Dans l’Inde du Sud/4

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 111-121).


IV

PONDICHÉRY : Les pénitents du Maïlom.


Pondichéry, 26 juin 1901.

… Voici donc la mésaventure de ces pénitents. Mais, tout d’abord, vous devrez remarquer que le bouddhisme n’a eu que peu de succès dans l’Inde, et cela, pour vous en donner une raison entre mille autres, à cause du peu d’importance que cette religion attache aux œuvres, si l’on prétend en tirer le salut. Et l’importance que les Hindous attribuent aux œuvres est énorme. Prenant toujours au pied de la lettre les préceptes de leurs vieilles lois, qui recommandent d’exercer la charité, les dévots se croient obligés d’offrir, de temps à autre, de vrais festins à une multitude d’indigents. Le caractère indien pousse tout vers l’ostentation. Une œuvre charitable ne vaut donc, à leurs yeux, que si le pays tout entier la connaît. Là donc, tout comme dans les mariages, c’est à qui se saignera aux quatre membres pour paraître. La concurrence pèse sur tous. Et l’on en est venu à payer les pauvres pour les décider à accepter l’aumône nourricière. Ce sont les obligés qui dictent la loi aux bienfaiteurs.

La grève des pauvres à la fête de Maïlom fat sans doute une revanche sociale. Ils se refusèrent à manger le repas que les pénitents avaient fait vœu de leur offrir. Les serviteurs des villages avaient pourtant tout préparé avec le plus grand soin. Le riz accommodé au mieux, le poisson épicé, le carry, le mouloukoutany, — c’est un bouillon de poule, poivré, et de la plus haute saveur, — toutes sortes de mets étaient là, disposés dans des jattes de cuivre, ou sur des assiettes en feuilles de nénufar, ce qui est la perfection du genre. Le couvert était mis sur le sol pour soixante personnes.

Vous vous imaginez peut-être que parmi les misérables, réunis là au nombre de plusieurs milliers, le pénitent, qui dressait le buffet, n’aurait que l’embarras du choix. Grande est votre erreur. Les affamés professionnels savaient que la quantité des pénitents aumôniers était considérable. Ils supputèrent donc les festins à consommer : cette fête de Maïlom réunissait, en effet, des centaines de pèlerins qui s’étaient engagés à nourrir — chacun pour une fois — de cinquante à soixante pauvres. L’offre, en un mot, dépassait la demande.

Insensibles aux montagnes de riz d’où montaient les vapeurs du gingembre, du coriandre, du tamarin, que sais-je encore ! — les indigents étaient la, assis en longues files, sur leur derrière, drapés avec dignité dans un semblant de pagne, ou même en l’état de complète nudité. Ils se seraient plutôt laissé mourir de faim que de toucher aux victuailles du pénitent qui ouvrait la série. Et celui-ci, désolé, voyant tout le bénéfice de ses offrandes s’envoler avec la fumée de ses plats, se décida à offrir aux pauvres récalcitrants une roupie par tête, pour qu’ils consentissent à se nourrir. Mais les jeûneurs par spéculation mirent leur estomac aux enchères. Le pénitent dut payer plusieurs roupies à chacun des dîneurs. Alors seulement ils condescendirent à manger. La manœuvre avait trop bien réussi pour ne pas continuer. Ce fut la ruine pour les dévots.

Un autre Hindou m’a affirmé qu’il n’en allait pas autrement de ses concitoyens convertis au christianisme. Une riche Indienne, catholique, ayant contracté le vœu de nourrir des pauvres à l’occasion de la fondation d’une chapelle qu’elle érigeait de ses deniers, dut payer une grosse somme au syndicat des pénitents du lieu afin de trouver qui s’assouvirait avec son riz. On a dit que jadis, dans la très vieille Inde, quand un créancier ne pouvait rien tirer de son débiteur, il s’installait devant la porte du mauvais payeur et dénonçait sa ferme intention de se laisser mourir de faim, sur la place, si on ne lui donnait pas satisfaction. On dit même que certains de ces harpagons hindous allèrent jusqu’à exécuter leur menace. Ils périrent d’inanition sur le seuil de leurs obligés, qui furent déshonorés pour jamais.

C’est Soupou qui me conte ce dernier trait, en soupirant sur la dureté des temps. Notre « pousse » — ainsi appelle-t-on, à Pondichéry, ces légères voitures que deux ou trois coolies poussent par derrière, tandis que l’on se dirige avec le guidon de l’avant-train — roule par les rues du Bazar. Ce Bazar est le seul point de la ville où règne un peu d’animation. Il fut construit en 1825 sur l’emplacement de l’ancienne église des Missions. Retenez bien, à ce propos, que presque rien, à Pondichéry, n’est antérieur au règne de Charles X. Tout, maisons, rues, avenues, monuments, fut élevé, percé, fondé à cette époque où la petite ville connut sa plus grande prospérité. Le gouvernement assurait l’ordre. Tout à la fois ferme et paternel, il faisait respecter les usages. C’est ainsi que le 17 juillet 1826, défense fut faite aux Indiens des deux sexes « chrétiens, maures, gentils ou parias » de prendre le costume des « topas, ou gens à chapeau » — ce sont les métis, les eurasiens des Anglais — et cela ce sous peine de vingt-cinq coups de rotin et de vingt-cinq roupies d’amende ». Il est vrai que, le 24 du même mois, on réorganisait l’administration de bienfaisance et qu’on créait des ateliers de charité.

Autres temps, autres mœurs. Aujourd’hui, les Hindous de l’Inde française sont citoyens, tout comme nous, électeurs, éligibles et exemptés de la conscription. Ils peuvent porter des chapeaux, des jaquettes, des pantalons et des souliers. Aucun n’en use. Tous gardent le costume traditionnel, les pagnes, l’écharpe, le turban. C’est à peine si quelques-uns endossent un veston de surah ou de kaki, voire d’alpaga gris. Un vieux peuple dans une ville neuve, tel est le caractère de Pondichéry. On y chercherait en vain des choses anciennes. Le mobilier des maisons créoles, en vilain acajou, présente les vestiges de ce luxe bourgeois qui fut l’honneur de la France à l’époque de Louis-Philippe. Je n’ai jamais vu un meuble, un objet antérieur à ce règne. Seules les gravures de l’hôtel Soupou, pour tout dire, datent pour l’histoire archéologique du Pondichéry européen.

C’est à peine si, parmi quelques anciennes bâtisses, il convient de citer la petite pagode de Ganéça dont la curieuse façade se voit dans la rue d’Orléans. Celle-là date sans doute des premières années du xviie siècle ; en tout cas elle serait antérieure à la fondation de la ville elle-même, si l’on en croit les traditions.

Nous passons devant des changeurs ; ils nous proposent des monnaies datant pour le moins de l’invasion macédonienne. Les marchands de cuivres m’offrent des dieux, des lampes, des trépieds, des réchauds. En voici un qui, serrant sur son cœur une déesse’de bronze, prétend nous distancer à la course. « Achetez ! Achetez ! » Voilà l’unique refrain. Jamais, paraît-il, les affaires n’ont été aussi mauvaises. Nous passons. Voici la petite fontaine à vasque anguleuse. Filles et femmes se pressent autour de l’eau jaillissante avec leurs grandes pannelles de cuivre. Le vase est si lourd, une fois plein, que ce n’est pas trop de deux voisines pour aider la Rébecca pondichérienne à le charger sur sa tête. Puis elle s’en va, ferme sur ses hanches ; un bras gracieusement arrondi soutient le gros vaisseau de cuivre qui luit aux feux du couchant.

Il est cinq heures du soir. Le soleil décline à l’horizon. La vie reprend, dans ces rues jusqu’à cette heure à peu près désertes. Les portes à bossettes de fer s’ouvrent, chacun sort de sa maison, va, vient, vaque aux emplettes. Les draperies bariolées des femmes tranchent dans cette foule d’hommes noirs, uniformément vêtus de blanc. Des petites filles, le buste nu, les reins ceints du long jupon plissé, évasé du bas, qui est la robe d’intérieur, filent comme des rats le long des boutiques. Certaines portent un marmot, presque aussi gros qu’elles, et nu comme un ver, à califourchon sur la hanche. Les yeux de gazelle brillent, mangeant la face brune, toujours chargée de bijoux, de ces fillettes qui sont déjà de petites femmes. Toutes ont des mines soupçonneuses et sournoises, leur démarche est pleine d’une grâce ingénue et barbare. Certaines mordent dans un fruit avec des grimaces de singe, leurs gestes sont souples comme ceux des chats.

Quand nous prenons une ruelle étroite, la fuite éparpille ces filles devant le pousse, tel un essaim de papillons diaprés qui s’envolerait d’un buisson. Leurs ancêtres ne devaient point s’enfuir d’une plus vive allure quand arrivaient les Mahrattes. Celles qui n’ont pu s’esquiver, faute d’issue, se blottissent contre un mur, avec des regards épouvantés de bête forcée et des cris de détresse, comme si leur dernière heure était venue, pour le moins. La vue de Soupou ne réussit pas à calmer leur terreur. J’offre de la menue monnaie d’argent à ces effrayées. Vaine manœuvre ! Elles se cachent le visage et poussent des hurlements lamentables, je vois leurs larmes dévaler en cascades de perles, à travers leurs doigts, inondant les rosaces d’or qui chargent leurs narines frémissantes. L’enfant, toujours à califourchon, se cramponne au cou de la porteuse. Pareil à un petit saint Jean de terre cuite, parfois à une grenouille, il ouvre démesurément une bouche muette d’angoisse. Je suis décidément mal vu. On refuse mes présents. Je renonce à apprivoiser cette engeance. J’interroge Soupou. Sa réponse est invariable : « Que voulez-vous, monsieur, ça ne sait pas. »

Et il parle à ces fillettes — pour les rassurer, je pense — d’un accent tellement sec, qu’elles demeurent atterrées, jusqu’à ce que la place leur devienne suffisante pour s’enfuir. À la vérité, je crois que Soupou, pareil en cela à ses compatriotes, est jaloux de toute la population féminine de Pondichéry. Il voudrait me servir de guide, me promener sans que je puisse rien voir. La vue des marchands de cotonnades, de riz, de grains, qui bâillent, assis en tailleur sur leurs étaux, entourés d’oisifs non moins considérables, doit me suffire. Si j’ai le malheur de lui dire : — Regardez donc, Soupou, la jolie créature en corset noir, oui, là, à droite, qui a de si beaux bras, là, devant les verroteries !…

Soupou Krichnassamy tourne aussitôt la tête vers la gauche, avec un air gêné, qui donnerait à croire que je lui tiens des propos déshonnêtes. Cependant Soupou ne cesse de me vanter les mérites et les vertus de sa femme. Chaque matin, il me dit : « Si elle n’était pas en pèlerinage à Madras, je vous aurais mené chez elle. Mais vous la verrez demain. » Ce jeu dure depuis bientôt deux mois. La femme de Soupou ne revient jamais.

Mais, chose admirable, voici justement Soupou qui rentre de lui-même dans ce sujet :

« Il y a chez ce marchand de beaux pagnes. Voulez-vous les voir ? Ce sont ceux-là dont ma femme vous a parlé. »

Du coup, je lève la main qui tient le guidon du pousse. Les coolies continuant de courir, notre véhicule, sans direction, va donner dans une grosse femelle de buffle. Les flancs de la bête, plus ventrus qu’une barrique, résonnent. Le bufflon qu’elle allaite, est serré contre un mur. Un moment je crains que la mère ne nous envoie dans les airs d’un coup de ses immenses cornes arquées. Il n’en est rien. La bufflonne s’en va, secouant son nez où est passé un anneau de fer. Son fils trotte lourdement derrière, et Soupou continue son histoire. Sa femme avait dû me dire où se fabriquaient les plus beaux bracelets. Il précise : « Mais d’ailleurs vous le savez bien. Elle vous a dit avant-hier… Comment, vous ne l’avez jamais vue !… Ce n’est pas possible[1]. »


  1. Je dois dire que j’ai quitté Pondichéry et l’Inde, cinq mois après cet entretien, sans avoir jamais eu l’avantage de voir Mme Soupou Krichnassamy.