comme la fumée du brasier que prétend retenir le poing fermé de l’enfant, comme le nuage qui passe en changeant sa forme, comme le souffle de la brise qui ride la surface des eaux. Réjouis tes yeux, voyageur, mais n’oublie pas que c’est là se désaltérer au mirage ! »

Oui, sans doute, petite bayadère aussi fluette et fragile que ces figurines de pâte, peintes et dorées à merveille par la main habile des mouchys, tu es bien le génie familier de l’Inde. Je vénère en toi la contrée-mère, luxuriante et aride, ses cités aussi vite élevées que détruites, ses temples dont une moitié disparaît sous l’or tandis que l’autre tombe en ruines, ses routes et ses rues où se coudoient l’infirme lépreux chargé de tous les maux dont souffre l’homme, et l’altière brahmine alourdie par ses entraves d’or. Je vénère en toi l’Inde toujours asservie et toujours libre, rebelle à ce que l’humanité moderne prétend appeler le progrès. De toi s’exhale un charme lourd et mystérieux comme les effluves des fleurs de ton pays dont le parfum nous plonge dans une pernicieuse ivresse…

Mais la voix du commissaire, ceinturé de l’écharpe tricolore, m’arracha à ma rêverie. Il m’apprend que la danseuse me remercie encore pour la pièce d’or. Et je vois la bayadère installée sur le temple flottant de son dieu. La Péri jouit, ce semble, d’un assez mauvais caractère. Adossée à l’autel de Çiva, elle glapit, jure contre un porteur de flambeau dont le pied a froissé le sien, dans la presse. Le radeau se met à glisser sur l’eau. Doucement halé par les Hindous qui tirent les cordes, il côtoie le bord, écartant la foule des baigneuses dont les épaules brillent sous la lumière des torches.

Merveilleux spectacle que ce temple lumineux filant sur le lac ! On croirait voir ces chasses miraculeuses des légendes qui traversaient les eaux en les éclairant, pour la confusion des infidèles. La surface sombre de l’étang réfléchit les traînées de feu. La foule applaudit. À ses cris de joie succède le fracas des trompes. Puis les gongs résonnent, les tambours battent. Les doucines et les flûtes commencent déjouer, et d’une voix monotone les six bayadères célèbrent la vertu des dieux. Leurs voix ne cessent de se faire entendre tant que le radeau vogue autour des gradins de l’étang. Il doit en faire sept fois le tour. Voici le premier voyage accompli. La pagode flottante s’arrête devant le grand perron. L’aspect est féerique. Des feux de Bengale allumés aux quatre angles de la pièce d’eau ensanglantent l’horizon, les premiers plans semblent fondre dans une fournaise. Devant l’autel, les Brahmes brûlent le camphre qui monte en flammes vertes, l’autel resplendit, tel un bloc de métal en fusion. Mais l’embrasement rouge domine tout. On dirait une ville en flammes dont le peuple envahit les places. Les bayadères, aux pieds de Çiva, paraissent des princesses captives chargées de chaînes d’argent. Immobiles, dans leur attitude d’idoles, elles continuent de chanter. Leur mélopée plaintive monte comme des supplications d’esclaves, leurs yeux brillent ; on croirait voir des larmes en tomber par cascades sous la clarté aveuglante de l’atmosphère empourprée.

Toujours je reverrai le pagolin d’or glissant sur l’eau noire, pareil à une image de rêve. Et j’ai pensé aux fêtes de Moloch dévorateur, aux temples de Babylone avec ses hiérodules prostituées, aux temples de Troie s’abîmant dans les flammes, écrasant dans une ruine commune les autels et les prêtresses suppliantes serrées en troupeau aux pieds de leurs dieux impuissants, j’ai vu Ulysse et Diomède ravissant le Palladium, Ajax et Cassandre, les reines traînées, joyaux de chair et d’or, j’ai entendu la voix puissante des vainqueurs, les plaintes et les prières inexaucées des vaincus…

Les lumières mouraient partout. L’obscurité nous enveloppait peu à peu. Seul le temple lumineux continuait d’avancer sur l’eau qu’il éclairait en rouge. Des fusées, de l’autre côté de l’étang, couronnaient, par instants, son pinacle d’une nuée d’étoiles filantes. Et je partis qu’il était deux heures du matin, ébloui, étourdi, charmé, énervé par les senteurs entêtantes de guirlandes de roses et de jasmin. Le long de la route, sous les grands arbres, les Hindous filaient par longues processions paisibles. Au milieu, les petites charrettes à bœufs grinçaient. Par les fenêtres carrées des boîtes peintes à fleurs se montraient des figures de femmes encadrées de voiles brillants. Toutes portaient sur leur front l’insigne sacré peint entre les sourcils, et certaines étaient si pâles qu’on les eût dites éclairées par la lune. Mais les saïs, les pions, écartent la cohue des chariots, on bâtonne à tel point un zébu et son vindikarin récalcitrant que la pitié me prend. La femme qui se blottit, effarée, sous le berceau de son char, est tellement belle que je la laisse passer en avant, et je passe au cou de son bœuf, aux cornes dorées, une guirlande de fleurs. Les roues continuent de crier, les gens de s’encourager, les clochettes de sonner, par un vieux reste d’habitude, on se range encore devant la voiture du Gouverneur. Les mendiants nous escortent en nous implorant d’une voix lamentable, et l’un d’eux nous flanque en faisant la roue. C’est à croire qu’un des diables de la pagode nous honore de sa conduite. Il est suivi par quelques buccinateurs, dont les cuivres jettent la terreur parmi tous les bœufs attelés. Mais les chevaux laissent vivement tout cela derrière eux, et, jusqu’à Pondichéry, nous retrouvons la paix majestueuse de la nuit. Seuls les oiseaux nocturnes donnent de la voix en coupant la route de leur vol silencieux et mou…