Dans l’Inde du Sud/9

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 168-181).


IX

Les nuits de Pondichéry.


Pondichéry, 15 juillet 1901.

… C’est un lieu commun de dire que la température de Pondichéry est intolérable pendant la saison chaude. Nous y jouissons depuis deux mois d’une chaleur torride et d’une sécheresse exceptionnelle. Voici plusieurs années qu’il n’y a eu que peu ou pas de pluie. La famine sévit dans le Coromandel. Grâce à la misère qu’elle engendre, les entrepreneurs engagent avec facilité des coolies pour les Mascareignes et Madagascar. Nous avons ici un de ces agents d’émigration qui crée au gouvernement de nombreuses difficultés avec les autorités anglaises. Vous n’ignorez pas que le petit territoire qui entoure Pondichéry est composé d’aldées, c’est-à-dire de minuscules districts, enclavés dans les possessions anglaises comme les cases blanches d’un échiquier le sont parmi les noires. Or, le gouvernement anglais interdit le recrutement aux agents étrangers sur son territoire. Vous voyez d’ici les contestations perpétuelles qui se produisent quand on embauche des coolies. Vérifier leur état civil n’est point chose aisée.

Cette mosaïque d’aldées est cause d’autres difficultés. Passer de l’une dans l’autre devient, à cause des barrières de douane, une affaire d’État, d’autant que l’Hindou, contrebandier ou pour mieux dire fraudeur par essence, ne manque jamais de tromper les douaniers des deux nations. Tout déplacement obligeant les gens à traverser plusieurs fois les terres anglaises et françaises, les Hindous en profitèrent longtemps pour trafiquer sur les bijoux sans payer de droits. Je ne vous rappellerai pas que, dans tout ménage indigène, la femme porte sur elle, en or et en argent façonnés, bracelets, anneaux, pendants, boucles, colliers, toute l’épargne de la famille. On chargeait donc les femmes du plus grand nombre de joyaux possible, soit à l’aller, soit au retour, et les ventes et les achats allaient leur train sans que le fisc britannique eût sa part. Les lois promulguées depuis quelques années ont changé tout cela. L’« Indian Act » frappe indistinctement d’un droit protecteur de cinq pour cent tous les produits et marchandises venant de l’extérieur, fût-ce d’Angleterre ou des colonies anglaises, même les plus rapprochées de l’Inde, telles que Ceylan. Et le contrôle étant exercé avec une sévérité extraordinaire, les fraudeurs ont dû renoncer à leurs opérations.

Depuis que le régime douanier du 10 mars 1894 a été mis en vigueur, Pondichéry s’est trouvé isolé complètement de l’Inde anglaise, et son commerce réduit à rien. Victime des luttes douanières entre les deux métropoles, notre petit établissement agonise lentement. Il se console en se livrant aux agitations politiques avec une activité digne de remarque. Le gouvernement de Pondichéry n’est pas une sinécure, car la plupart des Français résidant s’allient ouvertement avec les indigènes des « Sociétés progressistes » contre le représentant de l’autorité. Depuis Dupleix et Lally-Tollendal, l’esprit n’a pas changé. À cela près que le fameux « arbre aux roupies » est depuis longtemps flétri, et qu’une misère générale remplace la prospérité passée, les mêmes vertus fleurissent chez ces politiciens de village. L’envie, la haine, la calomnie, la dénonciation se développent librement à l’ombre de l’arbre nouveau, l’arbre électoral ! Pour des fonctions salariées, tout porteur d’une carte d’électeur, brahme ou paria, vendrait la France entière et Pondichéry s’il se trouvait quelqu’un d’assez malavisé pour l’acheter.

Mais c’est assez, c’est trop parler de ces questions vaines et irritantes. J’aime mieux vous entretenir, avant mon départ pour le Malabar, de mes recherches d’histoire naturelle aux environs de Pondichéry. Sans aller bien loin, du reste, je puis observer la faune indienne, surtout depuis que Soupou m’a notifié officiellement son départ pour Madras. Cette formule signifie simplement que, pendant quelques jours, mon ami Soupou se désintéressera des choses de son hôtel, dont je continue d’être le seul occupant. Son frère, Soupou Ainapassamy, est chargé alors de la régence. Ces inter-règnes sont particulièrement calamiteux. Le frère, personnage invisible, gouverne despotiquement le caravansérail. Je ne puis plus rien obtenir des domestiques que je suis obligé, à jour fixe, de menacer de mort violente, pour avoir du pain à ma suffisance et de la glace pour un seul repas. Je me suis même résigné, de guerre lasse, à acheter ce dernier article de mes deniers. Ce sont mes domestiques particuliers qui font le ménage, lorsque Soupou, quoique établi à Madras, ne les emploie pas à ses propres affaires, sous un prétexte ou un autre. Le seul Cheick Iman demeure incorruptible. Mais comme il remplit auprès de moi des besognes officielles et quasi administratives, je ne le vois qu’à certaines heures.

Les quatre heures qui s’écoulent entre le déjeuner et la reprise de la vie, vers le coucher du soleil, se passent pour moi dans la solitude. J’en profite pour me livrer en paix à mes minutieux travaux de laboratoire. Je trie, je prépare les animaux que j’ai pu me procurer au cours de mes excursions du matin. Puis, quand l’ombre a gagné un coin de la cour, j’y transporte mon fauteuil, et j’observe, en fumant tranquillement ma pipe, les êtres qui circulent sur le mur qui borde mon horizon.

De ce mur décrépit le chaperon, formé de tuiles disjointes, se couronne d’une jungle en miniature où des graminées dressent leurs chaumes flétris entre des plantes plus humbles, veloutées, mousseuses, dont la plupart ressemblent à des éponges sèches. C’est là que le petit écureuil isabelle strié de noir (Eoxerus palmarum Linn.) règne despotiquement en poussant des cris stridents. On le nomme vulgairement rat palmiste, car, non content d’infester les villes, il pullule dans les cocotiers dont il détruit les fruits. Il fait bon le voir galoper sur la crête des pierres, grimper le long des parois les plus lisses, glisser le long des corniches où il se querelle avec les moineaux et les corneilles. Il poursuit ses semblables, gronde, glapit, jure, saute, cabriole ainsi qu’un démon familier jusque dans ma chambre. Sa queue fourrée l’ombrage à la façon d’un parasol ; pendant la chaleur du jour, il le relève jusqu’au voisinage de sa tête. Quand le soleil ne donne plus, cette queue, qui traîne derrière son propriétaire, devient pour ses congénères un précieux objet de divertissement, mais aussi un sujet de luttes sauvages. Les rats palmistes passent le plus clair de leur temps à se persécuter, à se mordiller, à se happer la queue à la course. Leur plus grande préoccupation est de garder le haut de la crête du mur après en avoir précipité leurs rivaux. Le vainqueur file alors rapidement parmi les végétations parasites et pousse des glapissements qui s’entendent à plus de cent mètres, bien qu’ils sortent d’un rongeur exigu qui égale à peine un rat noir pour la taille.

Mais notre écureuil voit parfois se dresser devant lui un autre amateur de murs, qui soufflant, sifflant, déployant sa crête, gonflant les plis de son cou, donne en un mot l’aspect le plus formidable à sa modeste nature. Celui-là est un agame, une sorte de lézard (Calotes versicolor Daud.) qui atteint quarante centimètres de long. Malgré sa longueur, le saurien se présente peu redoutable, d’autant qu’il est tout en queue. Brun jaunâtre, avec des taches et des bandes brunes, il se confond merveilleusement avec la lèpre végétale qui couvre les tuiles. Aplati, en embuscade, dans son coin, il guette les mouches, les papillons, et les gobe quand leur mauvaise fortune les place à sa portée. En les avalant, il ferme ses yeux avec une mine recueillie et voluptueuse. Pour pacifique que soit ce Calotes, il n’aime point qu’on le trouble dans son industrie. Aussi pourchasse-t-il à son tour le rat palmiste impudent qui bat aussitôt en retraite et laisse tomber la graine qu’il venait de récolter, au passage, sur une touffe, et le Calotes se tapit, à nouveau, dans l’attente d’un insecte que guette un autre agame (Sitana ponticeriana Cuv.) plus petit, mais à livrée autrement brillante. Le sitane de Pondichéry ne dépasse point vingt centimètres. Il a les pattes longues, la queue fine et déliée comme une mèche de fouet ; son dos, sans crête, ses flancs olivâtres sont ornés de losanges verts et noirs. Le mâle se reconnaît à son magnifique fanon brillant des teintes les plus vives et les plus tranchées : bleu, noir, orangé, rouge. Ce reptile bariolé est très commun sur les murs de la ville, aussi bien que sur les rochers, et surtout parmi les ruines. Chasseur infatigable d’insectes, il court en plein soleil avec une grande rapidité. Mais sa timidité égale sa lestesse. Il décampe devant le rat palmiste, sans aucune honte, pour se réfugier dans un trou.

Le roi, le tyran des lieux habités, est le perchal (Nesokia bandicota Penn.). Perchal vient des deux mots tamouls périé, grand ; tchali, rat. C’est en effet le plus grand des rats. De la pointe du museau à celle de la queue, il mesure plus de deux pieds. Son échine est couverte de crins bruns, rudes, à demi dressés, ses moustaches sont énormes. Pullulant dans les magasins de riz mitoyens de l’hôtel Soupou, cet aimable compagnon me favorise de ses visites. Hier encore, j’en ai effleuré un, de mon pied nu, dans la salle de bains primitive où j’ai la jouissance d’une cuve en bois oblongue en tout pareille à celles que l’on voit figurées dans les miniatures médiévales. Blotti contre le mur, ce rat, gros comme un chat, m’attendait sans peur. Voyant que mes intentions étaient pacifiques, il se lissa les moustaches avec ses pattes, et se retira à pas lents. À côté du Perchal, tous les autres rats de l’Inde, tels que le Vandeleuria oleracea Penn., si commun ici, ne sont que des pygmées. La nuit, ses cris sauvages suffisent à interrompre mon sommeil, tant il domine la voix de tous les autres vampires qui s’emparent de mon logis dès que le soleil est couché. C’est l’heure où les mangoustes (Herpestes griseus E. Geoffr.) circulent librement dans les rues. Une famille de ces carnassiers vermiformes me fait parfois l’honneur de passer devant moi. À onze heures du soir, par les nuits sans lune, elle traverse la cour et se glisse sous la porte charretière qui donne sur une place déserte. Le mâle, la femelle, quatre petits progressant à la file, se suivent de si près qu’on croirait voir un seul animal à cent pieds courir sur le sol dont il a la couleur. L’apparition fantastique a la durée de l’éclair.

Dans ma chambre même, des crapauds sautillent lourdement, et certains sont larges comme une soucoupe, ronds comme un ballon, surtout quand je les retrouve entassés, la panse pleine, tous, dans le même coin. C’est là que ces batraciens, dont la réunion simule une masse innommable, digèrent, jusqu’à l’heure du balayage, les insectes dont ils se sont gorgés, et luttent, par leur humidité commune contre la sécheresse. Des grillons livides se hâtent sur la natte qui recouvre le carreau. Ils courent, bondissent, se glissent derrière les caisses et stridulent sur le mode aigu. Ils pénètrent dans les armoires les mieux closes et s’occupent en compagnie de jeunes cancrelats roux grivelés de jaune, et de lépismes brillant ainsi que des globules de mercure, à ronger l’empois du linge et l’encollage des papiers. Tous ces orthoptères sont les victimes habituelles de deux musaraignes (Crocidura murina et cærulea). Les gracieux insectivores au nez pointu, à la fourrure veloutée, trottinent sur le sol et poussent des cris lamentables, comme s’ils se désolaient devant l’immensité de l’espace découvert qu’ils traversent. Souvent, prise de désespoir, une de ces musaraignes s’arrête brusquement sous le fauteuil où je lis. Et sa voix plaintive semble me prendre à témoin du danger où elle se trouve. Puis elle repart, et quand je l’ai perdue de vue, j’entends le bruit de ses mâchoires qui broient les téguments cornés des insectes.

De ceux-ci la compagnie m’est fidèle tant que ma lampe est allumée. Des vols de termites s’abattent sur ma table.

Les longues ailes transparentes ne tardent pas à couvrir mes papiers, et les termites, devenus aptères, par un phénomène autotomique dont aucune patience n’a encore pu saisir le secret, courent çà et là. Des petits scarabées, des noctuelles, des bombyx bourdonnent. S’ils s’élèvent jusqu’au plafond, ils trouvent à qui parler. Rasant les poutres, des chauves-souris glapissantes (Taphozous melanopogon Temm.) doublent la pièce de leur vol en zigzag, entrent par une porte pour sortir par une fenêtre.

Tout cela n’est que demi-mal tant qu’on est éveillé. Mais dès que je me couche, avec le vague espoir de dormir, tous ces bruits se font plus mystérieux, s’enflent, se transforment. On dirait que le sol s’anime et se change en des légions d’êtres rampant, glissant, grinçant, soufflant, sautant. Ils s’appellent et se répondent. Les murs aussi paraissent vivre, et le toit, d’où les geckos poussent leur mélancolique chanson à deux notes. Et par-dessus tout broche le susurrement ininterrompu des moustiques, véhicules de la fièvre, cherchant avec persévérance le moindre défaut des rideaux de gaze où je me figure être en sûreté.

Les nuits de l’Inde n’ont pas encore eu leur poète, elles méritent pourtant d’être chantées, avec l’insomnie, le cauchemar, précurseurs de l’anémie fiévreuse, et qui vous rappellent qu’on n’est point là sur une terre amie. Une fois que les ténèbres la couvrent, cette terre reprend la lutte éternelle contre l’envahisseur et, par ses mille voix, lui conseille de fuir s’il ne veut pas être gardé. Je sens planer autour de moi tous les grands dieux dépossédés, dont la femme de Dupleix a fait renverser les temples et qui se plaignent de ce qu’on ne les ait point reconstruits. Ils peuplent la nuit de leurs murmures implacables, j’entends le bruissement de leurs ailes, la plainte de l’air agité par leurs cent bras.

Le paon de Soubramanyé s’éploie au-dessus de ma tête, et ses griffes laissent échapper le naja qui tombe sur moi en sifflant. Garouda à la tête blanche me menace de son bec, le canard brahme cher a Sarasvati m’inonde de l’eau du Gange. Bien mieux, la déesse Ganga elle-même rampe, crocodile monstrueux, sur ma couche, et le chien sauvage de Vaïrever glapit à mes oreilles. Ils m’apparaissent tous, Kali la noire avec son collier d’ossements, Virapatrin coiffé d’une tiare flamboyante. Le Pouléar brandit sa trompe, Mariammin danse avec le démon à figure de bouc auquel elle se prostitua. Le Bouddha se balance sur une fleur de lotus, adoré par la déesse verte Tara. Et enfin, c’est Vishnou, sous les espèces du cheval destructeur qui annonce la fin du monde. Telles sont mes nuits dans cette ville française, fière de son antique civilisation, où se voit la statue de Dupleix porteur d’une épée qu’il ne tira jamais du fourreau. Ville française que la charité ou la dérision de l’étranger a laissé vivre sur cette plage morte, ville de progrès, où le suffrage universel bat son plein. Les Hindous politiciens méditent quelque coup de leur façon au gouverneur, et prennent conseil de la nuit, cependant que les cobras et les mangoustes rampent et trottent, se faisant la guerre par les rues et les jardins, et que les rats perchals continuent leurs luttes fratricides en se provoquant à grands cris, pareils aux héros d’Homère, dans les magasins à riz du quai.