Dans l’Inde du Sud/10

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 182-195).


X

PONDICHÉRY : La faune des Suburbes.


Si je m’endors enfin, tant la fatigue peut faire oublier de choses, c’est pour être réveillé au petit jour, par mon ami le capitaine Fouquet, l’officier d’ordonnance du gouverneur et mon fidèle compagnon d’excursions. L’amour de l’entomologie le précipite dans l’antre de Soupou avant que l’aurore ait rougi l’horizon. Il s’agit d’aller chercher des cicindèles à Chounambar, des longicornes à Ariancoupan, des Mastax et autres carabides dans les marais des deux jardins coloniaux. La bienveillance inlassable du gouverneur, M. Rodier, met à notre disposition sa voiture même et ses chevaux. Ainsi pouvons-nous, pendant quelques heures, récolter utilement dans les environs de Pondichéry, pousser jusqu’au Grand-Étang, plus loin encore.

Nous avons fait à Chounambar plus d’une trouvaille intéressante, entre autres celle du Schizocephala bicornis Linn. C’est une grande mante grêle, aussi allongée qu’un phasme, et qui change de couleur, suivant que les roseaux sur lesquels elle se tient sont frais ou secs. Vert sur les premiers, le curieux orthoptère est d’un jaune grisâtre sur les seconds. La belle Cicindela quadrilineata Fab. voltige sur les bancs de sable, jusqu’au milieu de la rivière, et c’est un exercice assez pénible que de l’y pourchasser. Tandis que la vulgaire Cicindela catena F. se prend facilement dans les champs, où elle vole à la manière de notre cicindèle champêtre. Sur les cotonniers nous récoltons un joli bupreste bronzé (Sphenoptera gossypii), et sur les mimosas un autre bupreste vert doré beaucoup plus grand, le Sternocera sternicornis. C’est avec les élytres de ce beau coléoptère, répandu dans l’Inde entière, que les brodeurs garnissent leurs ouvrages. Ils fixent à l’aiguille ces élytres éclatantes sur le drap, la soie, la mousseline et les relient par des ornements courants. L’Inde du sud ne possède pas de si habiles ouvriers ; on n’y fabrique aucune broderie, aucun tissu de luxe. Les tisserands se contentent de produire ces immenses pièces de cotonnade que l’on voit, tendues horizontalement sur leurs métiers rustiques, s’allonger à l’infini dans les landes stériles où se dressent de misérables paillottes en pisé. Le paysage ici n’a rien de commun avec les splendeurs de la nature tropicale. Entre la mer, dont la ligne bleue ferme l’horizon et se confond avec le ciel et la campagne roussâtre, s’étendent les sables blancs de la plage où les cocotiers sont pressés comme les colonnes grêles d’un temple ruiné. L’estuaire de la rivière, obstrué par des bancs, se garnit sur ses bords d’arbustes épineux qui, pour la plupart, sont des légumineuses à bois dur. Partout la végétation est pauvre, clairsemée ; la terre rougeâtre, crevassée, s’effrite sous le soleil torride. On sent que tout cela appelle la pluie, l’attend depuis des mois, depuis des années même. Dès qu’une plante a levé sa tige hors du sol, elle se courbe, se flétrit et meurt. Ce n’est qu’à force d’arrosages que l’on sauve les jardins à bétel. Le long de la route, ils font de grandes taches vert sombre, carrées. Sur les larges feuilles, l’eau ruisselle ; les jardiniers ne cessent d’actionner les norias. Chacun de ces enclos est soigneusement gardé, défendu par de hautes parois en nattes qui sont reliées à des pieux. La nuit, des veilleurs s’y installent de peur des voleurs. Quand nous nous approchons de ces jardins, les indigènes nous surveillent d’un œil soupçonneux.

Ils nous surveillent partout d’ailleurs, mais plutôt par curiosité que par méfiance. Étonnés de voir des hommes graves se donner tant de mal pour attraper des mouches, ils nous accompagnent de loin ; certains, plus familiers, nous suivent pas à pas ; d’autres interrogent le cocher et aussi le « Myrmidon ». Le Myrmidon est un petit paria d’espérance que Fouquet a pris à son service. Il consacre une partie de son temps à la recherche des insectes et l’autre à vagabonder par les rues. Pas de matin où je ne le rencontre flânant en compagnie des marchands de lait qui vont de porte en porte traînant leur vache à bout de corde et portant sous le bras un veau empaillé, au moyen duquel ils donnent à la bête laitière l’illusion du petit absent. Tandis que la vache lèche tendrement cette vaine dépouille, le laitier peut traire sans craindre les coups de corne ou de pied. Les jours d’excursion, le Myrmidon se tient fièrement sur le siège de la voiture d’où il excite l’admiration et l’envie des polissons de caste qui jouent à la marelle devant les maisons. Il porte en bandoulière le traditionnel cylindre peint en vert, et tient un filet à papillons dont la poche de gaze flotte au vent pareille à une bannière. Quand on met pied à terre, il se charge encore des parapluies à insectes et de divers autres ustensiles. Ce bagage ne nuit en rien à la liberté de ses mouvements. Le Myrmidon s’aidant de sa taille exiguë, se coule à travers les haies, se glisse entre les palis, grimpe aux arbres, franchit les ruisseaux, et poursuit les papillons pour lesquels il nourrit une spéciale prédilection. N’hésitant jamais à envahir les propriétés closes, il traite de Turc à More le propriétaire qui l’invective, et prend à tout propos des airs importants.

À sa suite, nous avons pénétré, un jour, dans une de ces plantations de cocotiers qui abondent sur les rivages sablonneux de Chounambar. Beaucoup de ces palmiers étaient traversés, à hauteur d’homme, par une fenêtre carrée. Les troncs, ainsi perforés à la main, avaient été attaqués par la larve d’un gros coléoptère, un scarabée nasicorne (Oryctes rhinoceros) et le trou est, paraît-il, destiné à arrêter la larve dans son ascension. Dès qu’elle atteint ce vide, gênée par le contact de l’air, elle cesse de creuser le bois et meurt. Ce renseignement — et je vous le donne pour ce qu’il vaut — nous fut donné par le maître de la plantation, Hindou de caste, avocat à la Cour de Pondichéry, et agriculteur à Chounambar. La culture du cocotier est une entreprise assez lucrative, paraît-il, même lorsqu’elle se mène sur une petite échelle, comme c’est ici le cas. La noix de coco sert à bien des usages. C’est en examinant les vieux fruits fendus, accumulés en tas, par places, pour y chercher des coléoptères, que nous avons fait la connaissance du propriétaire. Nous lui avons appris que le Carpophilus hemipterus, ce petit clavicorne roux et fauve qui pullule chez lui, a passé avec les produits pharmaceutiques dans nos officines d’Europe, et avec les produits coloniaux dans nos épiceries, où il est commun dans les figues sèches. Charmé de voir des gens aussi savants parcourir son bien, notre Hindou nous met au courant de ses travaux agricoles.

Sans aller, comme un certain poète indien, jusqu’à nous énumérer les huit cents emplois de ce cocotier cultivé dont les ancêtres sauvages croissent encore dans les forêts du Malabar intérieur, il nous en indique les principaux. La sève devient une boisson fermentée, nutritive et rafraîchissante, une sorte de vin blanc aigrelet dit callou et vin de palme, qui peut se tourner en bon vinaigre. Par évaporation, elle fournit une cassonade noire dont, par voie de distillation, on obtient l’arack, cette eau-de-vie dont la canaille en général, et mes deux pousseurs en particulier, font une abusive consommation. Avec le tronc on fabrique les charpentes des paillottes ; les palmes en constituent le toit. La noix fraîche est un savoureux comestible, le lait limpide un breuvage délicieux ; la pulpe sèche, râpée, entre dans la composition du carry ; par écrasement on en extrait de l’huile ; comprimée, elle n’est autre que le copra qui s’exporte par millions de kilogrammes jusqu’en Europe et constitue les tourteaux propres à l’engraissement du bétail. L’enveloppe fibreuse de la noix est un combustible. Que sais-je encore ?

Mais le cocotier compte de nombreux ennemis, parmi lesquels le rat palmiste et aussi un carnassier du groupe des civettes, la marte des cocotiers (Paradoxurus typus) et un autre du genre ratel (Mellivora indica). Ceux-là s’en prennent aux fruits. Le fameux ver palmiste qui semble avoir été le cossus des gourmets de l’antiquité, attaque le tronc. Cette larve blanche, rosée, dodue, est celle d’un gros charançon rougeâtre du genre calandre, le Rhynchophorus ferrugineus. Elle se développe dans le tissu du tronc et, pour se métamorphoser, s’enveloppe d’une coque façonnée de fibres ligneuses qu’elle enroule ingénieusement en spirale. Chacun de ces cocons atteint la taille d’un petit œuf de poule. Un cocon de même nature, mais autrement volumineux, est fabriqué dans le tronc d’autres palmiers par le plus puissant des longicornes de l’Inde, l’Acanthophorus serraticornis. Ce prione géant, dont les plus belles femelles atteignent presque la longueur de la main, attaque le rondier (Borassus flabelliformis), et aussi le talipot (Corypha umbraculifera).

Le premier de ces palmiers est sans contredit l’arbre le plus utile à l’Hindou, qui y trouve d’abord tout ce qui peut servir à construire sa maison : charpentes, parois, toiture, cordes pour relier le tout. La fleur mâle, une fois sèche, est combustible. La fleur femelle donne une sève potable, qui est le vrai vin de palme, le véritable callou supérieur à celui du cocotier ; il en est de même de son sucre et de son arack. Qu’on laisse le régime de fleurs se développer, on a des fruits dont l’amande et la pulpe constituent un excellent manger. Leurs sucs, épaissis après cuisson, se solidifient en une pâte qui se débite en tablettes et se consomme ainsi que la pâte de jujube. Si on plante la graine, elle a vite germé, et la jeune pousse, dès qu’elle atteint un pied de haut, se mange en bouillie. Sa richesse en matières amylacées la rend très nutritive. Le bourgeon terminal de l’arbre est célèbre sous le nom de chou palmiste ; mais cette friandise est assez coûteuse, car on ne se procure une salade qu’au prix de la mort du palmier. Le bois, beaucoup plus compact que celui du cocotier, et incorruptible, est estimé surtout pour les pilotis. La feuille entière, convenablement desséchée, est l’élément fondamental de toute toiture. Ces palmes imbriquées, liées sur les solives des combles, sont imperméables à l’eau du ciel, impénétrables aux rayons du soleil, et par leur légèreté, leur solidité, défient toute comparaison avec les autres matériaux. Avec le limbe on fabrique des éventails, des nattes, des vases qui ne fuient point. Des fibres solides du pédoncule, on tresse des cordes d’ouvrages de sparterie. C’est encore avec ces feuilles que l’on fait les olles, petites tablettes sur lesquelles on écrit à l’aide d’un stylet. Je n’en finirais pas, en vérité si je continuais de vous énumérer les vertus des palmiers de l’Inde…


Pondichéry, 15 août 1901.

… Le territoire de Chounambar a failli devenir funeste à mon ami Fouquet. Peu s’en est fallu qu’il n’ait été aveuglé par une Anthia. Je n’étais pas revenu de ma tournée dans le Malabar et les Nilghiris, que nous reprenions nos excursions zoologiques autour de Pondichéry. La première Anthia que nous rencontrâmes, vers six heures du matin, grimpait le long d’un acacia épineux. Fouquet se précipita pour la saisir. Mais il avait compté sans le liquide corrosif que ce solide coléoptère lance vivement par derrière, à la manière de nos carabes. Cette émission de liquide s’accompagna d’une explosion aussi forte que la détonation de ces grands brachynes ou bombardiers que l’on nomme des Pheropsophus. Fouquet reçut dans l’œil cette décharge acide, il en demeura plus de trente minutes aveuglé. Son malheur aura profité à la science, car c’est la première observation de ce genre qu’on ait faite sur les Anthies indiennes du sous-genre Pachymorpha.

L’Anthia sexguttata est le plus grand des carabidés de l’Inde et aussi le plus commun dans les lieux qu’il habite. Vous avez vu certainement dans quelque collection cette grande bête noire, portant six taches blanches, rondes, farineuses, deux sur chaque élytre et deux sur le corselet. Celui-ci est étranglé en arrière où il se bifurque en deux saillies plus ou moins accusées et développées, surtout chez les mâles. L’insecte est répandu depuis la côte d’Orissa, à l’est, jusque dans le Sind, au nord. Je l’ai trouvé à Kurrachee en 1896, et la race de cette localité extrême est remarquable par sa taille plus faible et plus élancée, par d’autres caractères encore qui la rapprochent de l’Anthia Mannerheimi de la région Caspienne. La distribution du genre Anthia est extrêmement remarquable. Africain dans son essence, il est représenté sur tout le continent noir, de l’Algérie au Cap et du Congo au Mozambique, par une centaine d’espèces ; il compte quelques rares représentants en Arabie. Partout ailleurs il n’existe pas, si ce n’est dans les régions sèches et arides de l’Inde et de la Caspienne. Or, les Anthies indiennes (et elles peuvent se ramener à une seule espèce) sont extrêmement voisines de leurs congénères éthiopiennes, notamment de l’Anthia ferox, des solitudes somalis et danakis, et qui descend parfois jusqu’aux environs d’Obock.

Vous savez que la science actuelle tend de plus en plus à réunir en une même région le littoral éthiopien et ses premières terrasses avec les rivages de l’Inde jusqu’au golfe du Bengale et leur système de plateaux étages. La côte de Malabar devrait, avec Ceylan, être exclue de ce système où l’Arabie doit rentrer presque tout entière, ainsi que la Perse. Or, si l’on traçait sur une carte la ligne d’habitation des Anthia appartenant au sous-genre Pachymorpha ou en étant très voisines, on verrait avec surprise ce modeste insecte suivre exactement le tracé que les géographes modernes donnent à leur Eurasie.

Au contraire de ses congénères africains qui semblent essentiellement terrestres, l’Anthie de l’Inde a des mœurs arboricoles, au moins dans le Coromandel. On la voit descendre le long des arbres, figuiers et acacias, au coucher du soleil, pour gagner la terre. Une blatte large et courte, la Corydia Petiveriana, qui imite sa livrée noire tachée de blanc, court vivement sur les écorces crevassées aux côtés du redoutable coléoptère. Orbiculaire et bombée, elle ressemble à une Anthie mutilée qui serait réduite à son seul arrière-train. Je n’ai pu saisir encore les rapports qui existent entre ces deux insectes qui se copient. Peut-être la Corydia vit-elle des résidus de l’Anthia ?

Les mœurs de tous ces animaux nocturnes sont mal connues, tant il est difficile de les observer fidèlement. J’en suis à me demander si les Anthies sont réellement aussi carnassières que semblent l’indiquer leurs formidables mandibules en lame de faux. Jamais je ne les ai pu surprendre en train de manger. De même pour ces beaux carabides si communs dans les allées du Parc colonial de Pondichéry aux premières heures du matin (Eudema angulatum), et dont la livrée noire est rehaussée de quatre vastes taches orangées. Je tiens ce cousin de nos panagées d’Europe pour très capable de dévorer, la nuit, divers mollusques gastropodes, hélices et vitrines, en introduisant sa tête dans leur coquille à l’instar des Isotarsus africains. Mais je ne l’ai jamais pris sur le fait. Même incertitude pour ces Pheropsophus jaunes et bruns, qui abondent sous les feuilles sèches au pied des porchers et des manguiers, et dont j’ai recueilli là plus de six espèces. Si on les dérange sous leur abri, c’est une fuite d’arquebusiers. Chacun décharge son arme vivement. Les explosions se succèdent, aussi fortes que celles d’une capsule à fulminate. Que l’on saisisse les fuyards, l’on s’aperçoit que le liquide gazeux qu’ils détergent est corrosif, mordant comme l’acide nitrique, il brûle et jaunit les doigts.