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Dans l’Ombre (Chincholle)/Préface

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 7-14).

PRÉFACE

Proudhon me fait de la peine quand il dit : « L’amour, je ne l’aime pas. »

Moi, j’aime l’amour parce qu’il me rappelle les plus belles heures de mon passé, parce qu’il éclaire mon présent et parce que c’est encore lui qui me promet les plus douces jouissances à venir[1].

On ne peut pas aimer l’amour sans prendre plaisir à la lecture des histoires qu’il inspire. J’ai raconté, et je me souviendrai toujours, que j’avais, à douze ans comme aujourd’hui, du goût pour ces histoires-là.

Je me préparais à ma première communion.

La veille du jour de la cérémonie, ma mère me trouva en compagnie d’un livre qui semblait absorber toutes mes facultés. Elle ne douta pas un instant que l’ouvrage qui captivait ainsi mon attention ne fût quelque Imitation de Jésus-Christ, quelque Pratique du Chrétien ; elle s’approcha doucement et regarda par-dessus mon épaule.

Ce que je lisais, c’étaient les lettres d’Héloïse et d’Abeilard, mises en vers par Colardeau.

Ma mère m’arracha le livre des mains.

— Voilà une singulière lecture, dit-elle, pour préparer à une première communion !

Je voulus défendre l’ouvrage ; je trouvais les exhortations d’Abeilard fort morales et les lamentations d’Héloïse fort religieuses ; je voulais savoir en quoi les unes et les autres pouvaient nuire à la contrition parfaite des péchés que j’avais commis et dont j’allais recevoir l’absolution le lendemain ; ma mère ne jugea pas à propos de me donner aucune explication là-dessus. Seulement, comme mon précepteur, l’abbé Grégoire, passait, elle l’appela ; l’abbé Grégoire, constitué, juge, prit le livre, lut une demi-page, secoua la tête et dit :

— En effet, les vers ne sont pas bons.

Et il remit le livre à ma mère.

Je dois dire que je n’étais pas de l’avis de l’abbé et que je trouvais les vers de Colardeau très splendides.

Qui avait raison de l’abbé ou de moi ? Je suis fort tenté de croire que c’était ma mère.

Plus tard, j’ai connu, mieux que par les vers de Colardeau, l’amour et ses joies et ses souffrances. J’ai connu en même temps le travail. Aussi ai-je été heureux de retrouver dans ce livre de Charles Chincholle, et particulièrement dans les chapitres intitulés : Sois utile et le Désespoir, quelques-unes des impressions de ma jeunesse.

Ô douleur sublime mystère dans l’accomplissement duquel l’homme s’élève et l’âme grandit ! Douleur sans laquelle il n’y aurait pas de poésie, car la poésie est faite, presque toujours, d’une part de joie, d’une part d’ espérance et de deux parts de douleur ; douleur, qui seule laisse sa trace dans la vie, sillon mouillé de larmes, où naît la prière, c’est-à-dire la mère de ces trois sœurs célestes qu’on appelle la Foi, l’Espérance et la Charité !

Ô douleur, Chincholle t’a donc aussi connue ! Qu’il ne-s’en plaigne pas ! Que de fois à son âge ai-je remercié Dieu de nous avoir donné les larmes !

Ô douleur, n’es-tu pas d’ailleurs la monnaie avec laquelle on paye l’amour ? L’amour, cette sève de la jeunesse qui fait éclore la vie en nous, qui la fait circuler par les canaux les plus secrets jusqu’aux extrémités de nos sens, vaste domaine où chaque homme renfermé dans le monde enferme à son tour le monde tout entier !

Il ne faut pas qu’ici je vante trop la douleur. On croirait qu’il n’y a que des larmes dans ce livre. Chincholle se chargera tout à l’heure de vous détromper. Ses héros sont de vrais hommes, ses héroïnes de vraies femmes. C’est vous dire que vous partagerez leurs joies comme leurs chagrins. Vous prierez aussi avec eux.

Je ne vous annonce pas de ces prières banales que marmottent soir et matin tant de gens qui ne les comprennent pas. Mais croyez-vous que Dieu n’aime pas plus un cœur prodigue qui se répand tout entier devant lui, quand il est trop plein, qu’un cœur avare qui ne se livre que goutte à goutte ? Croyez-vous que la prière soit dans les mots de la bouche ou dans les élans de l’âme ? Croyez-vous que Dieu, par exemple, se fâche quand je l’oublie dans les jours ordinaires de la vie, comme on oublie les battements de son cœur, si à toute douleur ou à toute joie, je reviens à Dieu ? Non, non, j’ai, moi aussi, la confiance que Dieu m’aime, au contraire, et voilà pourquoi je l’oublie, comme on oublie un bon père qu’on est toujours sûr de retrouver.

Je ne sais pas ce que jai fait de bon, soit dans ce monde, soit dans les autres mondes où j’ai vécu avant de vivre dans celui-ci. Mais Dieu a pour moi des faveurs spéciales et, dans toutes les situations graves où je me suis trouvé, il est venu visiblement à mon secours.

Aussi, mon Dieu, je confesse bien hautement et bien humblement votre nom, en face des croyants comme en face des impies ; je n’ai pas même en faisant cela le mérite de la foi, j’ai simplement celui de la vérité.

Car si vous m’étiez apparu à l’époque où jeune, pauvre, je vous invoquais, ô mon Dieu ! et que vous m’eussiez demandé : « Enfant, dis hardiment ce que tu veux, » je n’eusse jamais osé implorer de votre bonté infinie la moitié des bienfaits que vous m’avez accordés.

Aussi Deus dedit, Deus dabit a toujours dit ma devise.

Et si je place aujourd'hui ces pages en tête de ce roman, c'est que je souhaite ardemment que le ciel couvre aussi de ses bienfaits le jeune auteur de Dans l'Ombre. En feuilletant ce livre, j'ai feuilleté mon passé et je me suis mis à aimer Chincholle parce qu'il aime l'amour.

ALEXANDRE DUMAS.
  1. Cette préface a été écrite à la fin de 1866