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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre XII

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 197-217).

XII

MIRA, Ô NORMA…

La première personne que vit Henri, en descendant le lendemain matin de l’omnibus qui fait le service de la gare de Noyon à Morlancourt, fut le mari de Julia.

Le mari de Julia ! Telle était l’étiquette que, dans sa pensée même, Henri appliquait sur la personnalité de Francisque. Après plus de quatre années d’absence, l’amour du poëte pour la fille du peintre était encore si vivace que, dans sa mémoire, les êtres et les choses avaient, malgré lui, le nom que leur donnait leur corrélation avec Julia.

Ainsi, dans l’omnibus, il n’avait trouvé libre que le coin de Julia. Voilà le sentier de Julia. Ce monticule, c’est le tertre de Julia. Pour lui, Morlancourt n’était que le pays de Julia !

Le souvenir de son unique amour, Henri s’attendait bien à le rencontrer au coin de chaque rue, derrière chaque rocher, dans chaque bouquet d’arbres. Courageux comme un tueur de lions qui attaquerait le roi des déserts dans son antre, il venait se mesurer avec ce souvenir chez lui-même : « Souvenir, que me veux-tu ? Ne me crois-tu donc pas capable de te terrasser ? »

À vrai dire, les conseils qui s’étaient échappés des confidences de la Claude, il croyait n’avoir à les suivre que jusqu’aux deux tiers du chemin. Son dessein en quittant Paris n’était que de se rafraîchir le sang dans l’air natal et de parcourir jusqu’au dégoût complet de l’infidèle les lieux où elle avait fait et trahi ses serments.

Mais il s’agissait bien de ne lutter qu’avec un souvenir, qu’avec un lion ! C’est contre l’hydre aux charmes renaissants, contre Julia en personne qu’il va falloir combattre. La voici qui sort de la maison devant laquelle l’attendait son mari…

Eh bien, tant mieux ! De même qu’Hercule a tranché d’un seul coup toutes les têtes, Henri tâchera de rompra tous les sortiléges. Hélas ! la vue de Francisque ne lui avait inspiré que de la répugnance ; la vue soudaine de Julia, avec laquelle il se trouva face à face, éleva au paroxysme la passion du poëte. Adieu, courage !

C’est que les charmes de l’enchanteresse se sont accrus encore ! Il avait connu la frêle jeune fille à peine esquissée ; il voit aujourd’hui la femme dont les années et le mariage ont développé les séduisantes formes, la femme, en un mot, faite.

— Je suis perdu, se dit-il.

Et sans plus regarder Julia, du visage voilé de laquelle il n’avait pu remarquer que les grands yeux toujours beaux, il se dirigea vers l’ancienne maison de son oncle qu’occupait, on le sait, le fermier Jamet. Et pendant qu’il s’éloignait, les grands yeux brillants, que ne réussissait pas à cacher le voile qui les couvrait, restaient fixés sur le poëte et pendant que le malheureux se disait : « Je suis perdu ! » Julia, quoique frappée aussi en plein coeur, pensait :

— Je suis sauvée !…

Le bon vieux Jamet manifesta une joie de père à la vue de l’enfant prodigue qui, sans famille, revenait néanmoins à l’antique logis de la famille. Malheureusement le fermier, qui n’avait pas été prévenu du retour d’Henri, avait pris des engagements et était forcé de se rendre dans un pays voisin. Il dut donc laisser le jeune homme à lui-même et pouvait-il y avoir pour Henri de plus dangereuse compagnie que la sienne seule !

Assis sous le large manteau de la vieille cheminée qu’il montrait du doigt quand il n’avait pas vingt mois, en disant : « Chaud ! » le poëte laissa de nouveau son pauvre esprit malade se livrer à la chasse aux souvenirs, souvent si dangereuse. Loin de se rappeler les paroles du prêtre, il en vint bientôt à se considérer comme un être contre lequel s’était acharnée la fatalité, sans relâche.

Enfant, il n’avait pas eu de mère ; adolescent, il n’avait pas eu de père ; jeune homme, il avait été dédaigné par celle qu’il aimait ; homme, il était, comme son oncle, inutile. La fatalité, se disait-il, avait fait de son cœur une plaie, de sa volonté un jouet, de sa vocation un mirage, de ses serments un faux. Avait-il assez lutté contre elle ! À quoi aussi lui avait-il servi de revenir à Dieu ? Dieu ! Sa pensée s’arrêtant à ce nom, Henri leva machinalement les yeux vers le ciel.

L’oncle Astier avait établi sa demeure dans l’ancienne orangerie du château de Morlancourt, de sorte que toutes les chambres de la maison dont avait hérité Jacquin avaient de grandes fenêtres jusqu’au haut desquelles les rideaux n’allaient point. Quand on était plus près des fenêtres, on voyait donc, par les carreaux supérieurs, passer les nuages, qui, ce jour-là, étaient noirs et tristes. Mais de la place où était assis. Henri, ce n’était point le ciel qu’on voyait, c’était le premier étage de la maison qu’habitait Jacquin, et cette maison-là n’avait rien d’intéressant pour Henri. S’il avait fixé les yeux pourtant sur l’une des deux fenêtres de cet étage, il eût au moins été distrait de sa tristesse en se demandant pourquoi une blonde tête semblait ainsi collée derrière l’un des rideaux de guipure. Mais le regard dans le vague, le poëte était, derechef, absorbé par ce vague immense, la fatalité.

— C’est la fatalité, pensait Henri, qui l’avait remis en présence de Julia. Quatre ans il avait, sans la trouver, cherché dans tout Paris où elle habitait, la jeune femme. Aujourd’hui il revient à Morlancourt se retremper dans l’air natal, revoir les lieux où il a goûté les joies pures de l’enfance, chasser de son cœur, à coups de malédictions, cette femme qui de ce paradis a fait l’enfer. Nous sommes en décembre, en un mois où, depuis qu’elle est née, Julia est toujours restée à Paris. Comment se trouverait-elle à Morlancourt sans la volonté expresse de la fatalité ?

Et Henri se leva et parcourut la chambre en riant et en disant fiévreusement :

— Avez-vous vu son mari, ce gros Francisque. C’est qu’il a l’air heureux, par ma foi ! Ah, tu peux être tranquille, va, misérable. Je n’essayerai même pas de troubler ton bonheur.

Eh effet, il y a des femmes qui sont mieux protégées par la répulsion qu’inspirent leurs maris qu’elles ne le seraient peut-être par leur propre vertu. Et Julia avait au moins un bouclier, Francisque.

Si tristes que fussent les réflexions d’Henri, elles devaient être attristées encore. Soudain les sons d’une musique lugubre enveloppèrent de mélancolie le corps même du pauvre poëte. Non loin de lui, un joueur d’orgue jouait le Miserere. Henri se mit à chanter, sur la musique de l’orgue :

Dieu, que ma voix implore,
C’est trop longtemps souffrir.
Fais-moi bientôt mourir !…

Et s’il chantait avec tant d’âme, c’est qu’en réalité il demandait à Dieu la grâce de mourir, quand le virtuose du pavé remplaça tout à coup le chef-d’œuvre de Verdi par l’air des Pompiers de Nanterre !

Rien ne produit sur nous un effet agaçant comme une musique en désaccord avec nos sentiments. Henri, furieux, se donna deux coups de poing à la tête. La servante du père Jamet vint à ce moment dresser une petite table au coin du feu et lui servit à manger. Il fut quelque temps avant de savoir ce que cela signifiait, et ne mangea naturellement point Par toutes les périodes de rage et de désespoir qu’il avait déjà traversées à Paris, il passa de nouveau pour arriver au suprême degré de l’exaltation. Il ouvrit sa valise, en tira ses manuscrits inédits les couvrit de baisers frénétiques et les jeta au feu en disant fiévreusement : « Attendez ! attendez ! » Le joueur d’orgue fit alors succéder aux Pompiers de Nanterre celui de tous les morceaux qui avait toujours le plus vivement ému Henri, Mira, o Norma.

— Bien, s’écria le poëte, c’est cela, c’est cela qu’il me faut !

Et il continua son douloureux auto-dafé, en répétant ce mot auquel il donnait une signification horrible : Attendez !

Cependant, M. Jacquin, ayant appris dans le bourg l’arrivée d’Henri, rentrait en toute hâte chez lui ; il espérait que le jeune homme ne tarderait pas à lui rendre la visite qu’il lui avait faite à Paris et pensait déjà à le retenir à déjeuner.

Dans la rue, le joueur d’orgue tournait sa manivelle en criant d’une voix lamentable, dès qu’il voyait un passant : « La charité, pour l’amour du bon Dieu ! » Mais, reconnaissant en M. Jacquin un client, dont il n’avait jamais pu tirer même un bouton, il arrêta net sa manivelle, comme pour dire :

— On ne joue pas pour toi !…

À quelques pas de sa maison, M. Jacquin, levant, par une habitude paternelle, les yeux vers la chambre de sa fille, resta un instant stupéfait devant l’expression de la physionomie de Madeleine. La tête appliquée contre l’un des carreaux de sa fenêtre, l’œil hagard, la bouche ouverte, les traits contractés, la jeune fille, retenant d’une main crispée le rideau près de son front blême, semblait être spectatrice d’une scène épouvantable.

Vite l’homme d’affaires entra chez lui, gravit l’escalier, se dirigea vers la chambre de Madeleine. Cette chambre était précédée d’une espèce de lingerie dont la fenêtre était précisément la seconde des deux fenêtres qui donnaient sur la rue et où Magrite était en train de raccommoder des hardes.

— Vas mettre la table, Magrite, dit brusquement l’homme d’affaires, à la vue de sa bonne.

— Mais, mon doux maître, laissez-moi finir…

— Tais-toi, reprit-il en mettant un doigt sur ses lèvres, et obéis.

Magrite savait qu’il ne fallait pas résister à M. Jacquin ; elle descendit.

Dès qu’il fut seul, l’homme d’affaires s’approcha de la fenêtre pour voir ce que regardait Madeleine. Il le vit et tout d’abord frémit, puis une scélérate espérance traversant subitement son cerveau, un sourire féroce — le sourire du fauve qui va manger sa proie — éclaira sa physionomie, et, joyeux, immonde, il colla, lui aussi, son front contre le carreau, d’où il pouvait épier tout ce qui se passait dans la chambre qu’occupait Henri.

— La charité, pour l’amour du bon Dieu ! glapissait, en continuant de jouer l’air de Mira, o Norma, le virtuose du pavé, arrêté par la vue de la jeune fille, sous les fenêtres de M. Jacquin.

Mais pour Henri, mais pour Madeleine, la voix du vieillard et la sombre mélodie de Bellini n’étaient que le funèbre accompagnement nécessaire de ce que, lui Henri, faisait, de ce que, elle, Madeleine, voyait. Quant à M. Jacquin, peu importait qu’il entendît ou qu’il n’entendît pas un être humain se plaindre.

Depuis une semaine, ce pauvre joueur d’orgue n’avait pas eu de chance. Le froid avait été et était encore si vif qu’il eût fallu être un saint Vincent de Paul pour sortir, à l’appel d’un pauvre, une main de la poche. Depuis huit jours donc, le mendiant n’avait guère mangé que les rares croûtes qu’on lui avait données dans les fermes, où il n’y en avait pas trop pour les chiens. Il était glacé, et en même temps qu’il avait faim, il éprouvait, du gosier à la plante des pieds, le besoin de se réchauffer par un peu d’eau-de-vie :

— La charité, ma belle demoiselle !

Il implorait en vain. À sa grande stupéfaction, la belle demoiselle avait le cœur aussi dur que son père et écoutait gratis le mélancolique morceau que, les muscles roidis par le froid, le pauvre jouait lentement, lentement, ce qui rendait plus morne encore l’élégie de Bellini.

Mais quel était le spectacle qui absorbait ainsi tout entière Madeleine ?

La jeune fille travaillait près de la fenêtre, contemplant de temps en temps la rue où ne passait plus son Henri ! Soudain la rue lui semble peuplée. A-t-elle bien vu ? Elle se frotte les yeux. Elle regarde encore. Non, elle ne s’est pas trompée. Est-ce que l’amour s’abuserait ainsi ? Henri est revenu ! C’est lui, c’est lui qui vient d’entrer chez le père Jamet. Et elle ne quitte plus du regard cette maison où il est !

La cheminée de la salle située sous sa fenêtre s’éclaire. La servante du père Jamet y jette fagots sur fagots. Henri vient s’asseoir devant le feu. Hélas, qu’il a l’air triste ! À partir de ce moment, la jeune fille, aux regards de laquelle la passion donnait une intensité extraordinaire, ne perdit pas un seul des actes du jeune homme. Anxieuse, haletante, elle le vit courir comme un fou furieux dans la salle, se donner des coups de poing, brûler ses manuscrits. Un instant, elle le perdit de vue ; il était dans l’un des angles de la pièce, d’où il revint bientôt sous le rayon visuel de Madeleine ; il tenait un fusil !

Et pendant ce temps-là, le joueur d’orgue était toujours entre les deux maisons, ne désespérant pas d’attendrir la jeune fille, tournant sans cesse la manivelle et demandant de minute en minute à des sourds :

— Par pitié, la charité !

Et si, derrière son rideau, Jacquin avait l’air de Satan satisfait, c’est que l’objet qu’il avait remarqué, dès qu’il s’était mis à la fenêtre, était précisément ce fusil entre les mains d’Henri.

Jamais peut-être M. Jacquin n’eût été jusqu’à commettre personnellement un crime. Mais ce crime qui compléterait sa fortune, qui lui assurerait à jamais les cinq cent mille francs de Jean Astier, ce n’est pas lui, c’est Henri lui-même qui veut le commettre !

— Le diable fait cela pour moi, se dit l’homme d’affaires, et je l’en empêcherais ! Je serais trop bête !… Bah ! Madeleine en aimera un autre ! Il n’avait d’ailleurs qu’à l’aimer ; il n’en serait pas là aujourd’hui. C’est sa faute !

Et attentif comme on le serait au plus intéressant des drames, et pressé de voir la fin, l’avare Jacquin donnerait mille francs pour être plus vieux d’une heure. Tout à coup, il entend marcher rapidement dans la chambre voisine. C’est Madeleine qui, au comble de l’effroi et pour crier à Henri : « Ne te tue pas ! » a vainement essayé d’ouvrir la fenêtre, dont le froid a fait jouer le bois. Folle, hagarde, décidée à voler près de celui qu’elle aime, elle s’est élancée vers l’unique porte de la chambre.

Elle allait tourner le bouton. Elle entend, stupéfaite, une clef qui remue dans la serrure et qui pousse le pêne.

Plus rapide qu’elle, son père a déjà fermé la porte. M. Jacquin a deviné le projet de sa fille et, loin de permettre qu’elle le réalise, veut, au contraire, laisser la destinée s’accomplir….

— Magrite, Magrite ! crie Madeleine, qui s’imagine que c’est la bonne qui a étourdiment ou par plaisanterie fermé la porte. Magrite !

Aucune voix ne répond. Madeleine, qui applique son oreille contre le bois, ne distingue que le bruit d’un pas furtif qui s’éloigne. De la main droite elle saisit le bouton de la serrure, de l’autre elle s’appuie contre le chambranle, et, roidissant tout son corps, elle croit, l’amoureuse, l’illusionnée ! qu’il va lui suffire de remuer le poignet pour que la serrure saute. Inutiles efforts ! La pauvre Madeleine se sent mouillée d’une sueur froide, mais la serrure ne cède pas.

— Magrite ! crie de nouveau la prisonnière.

Vaine supplication ! Alors Madeleine, haletante, à demi morte, se traîne vers la fenêtre au-dessous de laquelle le mendiant, que le froid a figé entre les deux maisons, peut à peine tourner la manivelle et remuer la langue.

Lentes, tremblées, lugubres, sortent de l’orgue les dernières notes de Mira, o Norma, et des lèvres du malheureux, les syllabes de ces mots, auxquels personne ne répond :

— Pour l’amour du bon Dieu, un petit morceau de pain…

Revenue à son poste d’observation, d’où, il n’y a qu’un instant, elle a vu Henri charger un fusil, Madeleine veut de nouveau essayer d’ouvrir la fenêtre. Elle veut briser les carreaux, crier, faire n’importe quoi pour tâcher de sauver cet homme, qui l’a toujours méconnue ! Instinctivement, elle regarde à travers le rideau : ses yeux ne voient plus ! Alors elle tente de saisir la ferrure de la fenêtre : ses doigts n’ont plus ni force, ni mobilité, ni sensation ! Autour d’elle, c’est l’ombre, c’est le vide… C’est le silence même, car l’orgue s’est tu. Et le morceau, qu’elle n’écoutait pourtant pas, maintenant elle sait qu’elle ne l’entend plus. Mais voici trois mots horribles que perçoit vaguement son oreille tendue comme l’est celle d’un aveugle :

— Je me meurs ! dit le pauvre joueur d’orgue affamé.

Et Madeleine, que la raison abandonne, se demande si ces mots ont été dits par Henri ou par elle, qui se sent mourir. Et ces mots, elle les répète en tombant sur le parquet, les bras sans mouvement, le sein sans battement, près de cette fenêtre derrière le rideau de laquelle son cœur battait trop tout à l’heure…

— À boire ! demande le joueur d’orgue qui, pour lutter encore contre le froid excessif, a absolument besoin d’un peu de vin ou d’eau-de-vie.

À boire ! C’est ce que Jean Astier demandait à Henri pour avoir la force de lui ordonner d’aimer et d’être utile…

— Au moins, avant de mourir, j’aurai été utile à quelqu’un, pense Henri, dont les regards ont par hasard rencontré la table, au milieu de laquelle trône une vieille bouteille coiffée d’un cachet vert.

Et il ouvre la fenêtre et dit au joueur d’orgue :

— Entrez donc, mon ami.

Le pauvre diable ne se fait naturellement pas prier et s’empresse de chercher la porte. Henri, qui était allé au-devant de lui, l’introduit dans la salle, prend une chaise, la place devant la table à côté du large feu de bois autour duquel les manuscrits du poëte forment un encadrement de papier brûlé, et, désignant le siége au mendiant ébahi, qui se croit en plein paradis :

— Allons, mettez-vous là, lui dit-il, et mangez, buvez, vite, vite !…

Il n’avait pas l’air mauvais, le déjeuner qui avait été apporté par la servante du père Jamet.

— C’est-il Dieu possible ? s’écrie le pauvre en se laissant choir sur la chaise. C’est pour moi tout ça ? À boire ! à manger ! et devant le feu encore ! Ah ! vous êtes un bon jeune homme, tout de même !

— Il ne s’agit pas de me remercier ; dépêchez-vous de manger. Allons, allons !

Et Henri sert le mendiant, qui ne demande pas mieux que de boire et de manger, mais qui ne veut absolument pas se servir de la serviette.

— Oh ! pour ça, non, pas de serviette ! fait le pauvre diable. Ça serait trop d’honneur, mon brave monsieur. Mais, dites donc, il me vient une idée, ajouta-t-il en ne faisant qu’une bouchée d’un morceau qui avait pu à peine entrer entre ses dents ; il n’est pas croyable que vous ayez préparé cette belle table-là pour moi tout seul. Pourquoi que vous ne mangez pas ?

— Ne vous inquiétez pas de ça. Je n’ai pas faim. Mangez, buvez, vite, vite !

Et Henri lui servit à boire.

— Ah ! mais je vous reconnais, fit le pauvre. Voilà vingt ans que je viens chaque année à Morlancourt.

— Vous êtes le petit-neveu de M. Jean Astier, un drôle d’homme qui vous a mis dedans, à ce qu’on dit. Qué malheur ! Vous avez l’air d’être un si bon garçon… Tiens, mais sur quoi donc qu’est mon pied ?

Le joueur d’orgue, se baissant, ramassa sous la table un volume, qui était tombé du foyer et dont la marge seule était brûlée, Il lut sur la couverture : Les Poëmes humains, par Henri Astier.

— Par Henri Aslier ! s’écria-t-il. Alors, c’est de vous. Pourquoi donc que vous brûlez votre livre, vous ?

Et il fixa un regard interrogateur sur Henri, Le poëte, affaissé, la tête basse, semblait s’efforcer de retenir les larmes qui lui grossissaient les paupières. À ses pieds était sa malle presque vide et les bouts de papier, qui formaient un chemin de cette malle au foyer, montraient pourquoi Henri l’avait vidée, Des yeux, le mendiant intrigué fit le tour de la chambre. Il y avait un fusil de chasse, adossé contre le bois du lit. Il prit ce fusil et vit qu’il était chargé.

— Ah ! jeune homme, fit-il, je comprends !

— Vous n’empêcherez rien, dit Henri en s’élançant sur le mendiant.

— Celui-ci se sauva dans la cour. Le poëte le suivit. Une lutte s’engagea entre eux, le mendiant essayant de décharger le fusil en l’air, Henri voulant le lui arracher. Dans la lutte, le coup partit….

La détonation rendit à la vie Madeleine, à qui la mémoire revint :

— Ah ! s’écria-t-elle, il s’est tué !

Et, de nouveau, elle courut vers la porte ; mais cette fois, au grand étonnement de la jeune fille, le bouton tourna la porte s’ouvrit…

Dès qu’il avait entendu Henri appeler le joueur d’orgue, M. Jacquin s’était dit : « C’est une affaire manquée ! » et, ne doutant pas que sa fille ne fût encore à son poste d’observation, — bien heureuse pendant qu’il était ainsi déçu, — il s’était glissé sans brait jusqu’à la porte de la chambre de Madeleine et l’avait ouverte. Puis il était descendu…

Madeleine descendit également, fiévreuse, en larmes ne pensant qu’à Henri et répétant : « Il s’est tué ! il s’est tué ! »

Mais le corridor du rez-de-chaussée, dont la porte, selon l’usage des campagnes, était toujours ouverte, hiver comme été, était perpendiculaire à la large porte de la cour de la ferme. Et que voyait-on, par cette large porte ? Henri, parfaitetement vivant, qui poursuivait quelqu’un !…

Ivre maintenant de joie, la jeune fille se précipita dans la salle à manger, où devait l’attendre son père, et où, énervée par tant d’émotions successives et diverses, elle tomba sur un siége.

Madeleine avait trouvé dans cette pièce Magrite seule, occupée à mettre le couvert :

— Au fait, Magrite, lui demanda-t-elle, pourquoi donc as-tu fermé ma porte tout à l’heure ?

— Mais je n’ai pas fermé vot’porte, Mam’selle !

— Ce n’est pas toi qui étais dans la lingerie ?

— J’y étais d’abord, mais depuis une bonne demi-heure, c’est vot’ père qui y était !

Madeleine se leva. Une pensée affreuse venait de lui traverser le cerveau. Involontairement elle se rappela les réticences auxquelles s’arrêtait son père chaque fois qu’il avait été entraîné à parler de l’héritage de Jean Astier. Les obscures indiscrétions échappées à l’avare s’éclairèrent soudain dans l’esprit de sa fille. Madeleine se dit, effrayée de ce qu’elle osait se dire, que si elle avait trouvé sa porte fermée, c’est parce que son père avait été témoin, lui aussi, de la scène à laquelle elle avait assisté ! Pour une raison, qu’elle ne s’expliquait pas, Henri en était certainement arrivé à gêner son père, et celui-ci s’était méfié d’elle ! Oh !…

M. Jacquin entra.

— Eh bien, fillette, dit-il, tu as sans doute bon appétit, ce matin ?

Madeleine, toujours debout, fixa sur l’assassin par consentement un long regard terne, glacial, solennel, un regard d’inquisiteur, et ce fut au tour de M. Jacquin de tomber sur un siége, en pensant :

— Elle m’a jugé !

Mais aussitôt la pauvre et digne jeune fille fit la réflexion que ce misérable était son père, et, respectueusement, elle répondit, en prônant cependant place à table :

— Non, je n’ai pas faim, mon père…