Dans l’Inde du Sud/6

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 130-142).


VI

PONDICHÉRY : L’art et les artistes.


Je fais la même remarque en visitant l’habitation d’Apapoullé, autre Hindou de marque au temps de Dupleix. Pour être d’une qualité de bois plus médiocre, les chapiteaux des piliers valent par la beauté des sculptures. Des petits cavaliers s’enlèvent sur leurs chevaux cabrés, les éléphants rappellent, par leur modelé hardi, les types classiques des temples de Sriringam. C’est dans cette vieille maison, aussi vide que celle d’Ananda, — car les Hindous, aujourd’hui comme jadis, n’usent guère de nos meubles, — que j’ai vu les meilleures entre toutes ces peintures sur verre que l’on exécute encore à Pondichéry, et qui sont des images de piété. Je croirais volontiers que les mouchys du xviiie siècle ne firent que copier le procédé de ces verres « églonnisés » alors si fort à la mode en France. Vous savez que le terme « églomisé » est moins ancien que la chose ; il date du commencement du xixe siècle, au moins dans le langage courant. On s’en servit pour définir ces verres peints et dorés à l’envers, dont, au temps de Louis XV, l’encadreur et expert Glomy s’était constitué spécialiste. Les mouchys — c’est-à-dire les peintres sculpteurs hindous — en ont exécuté de magnifiques. Par la complexité des sujets, le nombre des personnages, la variété des couleurs, la naïveté subtile des perspectives, ces compositions rappellent les panneaux des primitifs italiens. C’est le même parti décoratif, la même façon d’étager les figures sur un seul plan, en graduant les grandeurs, surtout d’après l’importance des personnes. Les divinités pouraniques y sont toujours représentées avec leurs satellites, leurs troupes d’animaux sacrés, singes, éléphants, chevaux, bœufs, leurs adorateurs.

La maison d’Apapoullé possède une collection de ces peintures, et certaines sont de dimensions telles qu’on n’en a, je crois, jamais vu. Mesurant près d’un mètre carré, ces vitres, ainsi décorées, contiennent plusieurs centaines de personnages, tous fidèlement et élégamment traités. Au paon de Soubramanyé, il ne manque pas un ocelle ; on compterait les perles du collier de Latchmi, les houppes de la crinière des chevaux, les barbes de l’empenne des flèches qui garnissent le carquois de Rama. Vainqueur, celui-ci est adoré par Anoumam et sa légion de singes verts, à face rouge, revêtus de tuniques dorées, ou simplement munis de petits caleçons blancs ; ce sont Giva et Parvati repésentés avec la face noire, Soubramanyé entre ses deux femmes, Déivané la verte, Yéliammin la blanche, qui ne se fatiguent point de le fixer avec amour tout en humant les parfums de la fleur du lotus. Le brillant tout à la fois chaud et éteint des vieux ors qui chargent les fonds, ou s’épanouissent en fleurons, en gerbes sur les surfaces de cendre bleue ou de sinople, sertit les surfaces jaune paille, turquoise, grenat, aigue-marine, violet d’améthyste, ainsi que les cloisons d’un émail. Les parties claires sont ombrées de rose, de lilas, de gris bleuâtre, de roux passé, par teintes plates, artistement graduées. L’impassibilité sereine de la face des Immortels, figée dans un sourire éternel, s’exagère par le mouvement furieux des cavalcades, la poussée des foules, symbolisant la vanité des agitations du monde qui viennent mourir au pied de l’autel des dieux.

Quelle différence avec les tableautins qu’on trouve aujourd’hui chez les mouchys du bazar. Avec Soupou, j’ai visité leurs boutiques, pénétré dans l’atelier des sculpteurs qui modèlent ces délicates figurines de terre dont certaines valent en grâce ingénue et fière les œuvres des choroplastes de Tanagra et Myrina. On a reproché amèrement à l’art indien son « grossier sensualisme ». Ce reproche me paraît revenir bien fréquemment sous la plume de la critique piétiste d’Outre-Manche. Je vous demanderai la permission d’en juger autrement. Les bayadères des deux meilleurs artistes de Pondichéry, Vaïtilingam et C. Apoupatar, sont d’ailleurs exécutées d’après les canons anciens des sculpteurs anglais. Il suffit de compter le nombre de têtes. Jamais l’art indien n’a donné de telles proportions en hauteur à ses créations originales.

Cossopaléom est un petit bourg voisin de Pondichéry. Son nom indique que ses habitudes sont des potiers (Cossowers). GossopaIéom est bâti sur une loupe d’argile ; malgré la sécheresse du pays, on marche ici dans une boue rougeâtre. La matière première ne menace pas de faire défaut. Partout ce sont des amas de briques, des roues couchées sur le sol ; des tas de tessons, de vases manques, se dressent au voisinage des fours. Assis dans la cour de sa maison, au milieu de ses ouvriers, voici C. Apoupatar à l’œuvre. Il faut marcher avec d’infinies précautions pour ne pas écraser les dieux, les génies, les déesses, les mariés, les petites vaches, les chevaux, les éléphants et les édicules à arcades ajourées ; tout cela gît sur le carreau. Parmi les sébilles pleines de peinture à la colle, les ébauchoirs, les pots de vernis, les enfants du patron courent, tout nus. On croirait que quelques-unes des images en terre cuite ont pris subitement le souffle de la vie. Des femmes s’enfuient, dans des claquements déporte, avec des bruissements d’anneaux, des rires étouffés.

Quel plaisir de fuir là le brûlant soleil du dehors, de se reposer à l’ombre en regardant ces braves gens travailler. Poussant à l’excès les principes de la division du travail, ils se partagent la besogne de la façon la plus singulière. En voici un, petit, borgne, qui modelé seulement des bras et des mains. Il les fait de toutes sortes, étendus, repliés, arrondis, la main ouverte, levée, fermée, nus ou chargés de bracelets, d’anneaux à pendeloques. Ce grand, sec, adossé à un pilier, façonne des petites têtes, fichées au bout d’un mandrin. Il crée des chefs d’hommes, de femmes, d’enfants, de dieux, des mufles de bêtes. Il tient en ce moment une tête d’éléphant. Celle-là servira indifféremment au monstre à quatre pieds ou au dieu Ganéça qui, comme chacun sait, possède une tête d’éléphant et eut une de ses défenses brisée en combattant victorieusement, c’est certain, le géant Guedjamangasourin. Tel autre pétrit seulement des torses, tel autre des jambes. Et un autre assemble toutes les parties. Une fois finie, la pièce est cuite au four, puis peinte à la détrempe, et enfin on la vernit. C’est par là seulement que les potiers font œuvre de mouchys.

Ceux-ci, en effet, n’exécutent leurs statuettes qu’en bois et en pâte. Jadis tous ces petits commerces étaient extrêmement florissants. Non contents d’inonder l’Inde entière de leurs produits justement réputés et supérieurs aux poupées du Bengale, habillées d’étoffes, les artistes pondichériens avaient une clientèle européenne assez étendue. Leur négoce allait jusqu’aux îles Mascareignes, où l’on estimait beaucoup tous ces mignons bibelots. Les capitaines au long cours se chargeaient du transport. Aujourd’hui, ainsi que je vous l’ai expliqué, tout cela est mort. — Cependant C. Apoupalar ne chôme pas, à en juger par la profusion d’objets qui garnissent toutes les chambres du rez-de-chaussée. On y respire une atmosphère de résines, de baumes, d’essences, dont la chaleur étouffante exagère les acres parfums. Les particules d’or en feuilles voltigent au-dessus des figurines qui forment des bataillons épais où les vierges chrétiennes, les Saint-Joseph, les Bons Pasteurs, coudoient les divinités brahmaniques, les radjahs, les princesses musulmanes, les bayadères et les brahmes enluminés, tous reluisant de vernis. Et la neige d’or voltige, s’abat dans les plats de terre où s’accumulent les fruits indigènes, bananes, mangues, ananas, modelés en argile, peints au naturel par ces artistes hindous continuateurs de notre vieux Palissy. C’est encore là une branche de commerce de C. Apoupatar. Il vend, paraît-il, dans le pays même, ces simulacres de dessert, avec beaucoup de succès ; avec plus de succès, même, que toutes ces petites figurines dont il fait défiler les types sous mes yeux. Toute l’Inde dravidienne y est fidèlement reproduite avec ses castes, ses catégories, ses métiers.

Voici le Kourouvicarin et sa femme, chasseurs d’oiseaux, coureurs de brousse, tenant chacun une pièce de menu gibier. Voici le Daubi, le blanchisseur, qui porte son linge sur le dos, en un gros paquet dont la bride lui ceint le front, et sa compagne qui a sa grosse pannelle de terre rouge sur la tête. Voici la femme du laboureur, du Retty, avec son chignon casqué d’or, à la mode ancienne. Le Pion, plein de son importance, est pris dans sa tunique serrée à la taille, et il fait montre du parapluie, insigne de condition supérieure. Le guerrier, le Tchatria, brandit son cimeterre de la main droite et oppose, de la gauche, sa rondelle de poing à un invisible ennemi. Le brahme, de couleur claire, chargé d’embonpoint, à demi-nu sous ses mousselines blanches, a son front dégarni au rasoir, timbré des lignes multicolores en l’honneur de ses dieux. Le musicien musulman, à longue barbe, de long velu, chaussé de babouches, a son luth dressé sous le bras. La chanteuse qu’il accompagne est enveloppée dans ses voiles de crêpe peint. La diseuse de chansons lève un doigt comme qui détaille un monologue nuancé. Une bayadère, les poings sur ses hanches évasées, amble, les jarrets à demi-pliés, la retombée de ses pagnes élargie en queue de paon effleure la terre. Une autre danse mollement, et ses aplombs sont gardés dans le parfait équilibre ; on croirait qu’elle va bondir et s’élancer de son socle. Tous les gestes sont naïfs, naturels, sincères ; tous les caractères observés. Les chairs, les cheveux, les tissus, les bijoux, sont peints au naturel. Tout vit, tout vibre, tout luit, dans l’éclat de la peinture, des ors, des émaux diaprés. Les yeux brillent avec une expression malicieuse, les bouches minuscules font la moue, ricanent, sourient par l’artifice de petites touches de carmin bien placées. Les plis des chairs sont accentués par le rose, ceux des étoffes par des rehauts, des lumières, des ombres, où les tons gardent toujours leur valeur, et les ornements suivent le mouvement avec une ingénieuse fidélité. Tout est en proportion, en harmonie, à sa place.

Et chacune de ces statuettes ne vaut que quelques centimes. Pour une faible somme on peut se composer une galerie ethnographique telle que n’en possède aucun de nos musées. Quant au panthéon brahmanique, il est là au grand complet. Pas un dieu, un génie, une manifestation, une incarnation divine qui ne soit matière à figurine ou à groupe. Assise sur son trône entre deux éléphants, la radieuse Latchmi est aspergée par eux de parfums à bout de trompes. Rama avec son arc, Sita calme et sereine, Latchoumana recueilli, le bon singe Anouman, tout vert, dans son petit caleçon blanc d’où s’échappe sa longue queue qui balaye le sol, Çiva, Vishnou, Virapatrin, Kali, que sais-je encore, se dressent devant moi avec tous leurs emblèmes compliqués. La bonne déesse Sarasvati, fille de Brahma, celle que les mères invoquent pour que leurs enfants puissent parler, est là, sous une arcade à jours et à festons. De ses quatre mains elle pince les cordes de son grand colachon, en touche le clavier, agite les clochettes dont le son règle la mesure. Devant son image, un orchestre de brahmes musiciens, assis en tailleur, le torse nu, s’évertue avec le violon, le théorbe, le tambourin, la flûte, les crotales, le triangle. Je renonce à énumérer les avatars de Vishnou.

Quant à Krichna, ses aventures galantes sont autant de motifs à sujets gracieux et badins. Que, les baguettes aux mains, il mène la danse sacrée du Kolaton, où quatre couples évoluent entre-choquant leurs petites verges de bois, qu’il nargue du haut de son arbre les bergères (govastris) au bain dont il a volé les voiles, qu’il trône majestueusement, enfoui sous des guirlandes de roses, assis sur un trône dont le serpent à sept têtes forme le dais, ses traits sont toujours ceux de cet adolescent bouffi qu’adore tendrement l’Inde. C’est l’enfant prodigue, le mauvais sujet, le préféré des croyants.

Le voici encore, cet Adonis hindou. L’artiste nous le montre sous les espèces pastorales. Tel Apollon gardant les troupeaux d’Amète, il se tient nonchalamment appuyé contre un arbre, et tire de sa flûte en roseau les accords les plus langoureux. Une vache blanche lui lèche tendrement le talon ; elle semble beugler doucement. Les govastris l’entourent, le couvrent de leurs regards amoureux.

Mais ne comptez point que je vous fasse le récit des amours de ce dieu libertin, moderne et lascif avatar de Vishnou qui apparut dans l’Inde il y a quatre siècles, peut-être, pour y faire la fortune scandaleuse que vous savez. C’est assez, c’est trop d’avoir encouru déjà le reproche de trop chérir l’art indien et « son sensualisme grossier, vraiment choquant », pour ne pas tomber encore dans cette erreur de magnifier les légendes auxquelles ce sensualisme donne un corps.

C. Apoupatar a bien voulu me promettre une série de ses œuvres. Mais je ne l’aurai pas avant deux mois, tant il se donne pour accablé de besogne. Alors je me suis rendu chez le fameux Vaïtilingam. C’est à peine si le Phidias local consent à poser son ébauchoir pour me montrer la Parvati qu’il achève. Ce Vaïtilingam est un maître, et il ne travaille que sur commande. Ses figures de femme sont posées, campées, drapées avec une gracieuse sévérité qui enchante. Sa science du modelé dans les nus est considérable. Sa connaissance des aplombs, de la compensation des masses, des proportions, des attaches, indique une initiation occidentale. Ce que son art a perdu en naïve originalité, il l’a retrouvé en correction. Pour tout dire, c’est un excellent artiste. — Mais ses œuvres ne courent point les rues. Exécutant lui-même, il produit peu. Faut-il donc s’y prendre à l’avance pour en obtenir une statuette !

Je dois vous parler aussi des sculpteurs sur bois. Depuis des semaines, j’en ai là quatre, installés à l’hôtel dans une salle basse, où ils s’escriment du ciseau et de la gouge sur des panneaux en bois de bitte, afin de représenter les grandes divinités en bas relief. Mais, pour une raison ou une autre, mon équipe de statuaires se disperse. Et comme ils demandent toujours des avances, comme un créancier menace sans cesse de les faire mettre en prison, je crains bien d’en être pour mon argent et de ne jamais voir Çiva et Parvati, Vishnou et Latchmi, Krichna et sa préférée Rada, Soubramanyé avec ses deux épouses…