Dans l’Inde du Sud/5

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 122-129).


V

PONDICHÉRY : La maison d’Ananda-Rangapillei.


Pondichéry, 28 juin 1901.

J’ai visité hier les deux maisons indiennes de Pondichéry qui passent pour les plus vénérables et par leur ancienneté et par l’importance des hommes qui y vécurent au temps de Dupleix. Ce sont celles d’Ananda-Rangapillei et d’Apa-Poullé.

Ananda-Rangapillei, de son vivant courtier de la compagnie française des Indes, chef des Malabars de Pondichéry, mansubdar de trois mille chevaux, commandant du fort et du district de Chinglepettou, compte parmi les personnages les plus considérables dans le drame court et brillant de notre domination précaire en Inde. Il naquit à Madras au mois de mars 1709 et mourut à Pondichéry le 11 janvier 1761. Pendant quinze ans, il avait été le Diwan de Dupleix, son agent le plus écouté.

La charge seule de mansoubdar (commandant en chef) de trois mille chevaux, valait, au temps des Empereurs de Delhi, plus de deux cent mille roupies de traitement annuel. Le titre de courtier de la Compagnie valait encore davantage. Son titulaire occupait la première place après le Gouverneur français. Il suffit de parcourir les volumineux mémoires laissés par Ananda-Rangapillei, conservés avec soin à Pondichéry, par M. Gallois Montbrun, pour se faire une idée des bénéfices que pouvait rapporter cette position. Dans cette Inde où tout se vendait à l’encan, où tout se vend encore aujourd’hui, de manière plus déguisée, peut-être, il est certain que notre Hindou profita, dans la mesure du raisonnable, des exactions de Dupleix, et surtout de celles de sa femme dont la cupidité est demeurée légendaire.

On sait que Dupleix se faisait compter des sommes considérables pour rendre des décisions favorables dans les affaires de succession. En 17/16 il reçoit ainsi cent mille huit cents francs, pour n’en citer qu’un exemple. Si sa présence à un mariage indigène lui était payée deux mille cinq cents francs, — ce temps heureux n’est plus, hélas ! — Ananda-Rangapillei, plus modeste, se contentait du dixième.

C’est en lisant les mémoires inédits d’Ananda — et j’en fais traduire sans cesse des passages — que l’on apprend à connaître Dupleix. Si le politique demeure intéressant à étudier, l’homme privé apparaît sous des espèces misérables. Son orgueil exaspéré, monstrueux, puéril, est celui des comédiens les plus réputés. Les flatteries les plus grossières, les plus basses, sont celles-là mêmes qui le touchent au plus profond. Qu’on le compare à Louis XIV, il sourit avec condescendance, sans sourciller. Vous connaissez son avidité. N’oubliez pas, cependant, qu’il fut homme de son temps, de ce temps, où les manieurs d’argent ne distinguaient point entre leur épargne personnelle et les deniers de l’Administration. Sans doute Dupleix fit dans l’Inde une fortune énorme. Mais il quitta cette Inde aussi pauvre qu’il y était entré. En la seule année 1754, il avait consacré treize millions et demi de son avoir à l’établissement de notre domination.

Aussi bien est-il, sinon impossible, du moins fort difficile de juger un homme d’aussi grande espèce, avec nos scrupules modernes et notre esprit d’ordre, méticuleux et tracassier, bureaucratique, qui rend impossible toute entreprise aventureuse. Quand bien même il devrait y avoir au bout un avantage majeur pour la patrie, la société ne permet plus à l’activité individuelle de se développer sans son concours, sans son contrôle, pour mieux dire. Elle condamne l’homme indépendant à voler avec des ailes de plomb. Et c’est là un des grands malheurs de notre temps. L’esprit d’examen, toujours timoré, envieux et médiocre, a tué l’action. La collectivité prétend dicter partout sa loi à l’individu ; capable tout au plus d’exercer une surveillance, elle est impropre à l’action par laquelle seule on devient grand en ce monde. Primum vivere, deinde philosophari ! — De tous temps l’Inde a philosophé avec ses dieux et ses brahmes ; de tous temps elle a subi le joug de maîtres sans frein. Ayant préféré le livre à l’arme, l’idée au fait, elle s’est laissé dicter la loi par l’épée.

La vie d’Ananda est remplie par l’éphémère suprématie des Français dans l’Inde, suprématie que des rêveurs prétendirent établir sans la force, comme si la conquête par les armes n’était pas la fin nécessaire de toute entreprise coloniale. Il naît lorsque la France commence à s’établir dans le Coromandel et le Carnatic en y fondant des comptoirs ; il meurt quatre jours avant la démolition de Pondichéry par les Anglais. Sa maison, dans cette ruine, fut cependant respectée, si l’on en croit les témoignages de la famille. Je ne saurais, à vrai dire, m’en porter garant. Les maisons hindoues, dans le sud de l’Inde, semblables en cela aux pagodes et aux forteresses, ne présentent aucun caractère particulier qui permette de les dater avec certitude. Celles qui, par grand hasard, sont ornées de sculptures, ont été souvent composées de pièces et de morceaux empruntés aux édifices beaucoup plus anciens. Il faut aussi compter avec les exagérations des historiens, toujours mal renseignés ou infidèles par système. Tenez pour certain que le fameux sac de Pondichéry par les Anglais, en 1761, en cela pareil à la plupart des sacs, ne s’étendit que sur une faible partie de la ville. Les descendants d’Ananda affirment que la perte se réduisit à la démolition des fortifications et de cent quatre maisons européennes dont l’ensemble constituait le comptoir. Aux réclamations des propriétaires, la Compagnie aurait objecté que le million, qu’on lui réclamait pour la réédification de ces immeubles, ne devait pas être payé aux impétrants, parce que « la plupart ont été bâtis par vols et rapines qu’on lui a faits. Les mêmes propriétaires sont en état de les rebâtir. Quant aux maisons des noirs qui ont souffert, l’emplacement qu’elles occupent en fait tout le prix… etc. » Je vous cite le texte même de la note conservée dans la famille du fameux courtier.

Sa maison, ainsi que toutes celles des Indiens anciens et modernes, est établie sur le type classique en Orient. Une cour rectangulaire occupe le milieu. Tout autour courent les galeries sur lesquelles s’ouvrent les chambres. Au fond de la cour, en face de l’entrée, est la porte des appartements privés, où nul profane ne pénètre. Peu ou point de jours sur le dehors, et encore sont-ils défendus par des grilles à petites mailles, aveuglés par des volets de bois pleins, des moucharabis, des persiennes à lames serrées. L’air et la lumière viennent de l’espace central, de l’atriam, pour employer l’expression des architectes latins. Les piliers qui soutiennent les corbeaux des galeries présentent leurs chapiteaux en T, suivant les traditions de l’Assyrie et de la Perse. Certains sont assez finement sculptés, tout comme le cadre de la porte extérieure. Aux murs, blanchis à la chaux, sont suspendues des peintures contemporaines de Louis XV. Voici le portrait d’Ananda lui-même, en costume de cérémonie. Au cimeterre près qui garnit sa ceinture, le Diwan de Dupleix est vêtu comme le marié, beau-frère de Naranyassamy, dont je vous parlais récemment : même turban, même tunique blanche. Sa physionomie est lourde, grave et sournoise. On sent tout ce que ce gros homme devait posséder de dissimulation, de prudence humaine, comme on dit. Autour de lui s’alignent les parents, les descendants, les alliés, les amis, pareillement vêtus de blanc. Et c’est tout ce qu’il y a à voir dans ce logis où les meubles manquent. Quelques consoles en bois de shisham, repercé, ciselé, ouvrages de Bombay tels qu’on en fabrique encore, supportent des statuettes peintes. La confection de ces petits objets est encore aujourd’hui une branche du commerce pondichérien. Mais les figurines que je vois là ont, pareilles en cela à toutes les œuvres bien exécutées, gagné avec le temps. Les couleurs tranchées ont pris sous le vernis des teintes chaudes et profondes qui rendent l’ensemble harmonieux, lui retirant cette allure d’objets frais et luisants, sentant la pacotille, le bazar, qui nuit tant aux poupées neuves des mouchys. Dans les objets anciens les proportions sont meilleures ; les jambes ne sont pas ridiculement écourtées ; les pagnes, toujours talaires, tombent naturellement, et leurs plis ont du mouvement.