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Dans l’Ombre (Chincholle)/Le Panier

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 277-283).


LE PANIER


Pourquoi mes souvenirs poursuivent-ils aujourd’hui une jolie petite tête blonde que j’ai vue pour la dernière fois il y a seize ans ?

Je ne le sais point. Je ne chercherai même pas s’il est une loi aux souvenirs, si on peut commander à sa mémoire et éclairer ou éteindre à son gré la lanterne magique du passé.

Le fait est qu’à cette heure je me souviens avec obstination, et, quoique l’histoire qui occupe mon esprit soit triste, je trouve bon d’y penser .

Les différents souvenirs sont des tableaux peints par des artistes dont la palette magique possède tous les tons, depuis le chaud violet de Delacroix, jusqu’au pâle gris-perle d’Ingres.

Le tableau sur lequel mon regard s’arrête en ce moment est un pâle clair de lune de Proudhon.

Il pourrait s’appeler Mélancolie.

Pauvre petite blonde !

Elle était alors bien jeune ; elle avait, je crois, huit ans. C’était une amie de ma sœur, elle s’appelait Charlotte. J’étais d’un an plus âgé qu’elle ; elle était presque pauvre, et je n’étais pas riche.

Les jeudis, quand j’avais une bonne place en n’importe quelle composition, j’avais congé, et je passais la moitié de ma journée chez mes parents.

Charlotte, qui ne se connaissait point de parents, passait les congés chez nous. De jeunes camarades à moi, de jeunes amies à ma sœur venaient nous voir. Nous jouions ensemble à toutes sortes de jeux, surtout à ces jeux dits innocents que n’aimait pas Mme de Longueville, et qui apprennent au petit garçon le rôle de Don Juan en préparant la jeune fille à recevoir sans honte, une fois femme, beaucoup trop de baisers.

Parfois, nous dansions ; en sautant du moins de toutes nos forces, nous avions la prétention de danser, et cela mettait entre mes bras Charlotte, mais, bambin que j’étais, je comprenais mal que je serais un jour un homme, et que Charlotte serait un jour une femme.

Nous jouions aussi à cache-cache. Je n’ai pas besoin de vous rappeler ce jeu, qui nous a fait battre le cœur à tous. Un jour, nous nous rencontrâmes, Charlotte et moi, dans le grenier, chacun de nous cherchant une cachette et ne la trouvant pas. Elle avait huit ans, ai-je dit, je n’en avais guère plus de neuf ; nos yeux tombèrent sur un grand panier que je traînai dans un coin en disant tout content à Charlotte :

— Mettez-vous dessous.

Et sans qu’elle pensât à me dire de m’en aller, je m’y glissai auprès d’elle.

Ô innocence ! duvet que le vent de la puberté enlève des joues et de l’âme, neige que la boue de la terre décolore et absorbe, précieux parfum renfermé dans un flacon dont chacun s’acharne à lever le bouchon. Ô pureté ! que l’on perd en se jouant et qu’on regrette toujours d’avoir perdue. Ô candeur ! perle rare que l’on roule imprudemment sur le pavé comme on fait d’une bille, et qui s’y brise, hélas ! elle qu’aucun orfèvre ne réparera jamais. Ô naïveté ! vertu des anges, serez-vous, du train où nous allons, l’apanage de nos jeunes fils, comme vous avez été le nôtre ? Une seule génération de Benoitons doit suffire à détruire bien des virginités morales ; innocence, pureté, candeur, naïveté, résisterez-vous à la génération qui suit la nôtre ? Moi-même, n’ai-je pas peine à croire aujourd’hui que ces saintes sœurs aient été avec Charlotte et moi sous le même panier et que nous ayons pu y tenir tous ensemble ?

Cependant la nuit de ce panier m’effrayait. Je me sentais rouge et tremblant sans m’en rendre compte ; je ne touchais point Charlotte, j’aurais eu peur que le bout de mes doigts ne mît le feu à ses vêtements. Je ne chuchotais pas un seul mot ; elle ne parlait pas non plus ; il me semblait qu’elle aussi devait être toute rouge et fixer les yeux sur moi, comme je sais bien que, sans la voir, mes yeux étaient fixés sur elle. Mon sang fouettait à la fois ma tête et mes pieds. J’entendais battre mes artères, je sentais bondir mon cœur.

Tout à coup, honteux, je me retournai en criant : « Non ! non ! » Seize ans ont passé là-dessus et je m’en souviens encore…

Je venais d’avoir l’envie impérieuse, ardente, presque irrésistible, de prendre les mains de Charlotte et de baiser ses bonnes grosses joues. Déjà je pliais sous la loi de nature. Ce que je faisais en plein air, sous les regards de tout le monde, embrasser Charlotte, je l’avais voulu faire dans la solitude, en cachette, et je n’avais pas osé !

Comme Jacob, je venais de lutter pour la première fois contre cet ange terrible qu’on appelle le désir.

Si quelqu’un en qui j’aurais eu l’extrême confiance m’eût alors demandé pourquoi je n’avais pas osé embrasser Charlotte, je lui eusse sérieusement et candidement répondu :

— C’est parce qu’on ne doit pas avoir d’enfant avant d’être marié.

Gros mot ! écho sans doute d’une conversation de gens âgés, souvenir d’un livre trouvé par hasard ou bien observation enfantine ; gros mot dont le sens, que je ne comprenais pas la veille, m’était subitement révélé.

Gros mot que je n’ai pas dit, mais que j’ai pensé et qui était murmuré à mon oreille par les battements de l’artère de mon cou. Pour faire sous ce panier place à la vie qui m’apportait une feuille de l’arbre de la science, mon âme avait chassé ses saintes sœurs.

Jusque-là, j’avais été quoi ? Pas un ange, évidemment, mais un petit être bien pieux, bien craintif de l’inconnu, bien filial, une âme formée par l’âme de ma mère.

Sous un panier, dans la nuit, une enfant, par un mystérieux miracle d’une douceur nouvelle, avait éveillé mon corps d’homme.

Quand nous, sortîmes de ce panier, je n’osai plus regarder Charlotte.

Elle était aussi troublée que moi ; elle me l’a avoué depuis.

Hélas ! il n’y a pas sur terre que des existences ordinaires et monotones, et il n’y a pas que les seuls romanciers qui soient invraisemblables.

Un jour, une belle voiture s’arrêta devant la porte du couvent de la Croix, où était Charlotte.

Ce fut elle que l’on appela au parloir.

Charlotte, qui s’était crue jusqu’alors orpheline, était la fille d’un pair de France puissamment riche, que tout le monde connaît trop pour que je le nomme.

Il lui donna plusieurs titres, plusieurs châteaux, dont l’un où l’on étouffait, en Italie, l’autre où l’on gelait, en Suisse.

La pauvre enfant, qui ne connaissait pas d’autres plaisirs que ceux que l’on goûtait dans notre grand grenier et dans notre petite cour, elle qui, durant son enfance, avait toujours respiré le même air et s’était régulièrement couchée à huit heures du soir, fut appelée sans préparation à jouir de la richesse dans les pays les plus différents de climat et d’habitudes.

Puis son père, dont un changement de gouvernement avait changé la position, et qui n’avait plus honte de sa paternité, la mena dans le monde, en soirée, au bal ; elle était si belle !

La pauvre enfant ne put supporter tant de fatigues ; elle devint poitrinaire… Vous devinez le reste.

Charlotte était une fleur de couvent, le souffle trop chaud du monde la tua.

Je voudrais bien savoir où est sa tombe !