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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 173-195).

XI

LE DÉSESPOIR.

Avoir plusieurs maîtresses, parbleu, ce n’est pas difficile ! Aimer une femme ou seulement deux, ah ! voilà ce que vous ne ferez pas sans la permission de Dieu ou du diable. N’ayant même songé à aimer aucune femme ou plutôt aimait toujours avec ardeur Julia, — ne croyant point suffisamment tenir la parole jurée à son oncle et mis dans l’impossibilité de la tenir mieux, — Henri, épuisé, découragé, prit en dégoût les choses faites et les choses à faire, en haine les femmes et les hommes et tout ce qui n’était pas lui, et finit par se haïr plus que tout et tous.

Il ne voyait rien à faire ; son chez lui l’assombrissait encore ; manger l’aurait ennuyé ; dormir, il ne le pouvait pas. L’idée seule de la promenade l’irritait. Il était à la fois vide et plein de pensées, riche de sève et languissant ; il croyait sentir sa peau en proie à mille bêtes harcelantes ; c’était son sang échauffé qui le mettait à la torture. Quant à son âme, elle était sage et folle. Elle additionnait ses supplices, à elle, puis, les trouvant trop nombreux, elle songeait, par contraste, aux joies des autres, qui peut-être, un jour, deviendraient les siennes ; pourquoi non ? De là, elle enviait de retourner au ciel, et elle se réjouissait d’avoir l’enveloppe d’un homme ; elle avait des extases d’ange, entrecoupées de plaintes de démon. Il riait en pleurant.

Il y avait sur sa table une Vénus en plâtre, épreuve princeps qu’il adorait ; il la jeta par terre, et, du pied, en lança les morceaux dans le foyer. Ses livres favoris, ceux qui ne quittaient pas son bureau, il les bouscula, les maltraita, puis les envoya brusquement loin de lui. Beaumarchais cassa le nez à un buste de Molière ; Musset rampa aux pieds de la table de nuit ; Voltaire passa en sifflant devant une vierge italienne. Platon, seul, tint tête à cette fureur, en y répondant par une moquerie sarcastique, imitée de Socrate. Ouvert devant Henri, l’éternel livre disait : « L’amant aime sa bien-aimée comme le loup aime l’agneau. » Cela fit réfléchir Henri :

— Mais tu es insensé, vieux sage, grogna-t-il à la fin. Si je n’avais aimé Julia que pour moi, désirerais-je aujourd’hui encore donner ma vie pour elle ? Le loup respecte-t il l’agneau ? Qui est-ce qui est dévoré dans la fable de La Fontaine ? Moi, loup, je me serais privé de boire pour ne pas troubler la boisson de l’agneau. Ah ! c’est lui qui m’a mangé !

Platon était bien compromis ; il devina sa situation et redoutant les angles des meubles, il s’avoua paradoxal : « Les dieux, lut Henri, veulent du bien à deux personnes, quand ils donnent à l’une de l’amour pour l’autre. »

— Oui ; non, maugréa le jeune homme. Non, oui. On n’écrit donc que pour dire l’un après l’autre ces deux mots. Une page flétrit l’amour ; la suivante loue l’amour. Peut-être ont-elles toutes les deux raison…

Et Henri se rappela que, oui, c’était bon quand les dieux voulaient du bien à la fois à Julia et à lui, et le poëte eut de la reconnaissance pour le philosophe et mit doucement le livre de côté.

Mais la mémoire est à tableaux changeants. Tout à coup il revit les misères des quatre dernières années. Précipité du haut d’une tour, on se raccrocherait à un fil de la Vierge. Henri prit un jeu de cartes, le battit avec ivresse, le coupa de la main gauche et, demandant au jeu si bientôt le ciel ne lui serait pas propice, il fit une, deux, dix réussites — qui ne réussirent pas. Il descendit.

Une de ses poches était vide. Il y mit les cinq francs que le garçon de bureau lui avait donnés en petite monnaie et, remuant bruyamment les sous et l’argent, parcourut les ruelles, les carrefours, les banlieues. C’était, pour ainsi dire, inviter les voleurs : « Où sont donc les assassins ? » rugissait-il. Ces messieurs travaillaient autre part.

Il appela à son aide les tuiles et les cheminées ; rien ne lui tomba sur la tête.

Il y a toujours, dans chaque quartier, au moins une maison qu’on abat. Hélas ! on ne démolit pas le soir.

Avec la Mort et le Malheureux, La Fontaine n’a point fait autre chose a qu’une fable. Il n’est pas vrai que la Mort vienne quand on l’appelle. Il faut la conquérir ou l’attendre. La conquérir ? Henri désirait ardemment échapper par la mort à son serment ; mais en la conquérant, il se serait regardé, homme et neveu, comme deux fois criminel. L’attendra ? elle est comme la Fortune, femme et coquette. Elle fuit ceux qui la courtisent et retrouve son compte en atteignant ceux qui la fuient.

Et il y avait en notre Henri trois personnes qui briguaient les consolations de la Mort : le débiteur sans argent, le poëte sans succès, l’amant sans espoir. C’étaient trois raisons pour qu’Henri ne mourût pas. Il ne fut rencontré par aucun assassin.

Cependant il continua sa promenade nocturne.

La nuit était fort belle. Il était tombé un peu de neige, et le froid, qui l’avait gelée, la retenait sur les toit et pavait les rues en argents La terre, blanche, blanchissait l’ombre.

Les cheminées, dont la tête glacée resplendissait, avaient l’air de fantômes accroupis sur leurs maisons. C’est dans des nuits pareilles que les jeunes filles devraient monter au ciel. De là-haut, les étoiles ne semblent-elles pas les guetter ?

Voilà toutes les horloges qui parlent : il est cinq heures du matin.

Cinq heures ! Qu’il sonné cinq coups à cette mairie, c’est bien, mais c’est assez ; or d’où viennent ces tintements prolongés ?

Le poëte les entendit, parce que leur harmonie doucement lugubre a des échos dans l’âme ; l’homme les écouta, parce qu’ils lui rappelaient le pays et le temps où il avait chaque jour des caresses et du pain, du dessert et des baisers.

Il reconnut l’Angelus et lui, qui enrageait, il n’y a qu’un instant, en maudissant la création, rougit de se trouver piétinant la neige, — comme un enfant qui, parce qu’il est tombé, bat la terre.

À chacun de ses tintements, une page de son passé se retournait. Il se revit, priant à côté de la mère Jamet, dans l’église où il avait été baptisé. Il songea au vicaire, son précepteur, qui l’ennuya le premier en lui parlant des Juifs, des Grecs et des Romains, et ce souvenir ne l’ennuya point. Le jeune prêtre travaillait soigneusement les sermons qu’il faisait le dimanche. Le lundi, Henri en rédigeait un résumé qu’il lisait à la ferme, et c’est peut-être cela qui éveilla et entretint en lui l’envie de chanter plus tard ses pensées et de voler de ses propres ailes après avoir volé des ailes de son maître.

Ainsi, dans sa mémoire, il monta sa vie comme on opère l’ascension d’une montagne difficile. Il avait, à la vérité, fait plus de chutes que Jésus sur le Golgotha, mais il se flatta de s’en être relevé, et il s’étonna d’avoir encore peur après tant d’aventures traversées sinon à sa gloire, du moins l’honneur sauf. Henri avait, ainsi que vous et moi, tiré son livre de souvenirs à deux exemplaires exactement pareils, mais couverts l’un d’une peau de chagrin donnant à l’ouvrage une teinte mélancolique, l’autre d’un cuir de Russie rose, lui donnant sa teinte agréable. S’il voulait, cette nuit, mourir, c’est qu’il avait feuilleté son livre en peau de chagrin. Il va peut-être tout à l’heure espérer en demain : il lit avec son cœur son exemplaire en cuir de Russie.

Il revient sur les quais, et, voyant ramassés près de la berge les bateaux qui, l’été, font muraille aux établissements de bains, il ouvre ses Souvenirs à je ne sais quelle page et se croit encore, en simple caleçon, regardant, pour s’exciter à plonger, les baigneurs.

L’un d’eux poursuit des dents un morceau de bois, et, remuant bras et jambes, tâche que sa bouche arrive à ce bâton de Tantale. Chacun de ses mouvements secoue une vague et le navire imprenable s’éloigne. Le nageur double de vitesse. Victoire ! Il a saisi le bâton ! Mais, tout à sa capture, le vainqueur oublie qu’il est dans l’eau et ne fait pas ce qu’il faut pour se maintenir à la surface. Le voilà qui boit.

Cette eau qu’il avale l’empêche de songer à son prisonnier ; entre deux eaux, il lève les bras, donne un coup de pied et revient, sain et sauf, à l’air pour voir le bâton, déjà loin qui, se dandinant sur l’eau, semble narguer le vainqueur vaincu.

Ainsi du bonheur. Nous passons la vie à le poursuivre. Dès que nous le tenons, notre imprudence, nos passions ou l’imprudence et les passions des autres, qui tombent sur nous comme le plongeur que voici sur le baigneur que voilà, nous font desserrer les dents.

Henri, qui avait continué sa promenade nocturne, se trouva tout à coup devant l’église Sainte-Clotilde ; il y entra. À cette heure matinale, l’église, déjà obscure quand le soleil en échauffe les vitraux, était noire. Le gardien, occupé à ouvrir les portes, n’avait encore allumé aucun flambeau. Seule, au milieu du chœur, l’éternelle lampe brillait. En songeant à l’immuabilité de cette lumière, emblème de la foi, le poëte, dont la foi en Dieu était maintenant éteinte, eut honte. Il prit un siége, qu’il plaça à deux pas de l’autel ; puis, se ratatinant, il s’assit, fatigué d’avoir trop marché et pensé, et, les yeux sur cette lampe, rêva. Alors, par-ci par-là, des flambeaux s’allumèrent ; un prêtre vint saluer le grand autel et, tout étonné de voir un homme arrivé avant lui près du Christ, se prépara à dire la messe dans une chapelle voisine ; des pas frappèrent les dalles, les chaises remuèrent, un religieux murmure de lèvres répondit au chuchotement du prêtre et la voix argentine de la sonnette réveilla Henri de sa torpeur.

Il se leva et, sans vouloir y croire, vit une foule agenouillée devant l’hostie. On raconte que la religion est morte. Que faisaient donc, avant six heures du matin, à cette première messe, les deux cents personnes qui causèrent une si grande surprise au poëte, et qu’il eût également comptées dans les autres églises ?

Se rappelant l’époque où lui aussi, jeune, priait, Henri compara le bonheur dans lequel il vivait alors à son existence d’aujourd’hui, et il chercha à reconstruire au-dedans de lui l’autel que ces gens-là évidemment portaient dans l’âme. Rien. Pour lui, Dieu n’était plus qu’un souvenir. Dieu apparaissait au milieu de son cœur comme la féodalité au milieu de nos vieux castels du Nord, ruine sur des ruines. Il le supplia de ressusciter, de lui donner n’importe quelle preuve de sa divinité ; il le défia. Mettant deux petites pièces de monnaie dans une main, il demanda un miracle :

« Voici deux sous. Dieu, si tu es, fais-en seulement deux louis ou deux centimes, plutôt deux louis. Manifeste-toi, sois palpable. J’ai besoin et j’ai promis d’aimer ; tu seras mon amour. J’ai juré et j’ai besoin d’être utile ; je viendrai puiser dans tes églises la force de l’être. Quant à la gloire que je poursuis, je l’humilierai aux pieds de ton trône. Montre-toi, parle-moi, et je serai le plus actif, le plus zélé, le plus enthousiaste de tes serviteurs. »

Il ne pensa point qu’il proposait là un marché an ciel. Il ouvrit la main : les sous étaient restés sous. En lui-même, il sentit encore ses douleurs ; il ne sentit pas la moindre intervention divine. Ah ! il avait imploré le consolateur, et le consolateur n’avait pas répondu ! Ah ! il s’était prosterné devant le Dieu qu’adoraient ces deux cents personnes, et ce Dieu ne lui avait pas tendu la main : « Alors, Dieu, c’est que tu n’es vraiment pas ou, si tu es, c’est que, toi aussi, tu me dédaignes ?… » Henri saisit sa chaise et d’un seul coup la brisa sur les dalles…

Le prêtre, dont la messe était terminée revenait saluer le grand-autel. Au bruit de la chaise qui craquait, il tourna la tête et regarda Henri ; ce jeune homme l’intéressait. Quand on entre à cinq heures du matin dans un temple, qu’on a l’air d’y prier et qu’on y brise avec rage une chaise, c’est qu’on souffre. Contre l’attente de ceux que cet incident avait distraits de leurs dévotions, le prêtre n’adressa aucune observation au poëte. Henri, toujours exaspéré, prit son chapeau, qu’il avait placé sur une chaise voisine, se coiffa sur l’oreille et s’en alla en tapant du pied et en fixant des regards impertinents sur les fidèles ébahis.

À peine était-il dans la rue qu’une main lui touchait l’épaule ; il n’y fit pas attention.

— Permettez-moi de vous parler, lui demanda quelqu’un.

Il n’entendit pas. Il était en train d’accabler Dieu de sottises et ne se souciait guère de l’humanité. Mais l’homme qui avait suivi Henri insista et lui prit le bras :

— Laissez-moi tranquille… dit Henri.

— Serait-ce vous laisser tranquille que de vous abandonner à vous-même ?

Ces mots, prononcés par le prêtre d’une voix calme et digne, firent réfléchir le malheureux.

— Non, je ne suis pas tranquille, murmura-t-il.

— Je vous mène par les rues, continua le prêtre, au lieu de vous offrir l’hospitalité dans la sacristie, parce qu’à mon avis le grand air vous est bon. La neige ne vous gêne point ?

— Je ne l’avais pas encore remarquée.

— Voyez-vous au moins que c’est une robe noire qui marche à votre côté ? Vous ne craignez pas les gens d’église ?

— Je crains tout ce qui vit.

— Vous avez à peu près vingt-cinq ans.

Entrez-vous souvent chez nous ?

— Je n’y venais plus jamais.

— Pour y être venu aujourd’hui à une pareille heure, vous aviez donc bien besoin de Dieu ?

L’emporté de tout à l’heure, comprenant qu’il était questionné par une sympathie raisonnable, obéissait mieux qu’un enfant. Il dit :

— Oui, et j’ai mis mon chapeau sur la tête pour éprouver si votre Dieu est aussi aveugle que sourd.

— Il n’est pas aveugle puisque je vous ai vu, il n’est pas sourd puisqu’il m’envoie vous répondre.

Le sacrement de la pénitence apprend et habitue les prêtres à interroger. En un instant, celui qui avait résolu de consoler Henri eut tracé son plan d’action. Il savait que les prônes du dimanche ont peu d’influence sur les garçons qui vont, une fois par hasard, à l’église. Il fallait qu’il procédât d’une façon plus intime. Il demanda doucement au jeune homme :

— Vous l’aimez beaucoup, cette femme, pour qui vous pleurez?

— Je voulais l’épouser.

— Le pourriez-vous encore ?

— Non.

Il y eut un moment de silence, après lequel le prêtre pria Henri de lui confier les secrets de son cœur. L’abbé, par le timbre de sa voix, par sa physionomie, plus encore que par ses paroles, s’était rendu complétement maître du poëte, qui lui raconta son amour, c’est-à-dire sa vie.

Quand le jeune homme eut fini son triste récit, l’abbé soupira en levant doucement les épaules et dit ;

— Pauvre enfant, qui baissez les yeux pour pleurer sur le présent quand il faudrait les lever au contraire pour les fixer sur le passé d’abord, sur l’avenir ensuite !…

— Le passé, je le connais trop !

— Vous en connaissez la surface, vous en connaissez tout ce qui vous est apparu en pleine lumière ! Avez-vous jamais regardé dans l’ombre ?

— Dans l’ombre ?

— Oui, dans l’ombre où Dieu enfante ses projets, où la Providence signe ses décrets, où les coupables croient cacher les causes, où les innocents ne pensent jamais à les chercher.

— Eh bien, monsieur l’abbé, regardez-y avec moi et vous y verrez l’homme qui, à la lumière, me prodigue les amitiés, sa concerter avec un Francisque Husson ; vous y verrez celle qui m’a promis sa foi l’engager à un autre…

— À votre tour, dit le prêtre d’un ton singulier, regardez-y avec moi et vous y verrez un vieillard de cœur consacrer deux cent mille francs à de nobles institutions et en laisser cinq cent mille à un homme qui vous semble n’être pas estimable…

— Que croiriez-vous ? fit Henri intrigué.

— Je ne crois rien, mais je vois, dans cette ombre où vous ne savez pas regarder, cet homme, père d’une jeune fille que vous appeliez tout à l’heure un ange, continuer à vous porter un intérêt qui, de sa part et dans sa situation, me surprend je le vois vous inviter à venir près de lui, près d’elle par conséquent ; — je le vois vous amener à Paris, dans votre mansarde même, cette Madeleine, comme pour être sûr que vous n’échapperez ni à lui, ni à elle, et je tâche de distinguer, plein d’espérance pour vous, quel avenir Dieu, qui fait mouvoir les hommes et les choses, daigne vous réserver !

— Ne vous illusionnez pas, monsieur l’abbé, je n’ai jamais été aimé que par la femme qui ne m’aime plus et que, moi, j’aimerai toujours…

— Et ce serait sot à moi de vous dire de l’oublier, cette femme, répliqua le prêtre, puisque aujourd’hui, lors même que vous le voudriez, vous ne le pourriez pas. Mais le ciel vous a donné la vie ; vivez donc au lieu de vous momifier dans le passé. Et il viendra tout seul, l’oubli d’un amour maintenant coupable. Vous avez du coeur, vous avez du courage. Je vous jure que celui, au nom de qui je vous parle, vous aime. Pourquoi désespéreriez-vous ? Parce que dans l’ombre s’est embusquée quelque intrigue par laquelle vous vous êtes laissé envelopper ? Patience ! Derrière le mal était caché le bien, et avant qu’il soit longtemps peut-être, vous-même verrez dans l’ombre éclater la lumière !

Longue fut la promenade, long fut l’entretien du désespéré et de celui qui s’efforçait d’être son consolateur. Quand le prêtre crut avoir, dit tout ce qu’il était de son devoir de dire :

— Voici mon adresse, ajouta-t-il en tendant une carte au jeune homme. Donnez-moi la vôtre. Il faut maintenant que vous soyez seul pour prendre un parti et pour vous reposer. Ce soir, je vous attendrai à dîner. Souvent des paroissiens nous demandent des professeurs pour leurs enfants. Si vous ne venez pas ce soir, j’irai demain vous proposer quelques leçons qui vous permettront de travailler honorablement et patiemment pour la gloire. Au revoir, mon jeune ami. Donnez-moi votre main. Au revoir.

Et l’abbé et le poëte se séparèrent.

Henri était-il content du prêtre ? Non. Le prêtre qui lui avait parlé de Madeleine, — Henri se demandait pourquoi, — ne lui avait pas assez parlé de Julia !…

Rendu à lui-même, le désespéré se dirigea vers sa demeure, rue Racine. Le hasard, — en sa qualité de serviteur de Dieu, lui aussi, — lui fit coudoyer une femme, une payse. Il en résulta deux cris :

— Monsieur Henri !

— La Claude !

Le jeune homme se trouvait en effet devant l’ancienne maîtresse de Francisque Husson, la Claude, qui était devenue toute rouge à la vue de son compatriote, mais qui avait aussitôt senti venir sur ses lèvres dix questions relatives à l’homme dont les baisers avaient fait la triste femme qu’elle était. Henri et la Claude pouvaient s’entendre : leurs infortunes avaient le même auteur. Le misérable auquel la Claude reprochait de l’avoir séduite n’était-il pas l’époux de Julia ?

— Ah ! s’écria la pauvre créature, après avoir épanché dans le cœur d’Henri des confidences trop faciles à deviner pour que je les raconte, je voudrais revoir Morlancourt…

— Pourquoi ?

— Pour y revenir au monde ! Et je voudrais revoir Francisque…

— Pourquoi encore ?

— Pour le mépriser tout à fait !

C’était un double conseil qu’en formulant ses désirs, la Claude venait de donner à Henri. L’abbé n’avait vécu que par les autres. Cette femme, hélas ! avait pris la vie corps à corps. À Henri, qui pourtant était un poëte, le langage du prêtre avait semblé trop théorique. Cette femme était pratique.

La pauvre Claude ! Elle avait honte de son existence. Elle en était lasse. Elle avait la nostalgie de la vertu travailleuse. Elle brûlait d’être une ouvrière bien modeste, n’habitant pas en hôtel, oh ! non, pas en hôtel ! mais logée dans ses meubles, Elle ambitionnait une machine à coudre.

— Vous en aurez une, lui dit Henri, et vous serez dans vos meubles. Cherchez-vous vite une chambre. Et cherchez-la toute seule, dans une maison honnête, où l’on ne vous recevrait pas, si nous la cherchions ensemble…

La Claude croyait qu’Henri se moquait d’elle, Il lui expliqua son projet. Elle lui aurait sauté au cou, s’ils n’eussent été dans la rue. Ils prirent rendez-vous pour l’après-midi et chacun partit de son côté.

Pendant que la Claude cherchait et trouvait la chambre rêvée, Henri écrivait dans l’un des bureaux de son journal une longue variété. L’article terminé, il fit ses adieux à toute la rédaction, ce qui lui permit d’obtenir : 1o l’insertion plus ou moins prochaine de cette variété ; 2o son payement approximatif, mais immédiat ; 3o une demande de laisser-passer adressée par le rédacteur en chef au directeur du chemin de fer du Nord ; 4o la protection du régisseur des annonces pour avoir à bon compte une très jolie machine à coudre.

Vite il rendit les cinq francs au garçon de bureau et courut à l’endroit qu’il avait désigné à la Claude :

— Eh bien, demanda-t-il à celle-ci, où allez-vous demeurer ?

Elle le lui dit.

— Hâtez-vous d’y retourner ; j’y envoie à l’instant les meubles et la machine à coudre….

— Vrai, j’en aurai une ?

Et, un rire nerveux aux lèvres et les larmes aux yeux, elle lui prit les mains. La joie muette de cette pauvre femme, qui se sentait tirer de l’abîme, et la promesse, qu’il y avait dans son regard, qu’elle tenterait de se régénérer, emplirent d’orgueil l’âme d’Henri. Tout ému, sous le charme de cette ivresse que donne la conviction qu’on agit bien, il resta un instant sans parler, sans bouger. Il finit par se trouver égoïste :

— Allons, fit-il tout à coup en dégageant ses mains des mains de la Claude, adieu et soyez heureuse.

— Merci, répondit-elle. Heureuse, je le serai. Grâce à vous, je travaillerai. Et je vous jure que dans cette chambre où vous-même n’êtes pas entré, pas un homme n’entrera.

— Adieu, fit de nouveau Henri.

— Adieu, répondit-elle.

— Et ils échangèrent un long regard éloquent, une chaude poignée de mains et se quittèrent,

Déjà le poëte était loin. Il entendit la Claude qui criait : « Monsieur Henri ? » et la vit qui courait après lui.

— Qu’y a-t-il encore ? lui demanda-t-il.

— Embrassons-nous, fit-elle.

Les deux jeunes gens s’embrassèrent et la Claude se dirigea vers la maison qui allait devenir la sienne, Henri vers celle dont il allait rendre la clef à son propriétaire.

Il s’accorda aisément avec cet homme auquel il venait de solder les termes en retard et put, moyennant l’abandon du canapé et de quelques cadres, faire transporter son mobilier dans la nouvelle demeure de la Claude.

Quand le déménageur eut enlevé le dernier meuble et qu’Henri n’eut plus, pour arrêter ses yeux, que la fenêtre sans rideaux par laquelle on voyait le ciel éternel, il tomba à genoux et, fixant les yeux sur l’espace qui les attire toujours, il s’écria :

— Ô mon Dieu, je crois que j’ai sauvé une femme ; sauvez-moi !

Et longtemps il resta ainsi, à genoux devant le ciel. Il s’adressait à Dieu, donc il avait la foi ; il priait, donc il avait l’espérance ; il venait de tendre la main à la Claude, donc il avait la charité. Fier de trouver en lui l’ensemble des trois plus grandes vertus humaines, il se sentit fort, fit le signe de la croix, se leva et prit congé du propriétaire.

Il est rare que, dans les crises nerveuses, on éprouve de la fatigue le jour même qui suit une nuit d’insomnie. Henri, qui ne se souvenait pas d’avoir marché toute la nuit, s’occupa de l’envoi de la machine à coudre à la Claude, en regrettant un peu de ne pouvoir être témoin de la joie de la repentie, alla chercher au chemin de fer du Nord son laisser-passer, et se rendit chez le prêtre :

— Ah ! vous avez prié, lui dit tout d’abord celui ci ! Vous n’avez plus le même regard.

Le jeune homme lui raconta sa journée et lui annonça qu’il partirait à neuf heures du soir pour Morlancourt.

— Vous verrez, ajouta-t-il, que j’en reviendrai guéri !

Après le dîner, le prêtre voulut absolument le conduire au chemin de fer et comme, sur le point d’entrer dans la salle d’attente, Henri lui disait :

— Mais pourquoi donc avez-vous pris tant de peine ?

— Afin de pouvoir, répondit le prêtre, vous répéter jusqu’au dernier moment : Dieu soit avec vous !