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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 107-134).

IX

AIME.

Quand Madeleine, M. Jacquin et Francisque se retrouvèrent dans le salon, à la brune, ce fut un croisement d’admirations réciproques. Julia maintenant pouvait venir. Francisque avait une tenue assez distinguée, comme on dit, pour ne craindre les regards d’aucune jeune fille. Madeleine, elle, se sentait avec orgueil, capable de plaire à Henri, le seul jeune homme qui existât pour elle. Sa toilette, en vérité, était un chef-d’œuvre de modestie coquette, de luxe pudique.

Devant son miroir, en se coiffant, tout à l’heure, la jeune fille a découvert le prestige d’une élégante simplicité et, de la tête aux pieds, comme jadis une déesse se voilait d’un nuage, elle s’est enveloppée de ce prestige ; façon spirituelle de se tirer de son rôle embarrassant de maîtresse de maison. Forcée par les convenances de sacrifier sa toilette à celle de son invitée, elle s’est faite si gentiment humble que cette humilité même l’eût rendue à bien des yeux d’autant plus dangereuse. Ses cheveux blonds négligemment jetés en arrière dans un filet de chenille bleue, vêtue d’une robe d’alpaga gris-perle bordée de ruche, les bras à l’aise dans de larges manchettes de tulle, qui rendent sa peau presque fluide, une petite cravate bleue au cou et des rubans de la même couleur pour bracelets, Madeleine semble ainsi l’incarnation d’une créature rêvée. À présent, oui, Julia peut venir. Qu’elle vienne donc ! La voici :

— Oh, Madeleine ! fit-elle, et elle pâlit.

Tout ce qu’il y eut dans cette exclamation, jamais on ne vous le dépeindrait. Cela feignit d’être admiratif ; ce fut de la jalousie, de la rage, un reproche, un aveu d’impuissance.

Aussitôt, Julia enfanta une famille de pensées atroces, vraies pensées de femme qui entreprend de se venger. Francisque parlait alors à Madeleine. Elle fixa sur eux des regards qui leur fouillèrent l’âme : Non, conclut-elle immédiatement, ce n’est pas pour son cousin que Madeleine a fait ces frais-là.

Il y a, dans tous les pays, des pierres à côté desquelles nous passons indifférents. Nous ne connaissons point le genre, les propriétés, l’histoire des minéraux ; pour nous, le sol qui recèle ces pierres n’a pas plus d’intérêt qu’un autre. Vienne un géologue ; il trouvera un être, une expression, un langage à ces pierres qui demeuraient discrètes près de nous, parce que nous ne sommes pas géologues.

Ainsi les amoureux n’ont rien de caché pour ceux qui aiment. L’amour a des tressaillements, des effluves, des murmures que ne perçoit point le cœur insensible, mais que Julia devait percevoir, elle, amoureuse. À ce moment, toute sa volonté concentrée sur Madeleine, elle vit ces tressaillements, elle sentit ces effluves, elle entendit ces murmures.

Toute bouleversée, elle fit la première chose à laquelle une femme émue songe ; une glace ornait la cheminée : elle se regarda. La jalousie promenait sous ses joues un sang rouge et ardent ; elle observa que sa chevelure en paraissait plus blonde et son sourcil plus noir. Rien n’est beau comme un oeil humide ombragé par de très longs cils ; c’est ce qu’elle se dit en arrêtant ses yeux sur ses yeux. Elle en arriva à se demander : Qui pourrait ne pas m’aimer !

Malheureusement, la présence de sa rivale la força de reconnaître que tous ceux-là pourraient ne pas aimer Julia, qui aimeraient Madeleine. Et Julia s’avouait bien qu’elle était, elle, Julia, ravissante avec ses cheveux bouffants. Oui, mais le filet de Madeleine ! — « Ma robe écossaise est parfaitement taillée, oui, mais celle de Madeleine ! Je n’ai pas la main grande, non, mais les doigts de Madeleine ! » De jalousie en jalousie, Julia en arriva à envier même Henri. C’est alors que son monologue intérieur devint terrible : « Il est donc aimé de deux femmes, lui ! Il ne faut pas que demain je ne sois plus dans son cœur qu’au second rang… »

Et comme, en ce moment, Henri, par habitude, et Francisque, par calcul, l’admiraient des yeux, elle se tourna vers ce dernier en lui adressant un salut qui eût donné de la vanité à n’importe quel homme. Henri, surpris, tressaillit. Francisque, qui trouvait nécessaire que Julia fût jalouse, regarda Madeleine.

À vrai dire, il y avait parmi ces quatre jeunes gens trois malheureux : les trois qui avaient du cœur. Quant à Francisque, il pensait que Julia valait en effet la peine d’être conquise ; il lui savait de la fortune, il lui reconnaissait de la beauté. Désirant donc la victoire, il s’estima sûr de vaincre.

M. Jacquin, lui prenant la main, le présenta à M. Fercy. Francisque réservait pour cette circonstance quelques mots, que son oncle avait déclarés très adroits. Jugez-en.

— Je ne saurais dire à quel point je suis fier, monsieur, d’être enfin présenté à l’illustre peintre que je me suis choisi pour maître.

Cette première phrase stupéfia M. Fercy, ébaubit sa femme et attira de nouveau sur Francisque les regards de Julia. Sur les lèvres de chacun des Fercy se posa cette expression commune, qui naturellement y resta : Il a du toupet !

Le bohème en effet n’en manquait pas. C’est pour cela qu’il continua :

— Et je suis heureux, monsieur, qu’un petit événement m’ait mis à même de causer à un artiste tel que vous une grande joie d’artiste.

Alors tout le monde leva la tête. M. Jacquin seul eut l’air de comprendre : « À table, mesdames », dit-il. « Mon neveu nous racontera au dessert une bonne histoire qui le rendra, je l’espère, l’ami de mon brave et glorieux ami Fercy. »

Pris dans ces conditions, le potage à la julienne fut trouvé par Mme Fercy mangeable, le madère sembla potable à l’auteur du Machiavel, le palais de bœuf et les ris de veau frits furent déclarés délicats et appétissants, le moulin-à-vent et le quartier de chevreuil en daube estimables. Le poulet aux marrons, qui était excellent, parut bien un peu lourd, mais le Château-Laffitte l’aida agréablement à passer. Ce qui restait du volatile desservi, la bonne de M. Jacquin, Magrite, plaça devant son maître un saumon au bleu, à la vue duquel Mme Fercy ne put retenir cette exclamation : « Magnifique ! ». Dès qu’il eut servi chacun de ses convives, M. Jacquin, les oreilles bourdonnant de félicitations, essaya de se rengorger, mais Francisque ne lui en laissa pas le temps ; déjà le bohème implorait un peu plus de saumon. M. Fercy en demanda également. Mme Fercy voulut à toute force savoir combien de quarts d’heure ce délicieux saumon avait mijoté. Julia pria M. Francisque de lui donner à boire. Aussitôt Henri saisit la bouteille de Château-Laffitte, mais la jeune fille dit qu’elle préférait le Moulin-à-vent, et ce fut le neveu de M. Jacquin qui eut le plaisir de la servir :

— Mon jeune camarade, dit alors M. Fercy au bohème, cessez donc de m’intriguer, si vous voulez bien que je digère.

— Mais nous ne sommes pas au dessert, répondit l’amphitryon.

— Raison de plus pour que je ne meure pas encore d’une congestion, riposta le peintre.

— Je suis donc à vos ordres, dit Francisque, qui s’exécuta. Mon modeste atelier reçut un jour la visite d’un ami de mon oncle, que vous connaissez peut-être, le bonhomme Glouboux. Ce n’est pas une bête, le bonhomme Glouboux, car le tableau qui le frappa tout d’abord fut justement celui auquel j’avais consacré le plus de soin et j’attachais le plus de prix. Ce n’était qu’une copie pourtant, mais dans la fable l’âne eût été bien fier s’il fût parvenu à imiter la grâce du petit chien. J’étais fier de ce tableau, où la grâce n’avait que faire. Il représentait un portrait, type de despotisme, d’astuce, d’ironie, de fausseté, de génie diplomatique. Au fond des yeux, l’esprit du mal étincelait. Glouboux crut peut-être reconnaître quelque fin villageois. C’était le portrait de Machiavel.

— Par qui ? s’écria aussitôt M. Fercy, jaloux déjà qu’un autre eût si bien retracé le type auquel il devait son nom et son mariage.

— Par le plus grand peintre moderne, répondit Francisque en se levant et en saluant M. Fercy, dont il y ait gloire d’être l’élève, — par le chef d’école que j’ai l’honneur de supplier en ce moment de daigner parfois m’éclairer de ses conseils…

Francisque, debout, avait le dos courbé devant M. Fercy, qui se leva à son tour, et, fier et ému, tendit la main au bohème en disant :

— Tout à vous, mon jeune ami.

Pendant qu’ils échangeaient une longue et chaude poignée de mains : « Ce n’est pas, pensait M. Jacquin, celui qui paraît le plus fier qui l’est le plus. »

— Mais, reprit M. Fercy, dont une réflexion soudaine traversait l’esprit, comment avez-vous pu faire la copie de cette toile qui, depuis mon mariage, n’a jamais quitté notre salon de Paris ?

— Voilà précisément qui est merveilleux, cher maître, s’écria Francisque, qu’on ne prenait pas sans vert. Quand j’étais encore collégien, trois fois, il est tout naturel que vous l’ayez oublié, trois fois j’accompagnai chez vous mon oncle Jacquin. Trois fois seulement, j’ai vu votre Machiavel et toujours, toujours il est resté là, dans ma tête. Il a décidé de mon avenir. Si, pendant quelques années de jeunesse, j’ai mené la vie irrégulière qu’on se plaît si souvent à me reprocher, c’est uniquement parce que mon oncle Jacquin, devenu mon tuteur, s’opposait à ma vocation. Il vous le dira lui-même.

— Certainement, disait déjà l’homme d’affaires.

Ah, Jacquin avait bien imaginé son plan. Ce misérable, qui eût peut-être fait un excellent politique, connaissait l’effet des réactions. Depuis la réunion du conseil, il n’était point de mal qu’on n’eût raconté, chez M. Fercy, de ce bohême enleveur de filles, de ce jeune barbouilleur, mis par le conseil au-dessus de l’auteur de Machiavel. Ce conseil, une assemblée de crétins ! Mais toute louange est douce, toute épingle pique. M. Fercy, dont les journaux de Paris avaient si souvent célébré les louanges, s’était vraiment trouvé, selon l’expression de Madeleine, exces-si-ve-ment offensé du choix du conseil. Or, le voilà devant lui, ce jeune homme qu’on lui oppose et qui lui dit ceci :

— De toutes les toiles de mon atelier, il n’y a guère là de quoi me vanter, la seule que remarqua Glouboux fut donc cette copie que je venais de faire de mémoire, tant mon enthousiasme avait été loin de s’éteindre. Glouboux, qui avait bien déjeuné, oublia qu’il n’était qu’un paysan et m’offrit en échange de ce tableau une somme folle. Je refusai de le céder. Il s’en alla en jurant qu’il y aurait à Morlancourt, à la meilleure place de l’église, quelque chose de l’auteur d’un pareil portrait. J’avoue qu’en laissant croire à Glouboux que j’avais composé ce tableau j’ai commis une faute ; on a sa vanité. Mais ce que j’ai été assez petit pour ne pas oser avouer à Glouboux seul, je veux le dire à tout le village. Je veux qu’on sache que mon unique talent est d’avoir su être votre imitateur. Le conseil m’a alloué mille francs pour un tableau représentant saint-Pierre. Les mille francs, permettez-moi de prier Mlle Julia de les partager entre ses pauvres. Quant à ce tableau, qui ne m’a été demandé qu’à cause de vous, mon oncle a l’intention de l’offrir à l’église. Et tout le conseil, quand il saura la vérité, se joindra à moi pour vous supplier de vouloir bien en être l’auteur.

Ce qui suivit ce discours ne se raconte pas. Pendant un quart-d’heure les remercîments, les félicitations, les témoignages de sympathie volèrent de la famille Fercy à la famille Jacquin. L’homme d’affaires n’avait pas perdu son dîner : son neveu entrait, toutes portes ouvertes, dans la famille Fercy. L’auteur de Machiavel, qui avait presque retrouvé dans le récit de Francisque l’histoire de sa propre vocation, avait été jusqu’à promettre au bohème de lui montrer ses esquisses, dont ses intimes seuls avaient connaissance.

On peut se représenter l’attitude d’Henri pendant cette scène. Lui, pour qui ce devait être un si grand bonheur d’être à table vis-à-vis de Julia ; lui, qui, depuis plus d’une année, avait fait de la fille du peintre son rêve, son espérance et qui jeune, ardent, capable de briller, s’était flatté d’inspirer durant ce long repas plus d’amour encore à Julia et plus d’affection aux parents de la jeune fille, il était complétement éclipsé par Francisque.

Cet intrus ne s’était pas contenté d’accaparer depuis le potage la conversation ; il accaparait maintenant M. et Mme Fercy et Julia elle-même ! Avouons-le, Henri en avait l’air bête. À plusieurs reprises, il avait glissé quelque appréciation sur la politique du jour, sur l’art, sur les moeurs, chaque fois Francisque s’emparant de cette appréciation, s’était hâté de la réduire à néant et avait élevé, en son lieu et place, un paradoxe à panache, qui avait stupéfié Mme Fercy, rappelé à M. Fercy les anciennes charges d’atelier et fait rire aux éclats Julia.

Pendant que Francisque, qui avait mis le pied dans tous les mondes et tout vu, parlait de tout et brodait des plaisanteries sur fout, Julia, dès qu’Henri commençait à réfuter le bohème, touchait de son petit soulier la bottine du déshérité, ce qui, accompagné d’un froncement de sourcil, ne pouvait point passer pour un témoignage d’amour, mais voulait simplement dire :

— Laissez donc parler M. Francisque. Vous n’êtes pas de force à lutter avec lui.

À la fin, Henri resta près d’une heure sans oser dire un mot :

Vous ne parlez donc pas, M. Henri ? lui demanda à bout portant Julia, qui le mit ainsi dans l’impossibilité de construire une phrase.

Le pauvre amoureux était bien vaincu. Væ victis !

On venait de servir du Lunel :

— À la santé de mes pauvres ! s’écria Julia en tendant, pour trinquer, son verre à celui de Francisque.

Et il y eut entre les regards du bohème et de la jeune fille, en même temps qu’entre leurs verres, un choc qui fit vibrer les nerfs d’Henri. À partir de cet instant, il connut le mal dont souffrait, de son côté, Madeleine !

Alors la porte s’ouvrit et l’on vit entrer Glouboux, qui, la face rouge, joyeuse, dit en tournant sa casquette entre ses mains : « Pardon, la compagnie ; c’est moi, ne vous dérangez pas. »

Le finaud, en passant devant la maison, à la brune, avait flairé un bon dîner, et, s’étant promis de ne pas manquer le vin de la fin, venait se tenir parole. Malheureusement Jacquin, qui avait préparé avec son neveu, quelques instants seulement avant le dîner, l’histoire du « Glouboux admirateur de peinture ! » n’avait pas eu le temps d’avertir le héros de cette histoire. Stupéfait à la vue de la famille Fercy attablée chez Jacquin, Glouboux balbutia quelques mots d’excuse, puis se sauva. M. Fercy courut après lui et le ramena de force. Glouboux se figurait être au jugement dernier.

— Mes félicitations, monsieur Glouboux, dit Julia. Il paraît que vous avez parlé comme maître Lachaud lui-même.

Glouboux, que la fille de M. Fercy comparait à un célèbre avocat de cour d’assises, avait l’air plutôt d’un condamné. Il bégayait on ne sut jamais quelle phrase. Jacquin lui mit un verre en main. M. Fercy prit une bouteille. Glouboux croyait que c’était pour la lui jeter à la tête, et, malgré tout son amour pour le vin de M. Jacquin, tremblait tellement qu’il renversa la moitié du verre que lui servit l’auteur de Machiavel.

— C’est que je veux boire à votre santé, monsieur Glouboux, dit M. Fercy en trinquant avec lui. Savez-vous que votre admiration naïve a pour moi plus de valeur que celle de nos savants critiques parisiens ? Ah ! vous ne comprenez pas ! Mon jeune ami, M. Francisque va vous expliquer cela.

En effet, Glouboux ne comprenait pas. Il était si ahuri qu’il en oublia même de boire. Francisque, dont le sang-froid était à toute épreuve, ne perdit pas pied. Il recommença, à l’usage de Glouboux ébaubi, et au grand plaisir de Julia, le récit qu’il avait fait à M. Fercy. M. Jacquin sauva son homme de paille en lui disant tout bas :

— Va-t’en, tu seras maire.

Incontinent, Glouboux vida son verre, en redemanda an autre, trinqua au hasard, prétexta une affaire qui le rappelait chez lui et se retira enfin.

En route il se disait : « Ont-ils perdu la raison ou suis-je fou ? » Rentré chez lui, il parla à sa femme du voyage qu’il venait de faire à Paris, et quand elle lui eut répondu qu’il n’avait pas quitté le village depuis l’exposition de 1855, il la crut folle à son four. Toute la nuit, il vit danser dans son cerveau des points d’interrogation.

Durant cet épisode, qui servit encore à mettre en relief l’esprit de Francisque, Henri, triste, abattu, n’eut guère l’occasion ni le désir de sortir de son rôle muet. C’est ainsi qu’il prit rang parmi les amoureux transis et l’on sait quel cas en font ordinairement les femmes. Le dîner s’acheva à peu près comme l’avait réglé M. Jacquin : l’auteur de Machiavel sympathisant tout à fait avec Francisque ; Mme Fercy, disant à un jeune homme si amusant et si plein de déférence pour M. Fercy : « Il faut espérer que nous n’en resterons pas là ; » Julia, presque honteuse d’Henri et répondant aux amabilités du bohème ; Henri, furieux contre celle-ci ; Madeleine, douce et prévenante pour la pauvre garçon qui avait été frustré dans son héritage et qui courait bien le risque de l’être dans son amour. Seulement, l’homme d’affaires ne pouvait pas se figurer qu’en voyant à ses côtés celui qu’elle aimait, et dont elle n’avait jamais un regard, couvrir une autre de regards passionnés, sa chère fille souffrirait autant !

Les invités partis, Madeleine laissa Magrite débarrasser la table, et se retira dans sa chambre, Jacquin et son neveu allèrent fumer dans le jardin. Henri avait bien manifesté hautement son intention de reconduire la famille Fercy, mais Francisque s’était gardé de lui disputer cet honneur, sûr qu’il était que, dans son mécontentement, Henri se perdrait tout à fait près de Julia.

— Je crois, mon oncle, disait le bohème à l’homme d’affaires, que ta n’as pas à te plaindre de moi. Nous avons défriché un bon bout de terrain, ce soir. Garde encore mon billet, si cela te plaît, mais combien vas-tu me donner pour continuer ?

— Malheureux ! s’écriait l’avare, tu me coûtes les yeux de la tête ! Où as-tu pris d’abord que je voulais offrir ce tableau à l’église ? Tu allais, tu allais…. J’avais beau te faire des signes… Il fallait de temps en temps me regarder.

— La petite Fercy m’occupait tant !

— Son père me demandera un prix fabuleux.

— Voyons, si je l’entortille si bien qu’il ne veuille pas être payé, me donneras-tu cinq cents francs ?

— Le tiers de la pension d’Henri !

— Oui, cinq cents francs, qui me sont d’ailleurs nécessaires pour l’acquisition de deux ou trois jolies pelures, de nombreuses paires de gants et de cadeaux au moins hebdomadaires. Dame, le nerf de la guerre, c’est…

— Cinq cents francs !

— Comme tu dis. Et pas moyen de continuer sans eux à coqueter devant la balle…

— Vas, répondait l’oncle, tu peux bien me faire chanter ; je suis assez gai pour ça.

Et pendant que l’homme d’affaires et son neveu s’entretenaient sur ce noble sujet, en se félicitant du succès probable de leur entreprise, Henri et Julia, bras dessus, bras dessous, marchaient devant M. et Mme Fercy. Ils ne pouvaient pas, sous les yeux des parents, s’embrasser comme dans le bois de Saint-Paul ; mais se dire les mêmes choses, mais s’appuyer tendrement l’un sur l’autre, mais se presser les mains, ils le pouvaient et ne le faisaient plus. Le maladroit Henri jouait le jeu de Francisque, en accablant Julia de reproches ; il l’appelait coquette, traîtresse, si bien qu’il l’énervait absolument, et que la jeune fille, pour la première fois de sa vie, éprouva au bras d’Henri un grand plaisir à se retrouver devant sa porte.

— Quand pourrai-je vous revoir ? lui demanda-t-il alors.

Elle répondit, en levant le marteau : « Quand vous voudrez ! » ce qui, pour tous les gens qui savent le français, signifie : « Le plus tard possible ! »

Dès le lendemain, ce fut M. Fercy qui alla chez M. Jacquin. Le peintre avait envie de se promener et venait prier l’oncle et le neveu de l’accompagner. Entre nous, il était enchanté de pouvoir montrer aux habitants du pays qu’il était au mieux avec leur préféré. Naturellement, Jacquin et Francisque acceptèrent et suivirent le chemin qu’il lui plut de prendre. Cette façon d’agir d’un homme tel que M. Fercy manquait un peu d’élévation, je le sais bien : il est si difficile, chaque fois qu’on revient dans le petit pays où l’on est né, de ne pas redescendre aussitôt à ses petitesses.

À partir de ce jour, Francisque ne fut jamais vingt-quatre heures sans aller chez M. Fercy. L’auteur et l’admirateur de Machiavel causaient ensemble de tous les musées de l’Europe. Ils engageaient de grandes discussions sur les diverses écoles. M. Fercy préférant l’école italienne, Francisque avait dit préférer l’école flamande ; de là des conversations sans fin. Un jour Mme Fercy étant entrée dans l’atelier au moment où le bohème critiquait le « caractère hiératique de la manière de Pérugin », avait dit à son mari : « Que ton jeune ami est donc savant ! » Parfois Julia assistait à ces débats artistiques. Elle ne pouvait s’empêcher de comparer à la timidité, à la réserve d’Henri le laisser-aller, l’assurance du bohème qui permettaient à celui-ci de tenir tête à M. Fercy, Henri, qui n’était d’ailleurs âgé que de vingt et un ans, finissait par lui sembler un « bébé », tandis que Francisque, dont la barbe florissante insultait aux poils follets d’Henri, faisait véritablement à la jeune fille l’effet d’un homme accompli.

Rêves de la vingtième année, c’est ainsi que la réalité vous dissipe. Julia n’était pas encore dans l’âge où l’on aime longtemps les hommes qu’on traite de « bébés ! » Puis Francisque, qui tombait en pamoison devant les œuvres de M. Fercy, se moquait habilement des tableaux de Julia, qu’admirait tant Henri, et il n’y a rien comme une raillerie ménagée et bien lancée peur faire impression sur le cœur d’une jeune fille. Chaque effort tenté par Julia pour que Francisque effaçât la trace de ses railleries la détachait de son premier amour.

Le bohème fut tout de, suite indispensable à la famille Fercy. Henri ne tarda pas à s’en apercevoir, car malgré l’invitation peu aimable qui lui avait été faite, on conçoit qu’il n’avait pas cessé de fréquenter la maison de sa Julia. Autrefois il n’avait qu’à venir y aimer. Maintenant il fallait qu’il y vînt défendre les droits de son coeur, droits si méconnus. Ce qu’il avait souffert au dîner de M. Jacquin, Henri trouvait la force de l’endurer très souvent encore chez M. Fercy ; dès qu’il ouvrait là bouche, Francisque lui démontrait par l’algèbre de la fantaisie qu’il était dans l’erreur ; une fois par visite le bohème le poignardait avec cette phrase : « Vous n’avez pas assez vécu pour savoir ces choses-là » ou avec ce tronçon de phrase : « Quand vous serez en âge d’aimer sérieusement… » Et Julia approuvait. Et Julia riait. Et le rusé bohème s’y prenait de telle sorte que jamais Henri ne trouva l’occasion cherchée depuis si longtemps de montrer qu’il avait l’âge et surtout le courage de tenir une épée. Francisque avait trop peur qu’un duel ne ravivât dans le cœur de Julia l’amour près de s’éteindre.

Puis celle-ci, se doutant bien de ce qu’avait à lui dire le pauvre garçon, auquel elle avait fait tant de promesses, évitait de se trouver seule avec lui. Un soir cependant, comme il lui avait glissé dans la main, quelques jours auparavant, une lettre, il put lui demander pourquoi elle n’y répondait pas.

— Parce qu’on répond pas à une pareille lettre, dit-elle froidement.

À Morlancourt, tout le monde va le dimanche à la messe. Un dimanche qu’Henri se rendait à l’église, qui est située au haut de la montée, il crut d’abord voir, entrant sous le porche aux pieds duquel sont enterrés les anciens curés de Morlancourt, puis il vit distinctement à côté de M. et de Mme Fercy, Julia au bras de Francisque. Quiconque connaît une petite ville peut se faire une idée de l’effet ressenti dans la Grand’Rue à la vue de la Parisienne allant à la messe avec le Parisien !

Arrivé sous le porche, Henri regarda encore s’il ne s’était pas trompé. Quand il fut certain que c’était bien le bohème qui était là-bas à genoux côte à côte avec Julia, à l’idée de la considération dont devait jouir ce misérable pour qu’on lui fît un tel honneur et de l’intimité que laissait supposer une semblable manifestation, il sentit un sanglot l’étouffer et les larmes lui monter aux yeux ; il se sauva derrière l’église et descendit dans la campagne. Sur un arbre renversé il s’assit, et là, toute une heure, la tête dans les mains, il sanglota, il pleura, criant le nom de Julia et disant parfois :

— Eh bien, mon oncle, j’aime, j’aime !…

Lorsqu’il n’eut plus de larmes, il se leva et remonta vers l’église. On sortait de la messe. Pour revoir Julia, il traversa un groupe. Une bonne femme y disait déjà :

— Pour sûr, Mlle Fercy va épouser le neveu à Jacquin !

Et ce cancan parcourut tout le village, suivi de commentaires !

Le lendemain, Henri avait pris une détermination. Il se présenta bravement chez M. Fercy et, après lui avoir fait l’aveu de son amour, lui demanda Julia en mariage :

— Mon pauvre ami, lui répondit M. Fercy en ayant grand mal à ne pas rire, vous ne pensez pas à votre âge.

— Pardon, monsieur, mais je supplierais Mlle Julia de vouloir bien attendre quelques petites années…

— Mais vous n’avez pas de position !

— J’en chercherais une pendant ce temps-là.

— Vous ne paraissez pas avoir une idée bien nette du sacrifice que vous demandez à ma fille. Si je vous comprends, vous voulez que, quels que soient les partis qui pourront s’offrir, Mlle Fercy, qui va avoir dix-neuf ans, s’engage à les repousser pour vous garder sa foi ?

— J’oserai vous l’avouer, monsieur, Mlle Julia m’avait permis d’espérer…

— Vous voulez, continua M. Fercy, que pendant que vous deviendrez un beau grand garçon et que vous courrez le monde à la recherche d’une position sociale, Mlle Fercy consente à devenir une vieille fille ? Malheureux enfant, qui me dit que vous penserez encore à elle ou même que vous ne la dédaignerez point quand vous serez parvenu à quelque situation ?

— Oh ! monsieur, je vous jure…

— Pour quel père me prendriez-vous si j’acceptais votre serment ?

Avant d’entrer, Henri s’était préparé à tout entendre, à tout dire. Il rappela à M. Fercy comment l’auteur de Machiavel s’était marié. Il invoqua l’exemple du passé ; il revendiqua les droits éternels de l’amour.

— Vous avez tellement raison, reprit M. Fercy, qu’après vous avoir répondu comme doit le faire n’importe quel père en une circonstance pareille, je vais maintenant agir comme doit agir M. Fercy, père de Julia.

Et il appela sa fille.

Les premières paroles de M. Fercy avaient été si glaciales qu’en l’entendant appeler Julia, Henri éprouva la sensation que ressent le noyé qu’on arrache à la mort. Il aspira fortement ; il ouvrit de grands yeux. Il revivait puisqu’il espérait. La porte s’ouvrit. Julia parut. Elle s’était fait désirer assez de temps pour qu’on ne s’aperçût pas qu’elle avait écouté à la porte. M. Fercy lui répéta la conversation qu’il venait d’avoir avec le jeune homme et ajouta que, bien qu’il n’eût pas le courage de conseiller à sa fille d’attendre de longues années peut-être, il la laissait maîtresse de sa destinée. Ardemment, habilement, Henri fit de tendres allusions aux promesses qu’il avait reçues de Julia dans le bois de Saint-Paul et ailleurs. Il parla du serment qu’il avait prêté sur le lit de mort de son oncle ; il jura à celle qu’il aimait qu’il allait conquérir un rang digne d’elle et qu’elle n’aurait pas longtemps à attendre :

— J’ai beaucoup de foi en vous, lui répondit-elle en lui tendant la main.

Et pendant qu’Henri pressait avec amour cette main ambitionnée :

— Il est vrai, ajouta froidement Julia en se tournant vers son père, que j’ai bien aimé M. Henri, mais il reconnaîtra lui-même que si je l’épousais après la lettre qu’il m’a écrite, je n’aurais guère de dignité.

Henri devint blême. Un instant peut-être il y eut dans son cœur pour la jeune fille plus de colère que d’amour. Cependant il ne voulut pas encore s’avouer vaincu. Avec l’éloquence des mourants, il défendit cette lettre que lui reprochait Julia et qu’avait dictée la jalousie. Mlle Fercy l’interrompit :

— Je ne veux pas, monsieur Henri, dit-elle, vous laisser dans une situation fausse et je serai franche avec vous. Autorisée par ma mère, je viens de permettre à M. Francisque de tenter près de mon père une démarche semblable à celle que vous venez de faire.

— Oh, elle n’a pas de cœur ! s’écria Henri, qui prit son chapeau, salua M. Fercy et se sauva plutôt qu’il ne se retira.

Rentré chez lui, il fit sa malle. Quand il l’eut cadenassée, il alla chez M. Jacquin et demanda à Magrite de ne voir que l’homme d’affaires et sa fille. Il leur annonça, à leur grand étonnement, qu’il partirait le lendemain pour Paris. L’homme d’affaires lui compta le second terme de sa pension, c’est-à-dire trois cent soixante-quinze francs. Henri avait déjà consacré le premier terme qui lui avait été payé le lendemain de l’ouverture du testament, à l’acquisition d’effets et de linge. Il remercia M. Jacquin de l’amitié que celui-ci n’avait cessé de lui témoigner et voulut lui donner une poignée de mains :

— Allons ! Embrassons-nous, fit donc l’homme d’affaires tout ému.

Henri l’embrassa et embrassa Madeleine, qui restait là interdite et silencieuse. Elle ne savait si elle devait être joyeuse ou chagrine. Henri partait ; donc il renonçait à Julia. Mais il partait ; reviendrait-il ? Or ce baiser, qui pourtant mit en feu les joues de la jeune fille, Henri l’avait donné avec une si visible indifférence que Madeleine était bien forcée de se dire que si jamais il revenait, ce ne serait pas à cause d’elle !

À peine Henri eut-il quitté la maison de Jacquin, que Francisque sortait de sa chambre, paré, musqué, prêt à aller avec son oncle faire la demande officielle au père de Julia. Dès que M. Jacquin lui eut annoncé le départ d’Henri :

— Dis donc, mon oncle, demanda Francisque, puisqu’il bat en retraite, est-ce la peine de retourner à la petite ?

— Je crois bien.

— Pourquoi ?

— Pour qu’il n’y revienne pas.

Le lendemain matin, Henri faisait ses adieux au père Jamet, le locataire de la maison de l’oncle, qui lui disait, la larme à l’œil:

— Alors, not’ pauv’ maître, quand est-ce qu’on se reverra ?

N’osant pas dire qu’on ne se reverrait plus, Henri, pour toute réponse, embrassa le vieux fermier. Et ce brave homme fut la seule personne qu’il quitta avec regret.