Dans l’Inde du Sud/7

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 143-155).


VII

PONDICHÉRY : Le tandou Sandirapoullé.


Pondichéry, 30 juin 1901.

Le pion Cheick Iman m’a remis l’autre matin trois cartes de visite. Sur la première s’alignent les titres honorifiques de T. A. Sandirapoullé : Président honoraire du Comité consultatif de jurisprudence indienne — chevalier de la Légion d’honneur — officier d’Académie — Médaille d’or de 1re classe — Canne à pomme d’or.

Cette dernière dignité me permet de reconnaître Sandirapoullé, mieux que son nom, oublié par moi depuis longtemps. Est-il possible qu’il soit encore vivant, ce petit Adieux basané, au nez chaussé de lunettes d’argent, que l’on nous montrait, il y a vingt ans, dans les rues de Pondichéry, comme un personnage légendaire. Gravement, il s’avançait à pas comptés, s’appuyant sur cette haute canne à grosse pomme d’or, léguée par son arrière-grand-père Ramalinga. Et l’histoire de cette canne est tellement glorieuse que personne ne s’avisait de trouver le vieux Sandirapoullé ridicule, malgré son turban dressé en façon de tour et son extraordinaire jupon plissé, en mousseline blanche, qui par son épanouissement nuageux rappelait un gigantesque tutu de danseuse.

Sandirapoullé est bien vivant ; à telles enseignes qu’il m’adresse une invitation pour ce soir. Il donne une grande soirée où dansera, devant un public choisi, la plus renommée des bayadères de Tanjore. Sandirapoullé, vu son grand âge, — il a dépassé quatre-vingts ans et est aux trois quarts aveugle, — s’excuse, par l’organe de ses fils, de ne pas venir en personne. Les deux fils sont là, qui attendent. Comment ne point les recevoir ! L’un se nomme Tandon Sandira Souprayapoullé ; l’autre Tandon Sandira Ramalingapoullé. Tous deux exercent la profession de « rentier », ainsi qu’il est écrit sur leurs cartes, et demeurent rue des Vellajas, dans la ville Noire. Les fils de Sandirapoullé « canne à pomme d’or » m’ont conté par le menu l’histoire de leur illustre ancêtre Ramalinga ; ils m’ont remis un mémoire justificatif avec pièces à l’appui. Je crois maintenant connaître le fond de cette affaire Ramalinga qui, commencée sous le règne de Louis XV, ne prit sa fin qu’au commencement du siècle dernier, bien après la mort de l’intéressé, si tant est qu’on puisse considérer comme une fin l’allocation annuelle de quatre mille francs que sert le gouvernement français aux descendants de ce Ramalinga qui nous fit bénévolement crédit de plusieurs millions, et en demeura à découvert. Ses héritiers continuent aujourd’hui, sans se décourager, leurs démarches, dans l’espoir chimérique que la France consentira à liquider sa dette. Je n’ai pas réussi à leur prouver l’inanité de leurs espérances, même en leur citant la phrase fameuse d’un grand homme d’État : « Malheur aux nations reconnaissantes. »

Ramalinga comptait parmi les Hindous notables de Pondichéry à cette triste époque où le comte de Lally-Tollendal s’épuisait à lutter contre l'activité des Anglais, la lâcheté de l'entourage de Louis XV, la perfidie à peine voilée des agents de la Compagnie française à Pondichéry, et la sournoise mauvaise volonté de ses propres troupes. De celles-ci, d'ailleurs, la solde n'était que rarement payée, et chaque jour elles menaçaient de se révolter et de piller la ville de Pondichéry, où le faste insolent des traitants de l'école de Dupleix prouvait aux gens de guerre manquant de pain que, suivant l'expression vulgaire, « l'argent n'était pas perdu pour tout le monde ».

Une légende veut que les derniers paquets de mitraille, tirés en 1761 par les défenseurs de Pondichéry, aient été des pagodes d'or et des roupies d'argent. Comme les projectiles manquaient, un Hindou serait venu trouver le comte de Lally-Tollendal, avec un chariot plein d'espèces monnayées, et le pria de s'en servir pour charger ses canons. On a même écrit que les chirurgiens de l'armée auraient trouvé, dans les plaies de leurs blessés, des monnaies au lieu de morceaux de fer et de plomb. C'était confondre la chose avec l'idée, si l'on peut dire, et donner un corps à une simple métaphore. S'il est vrai que les derniers coups de canon furent tirés avec l’argent de Ramalinga, rien ne l’est moins que de soutenir que ces canons furent chargés avec cet argent.

En cette circonstance comme dans les autres, Ramalinga mit toutes ses ressources au service du général en chef des armées du roi à Pondichéry. Dès le 28 avril 1758 Lally-Tollendal était entré en relations avec Ramalinga. Il s’agissait de ravitailler le corps français occupé à assiéger les Anglais dans le port Saint-David, après la prise de Goudelour. Ce corps manquait non seulement d’argent, mais encore de vivres à tel point qu’on craignait de voir les hommes affamés se mutiner et se débander. Les membres du Conseil de la Compagnie des Indes avaient inauguré la politique d’obstruction qu’ils ne cessèrent de suivre en dilapidant les sommes affectées à la guerre, et se refusant à fournir les subsistances, les transports, voire l’artillerie, sous prétexte que le numéraire manquait. Ainsi les pires ennemis de Lally ne furent point les Anglais, mais bien ces Français mêmes qu’il avaient charge de défendre… Passons !…

Et, cependant, je ne puis m’empêcher de songer à cette iniquité. J’ai consacré de longues heures, dans la paisible bibliothèque de Pondichéry, avec mon vieil ami Bourgoin qui l’administre soigneusement, à feuilleter les registres des délibérations de la Compagnie. Partout j’ai trouvé les preuves du mauvais vouloir qui accompagne l’infortuné Lally depuis son arrivée dans l’Inde jusqu’à son odieuse condamnation, suffisante pour déshonorer un règne…

Le comte de Lally-Tollendal fit donc mander Ramalinga aux premières heures du matin et, par les promesses les plus flatteuses, il le décida à ravitailler le corps assiégeant. Ramalinga ne perdit pas un instant. Bien qu’une distance de quatre lieues séparât le fort Saint-David de Pondichéry, avant midi les troupes françaises pouvaient faire un repas suffisant. Pour reconnaître ce service, Lally nomma, le jour même, Ramalinga Aroumhatté, c’est à dire fournisseur en chef des armées françaises. C’était là une charge plutôt onéreuse, car la Compagnie était dans l’impossibilité matérielle de solder un seul de ses créanciers. La confiance traditionnelle des Hindous envers la Compagnie, dont la sage administration et l’honnêteté des Martin et des Dumas fonda le crédit, avait été trop rudement ébranlée par les dilapidations de Dupleix et les malversations de ses successeurs pour que le malheureux Lally pût en attendre quoi que ce fût. Le dévouement de Ramalinga fut donc une exception, et sa conduite ne saurait être assez louée.

Je n’irai pas jusqu’à vous dire que ce fournisseur modèle n’ai point demandé de garanties. Pour se couvrir d’avances dont l’importance allait toujours s’augmentant, Ramalinga reçut à ferme les revenus des provinces. Mais il dut encore avancer à la Compagnie des Indes cinquante mille roupies sur le prix de l’ancienne ferme dont les tenanciers déchus n’avaient point acquitté les arrérages. On exigea de lui d’autres versements encore plus considérables. L’argent devait à cette époque être terriblement commun dans l’Inde ! En 1760 la créance de Ramalinga s’élevait à trois millions de roupies, soit un peu plus de sept millions de francs. Si l’on calcule que l’intérêt moyen était de dix-huit pour cent, on est effrayé par le chiffre que devait atteindre la dette au bout de quelques années.

Jamais les affaires de la France en Inde n’avaient été plus mauvaises, et Ramalinga nous demeurait obstinément fidèle. Ambassadeur de la Compagnie auprès des Mahrattes, il réussit, en cette même année 1760, à conclure avec leur chef Morari Rao un traité assez avantageux. Il continua d’entretenir à ses frais le gros de cavalerie dont il était propriétaire commandant, sans qu’on lui en payât la solde. Et cette fidélité est d’autant plus admirable que nos ennemis faisaient à Ramalinga les propositions les plus avantageuses, s’il consentait à abandonner notre cause et à passer aux Anglais avec ses troupes et son argent.

Le colonel Coate, commandant des troupes anglaises, lui écrivait, le 4 décembre 1760, en ce sens. Et, le même jour, le nabab Mahmoud Ali Khan envoyait à Ramalinga la lettre suivante, que m’a communiquée son fils aîné : « J’ai appris que vous étiez arrivé à Tingar avec la cavalerie et l’infanterie ; je vous engage à venir me trouver à Achur avec tous vos gens. Si vous venez, je vous ferai enrôler tous vos cavaliers et fantassins, et vous serez payé sans difficulté. Comme les Français vous ont traité, moi je vous traiterai. Si tous vos ennemis arrivaient ici pour vous desservir, je ne les écouterais pas, parce que vous êtes un homme capable. C’est pourquoi je vous écris. Je vous donnerai un paravana (sauf-conduit) pour faire sortir de Pondichéry tous vos effets et toute votre famille. Soyez assuré que cette lettre que je vous écris vaut dix mille paravanas. »

Six semaines plus tard, les Français étaient battus à Wandiwash par les Anglais de Coate. Vous connaissez la triste histoire de cette bataille où l’inqualifiable conduite de M. d’Aumont, qui refusa de charger avec la cavalerie à la suite du comte de Lally-Tollendal, prépara notre défaite, accentuée par la lâcheté des marins qui composaient notre extrême gauche. En cette funeste journée, la seule brigade de Lorraine tint une conduite honorable, avec le régiment de Lally. Les troupes de Ramalinga n’étaient point à cette affaire. Elles avaient dû garder leur poste de Thiagar avec la garnison que Lally y laissa, en se repliant sur Pondichéry.

Quand cette dernière place se rendit, le 15 janvier 1761, Ramalinga conduisit sa cavalerie auprès d’Hyder-Ali et la mit à son service, demeurant ainsi fidèle à la France qu’il avait aidée de ses deniers jusqu’aux derniers jours du siège. Il était encore dû à Ramalinga plus de la moitié des trois millions avancés par lui, sans compter le prix de ses récentes fournitures. La perte qu’il éprouva par la dépossession de sa ferme, au moment où il allait en toucher les revenus territoriaux, acheva sa ruine.

Lors de la reprise de nos établissements, en 1765, une commission, nommée par la Compagnie, s’occupa de liquider la gestion de cet extraordinaire créancier qui se trouvait ruiné à plat, sans avoir voulu abandonner son service. Comme toutes les commissions administratives, celle-ci paraît avoir procédé avec la plus sage lenteur. Au bout de huit années (4 septembre 1773), le Conseil supérieur de la Compagnie des Indes, ouï son rapporteur, décidait que Ramalinga ne serait obligé de payer ses créanciers qu’après la liquidation définitive de ses comptes avec ladite compagnie, et elle faisait défense auxdits créanciers d’exercer aucune contrainte vis-à-vis de l’intéressé.

Ramalinga n’en était donc plus à réclamer son dû, mais à implorer la protection de la France pour ne pas être exécuté et emprisonné comme débiteur insolvable. Il n’avait gagné, à nous servir, que le droit de porter la grande canne à pomme d’or, insigne honorable et recherché pour son excessive rareté. Cinq années s’étaient écoulées depuis qu’il avait remis à la Compagnie ses pièces de comptabilité, et à grand’peine avait-il pu trouver l’argent nécessaire au paiement de ses écrivains « qui ne travaillent qu’autant qu’ils sont payés ».

Ramalinga n’était pas au bout de ses peines. Vingt années passèrent avant qu’un arrêt du Conseil de Paris en date du 13 février 1791 liquidât sa créance à la somme totale de 2 137 790 francs, tant en principal qu’en intérêts. Sur cette somme étaient prélevés 600 000 francs comme représentant le fonds d’une rente viagère de 6 000 francs que l’on devait servir à son fils Souprayapoullé. Car j’ai oublié de vous dire que Ramalinga était mort bien avant que l’on eût pris envers lui cette décision réparatrice. Au total, les créances liquides de la succession de l’ancien fournisseur dépassaient le chiffre de trois millions.

Vous croyez, peut-être, que l’héritier en toucha quelque chose ? Grande est votre erreur. Nonobstant le prononcé de cet arrêt du Conseil, officiellement annoncé, le 4 mai 1792, au ministre de la Marine par son collègue de l’Intérieur, Souprayapoullé, demeura frustré comme devant. Le gouvernement de la Terreur, le Directoire, le Consulat se succédèrent, puis l’Empire, et Souprayapoullé ne toucha rien. Sa nombreuse famille était dans la plus profonde indigence, lorsqu’en 1817, la France de Louis XVIII, ayant récupéré ses possessions de l’Inde, se décida à donner au fils de Ramalinga une allocation annuelle de 2 000 francs, sur les fonds de la colonie. Mais cette largesse ne fut officiellement approuvée qu’en 1820.

Puis la pension fut doublée, de telle sorte qu’aujourd’hui, le vieux Sandirapoullé et ses deux fils vivent d’un secours annuel de 4 000 francs, soit un et demi pour mille, environ, du capital primitif. La France, d’ailleurs, n’a jamais renié sa dette. Mais, si l’on suppute les intérêts au taux le plus modique, elle doit aujourd’hui quelque chose comme une dizaine de millions à ce petit vieux qui a le droit de porter la canne à pomme d’or que lui léguèrent ses ancêtres. C’est pour cette distinction honorifique que l’antique Ramalinga se ruina, lui et ses descendants.

À vrai dire, je crois que les millions de la France ne leur auraient guère profité. Si je m’en rapporte à l’invitation de Sandirapoullé, je crains que ce vieillard, « Président de la Société Théosophique de Pondichéry, dont le siège est à Madras, » ne vive dans la peau d’un prodigue. La bayadère de Tanjore ne danse pas à moins de 4 000 francs la séance, si j’en crois les gens bien informés. Son seul cachet engage donc les finances de Sandirapoullé pour une année entière. Qu’il en aille ainsi du reste, et vous voyez vers quelle faillite s’achemine le porteur de la canne à pomme d’or. J’ai cependant promis aux fils de Sandirapoullé de rappeler leur affaire au Ministre. Sans engager le résultat, je m’acquitterai certainement de leur commission dès mon retour à Paris[1].


  1. J’ai en effet porté la réclamation de ces Messieurs au Ministre des Colonies dès le commencement de l’année 1902. Mais Sandirapoullé est mort en 1903 sans avoir obtenu satisfaction.