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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 99-106).

VIII

L’INVITATION À DÎNER.

Je me souviens d’un bon prêtre qui, n’ayant rien de commun avec les moines de Walter Scott, détestait se mettre à table. C’est surtout dans les appétits réguliers de notre estomac qu’il voyait l’infériorité de l’homme. Il rougissait d’être l’esclave de son ventre. Mangeant peu, buvant moins, n’accordant que de très courts moments à ses repas, il se glorifiait chaque fois qu’il pliait sa serviette, de n’avoir accordé à ses instincts grossiers, que le strict nécessaire. Il ne songeait pas que Dieu, qui n’a pas trop mal fait les choses, a placé le plaisir près de l’ennui et que les jouissances du palais ont la mission de nous consoler de nos sacrifices à la faim.

Cette dîme, imposée au profit immédiat de l’estomac, l’homme, prétendait-il, la paie avec une telle répugnance, qu’il l’a déguisée sous des noms chatoyants et qu’il lui a prêté de faux buts agréables ou utiles. Pour ne pas voir nos chaînes, nous les couvrons de fleurs. Nous avons inventé les festins, les banquets, les repas de noces. L’on a ainsi l’air de se réunir pour se reconnaître, pour causer, pour chanter, — et l’on mange ! Nous sommes des serfs qui ne pouvons échapper à la corvée.

À coup sûr, M. Jacquin qui avait plus d’une fois soupé chez Foyot, désavouait cette théorie. Quant à Francisque, c’était, — seulement, hélas, lorsqu’il ne dînait pas chez lui ! — un Lucullus. L’oncle et le neveu trouvaient qu’avant du bon café, agrémenté par un bon cigare, il n’y a rien de meilleur qu’un bon repas, mais ils faisaient à notre prêtre une petite concession ; ils accordaient que, pour nouer des relations, rien ne vaut l’ensemble de ces bonnes choses-là.

Donc, à la fin du déjeuner, l’homme d’affaires, attirant Madeleine entre ses genoux et lui câlinant les cheveux, lui demanda si elle voulait être gentille pour lui.

— Toujours, papa, dit-elle ; mais ne me souffle pas de fumée dans les yeux.

M. Jacquin éloigna son cigare et mit un gros baiser sur le milieu si velouté, si rose, de la joue de sa fille.

Se voyant en faveur, la jeune fille prit du bout des doigts un morceau de sucre et, le trempant dans le café de son père, où il y avait du rhum ! — tandis que dans sa tasse, à elle, il n’y avait que du café, — elle fixa de petits yeux quémandeurs sur son papa, qui n’osa point se récrier. Alors faisant de sa lèvre inférieure une gouttière pour ne pas perdre une goutte de gloria et ne point salir sa robe, elle retint le sucre entre ses dents et aspira de toutes ses forces. Cela produisit un gazouillement d’oiseau, si joli, que son père l’embrassa encore.

De cette scène, Francisque ne vit que l’attitude gracieuse et les élégantes formes de la jeune fille, et, songeant que sans connaître celle qu’on lui destinait, il la changerait bien contre Madeleine, il remit du rhum dans sa tasse.

— Qu’est-ce que tu veux de moi, papa demanda l’enfant.

— Je veux, ma petite Liline, que tu rendes visite à ton amie Julia.

Aussi vite qu’un moineau qui reçoit une averse, le sourire disparut des lèvres de la jeune fille, qui, l’air embarrassé, murmura :

— Pourquoi ?

— Tu ne te disputeras pas avec elle et tu inviteras à dîner elle et ses parents, pour ce soir, vers six heures. On t’interrogera probablement ; tu répondras que c’est pour fêter l’arrivée d’un de tes cousins de Paris et que je n’invite qu’eux et M. Astier.

Francisque remarqua la rougeur dont le nom de M. Astier colora la figure de Madeleine.

— Tu ajouteras que je suis excessivement occupé, poursuivit M. Jacquin, et que, sans cela, je serais allé les inviter moi-même. Tu m’as bien entendu ? Répète un peu…

Madeleine quitta les genoux de son père, prit dans la chambre voisine un chapeau, un joli petit chapeau bleu fait tout exprès pour ses cheveux blonds, et se couvrit d’un burnous d’automne.

Elle ne paraissait plus trouver aussi mauvaise l’idée de M. Jacquin. Elle fit brusquement et follement barboter dans la tasse paternelle un nouveau canard, puis, chantant : « Ça me donnera de la mémoire, » s’élança toute rieuse vers la porte.

Son père la retint par la robe :

— Tu sais que Julia mène ses parents à son gré. N’oublie donc pas de dire qu’Henri dînera ici ; elle saura bien les y amener.

Francisque ne perdait pas de vue la jeune fille. Ce nom de l’intimité : « Henri » plus vivement encore que ce nom générique : « Astier » la rendit rouge et confuse. Elle s’échappa enfin.

— Ah, maintenant que nous sommes seuls, dit l’homme d’affaires à son neveu, causons…

Francisque riait : Ma cousine, répondit-il, est trop impressionnable. Sa figure m’a montré où vous voulez en venir. Vous lui permettez d’aimer un jeune homme que revendiquerait certainement Mlle Julia, si je n’épousais cette dernière. Eh bien, on s’emparera de Mlle Julia.

— Et tu crois, toi, que ce sera facile ?

— Peut-être, quand vous m’aurez indiqué la géographie du pays.

Mais nous n’avons pas besoin d’écouter cette conversation, puisque nous la verrons, ce soir, mettre en œuvre.

Une heure après, Madeleine revenait de sa visite et trouvait dans le jardin M. Jacquin et Francisque.

— Je suis allé chez Henri, lui dit aussitôt son père. Nous l’aurons. Et les parents de Julia ?

— Oh ! si tu savais comme ils m’ont reçue ! D’ordinaire M. Fercy, en me voyant, me tend les bras. Il n’a pas bougé aujourd’hui. Il était d’une froideur !… Il est vrai que l’hiver approche. Sa femme était assise dans son grand fauteuil. Elle semblait contrariée et ne me dit pas un mot. Julia seule me faisait à peu près bonne mine ; je risquai ma commission. Dès que j’eus parlé de mon cousin, — M. Fercy, je ne m’explique pas pourquoi, s’écria : « C’est trop fort ! » en clignant des yeux à sa femme, laquelle levait les épaules. Est-ce qu’il vous connaît, mon cousin ? Vous êtes donc mal ensemble ? Mais cela ne me regarde pas. Alors j’ajoutai que nous n’invitions qu’eux et Henri. Tu comprends, petit père, qu’en prononçant ce nom-là je fixais les deux yeux sur Julia. Bast ! elle a plus d’empire sur elle-même qu’un homme de quarante ans. Mais comme elle tenait à la main un album de musique, elle me dit : « Vois donc ! » Et sans plus s’occuper de moi, elle alla près du grand fauteuil s’entendre avec ses parents. Je ne serais plus une demoiselle si je n’avais pas écouté : « M. Jacquin n’y est peut-être pour rien, disait Julia. — Il faut en avoir le cœur net, » ajoutait Mme Fercy. M. Fercy, lui, avait un grand air solennel, avec lequel, par parenthèse, je te ferai rire si la chose n’est pas grave. Il disait des mots entrecoupés que je n’ai point compris du tout, par exemple : « C’est le coup de pied de l’âne… Mesquinerie de province… Je tiendrai tête… Si on pense m’offenser, on se trompe. » Ici, permets-moi d’ajouter qu’il paraissait au contraire ex-ces-si-vement offensé. Julia a pincé son père, et ils se sont mis à parler bas. Mais cela ne m’allait point. Alors j’ai dit, tiens, tout comme ça : « Je crois que vous m’oubliez. » On les aurait, d’un coup de baguette, transportés en Amérique, qu’ils n’auraient pas été plus surpris. Julia vint à moi : « Oh ! pardonne-nous, ma petite Madeleine, mes parents étaient occupés avant ton arrivée d’une affaire importante et… — Parfaitement, ai-je répondu, je vous laisse, mais acceptez-vous l’invitation de papa ? » Tu te souviens, petit père, que je les ai cent fois invités de ta part, eh bien, jamais, au grand jamais, ils n’ont fait ainsi chorus pour dire : « Comment donc ! — Avec plaisir. — Avec empressement. — C’est pour nous un devoir, » etc., etc. D’où je conclus que tu dois être content de ton ambassadrice ; alors embrasse-la.

— Mon cher oncle, dit Francisque, tu as l’air tellement heureux que tu vas évidemment me prêter un habit noir.

— Ah ! fit Madeleine, il faut que, moi aussi, je sois belle !

M. Jacquin, oubliant un instant sa gravité, cria : « Oui, aux armes ! » et chacun se retira chez soi pour s’apprêter.