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Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 15-29).


DANS L’OMBRE



I

LES DERNIÈRES VOLONTÉS D’UN FOU

— Henri, murmura doucement le vieillard qui était couché sur le lit, viens près de moi, mon enfant, je veux te parler.

Henri, un beau garçon d’un peu plus de vingt ans, posa sur un guéridon les médicaments qu’il préparait pour son grand-oncle et s'approcha de lui.

— Ce n’est pas la peine de tant te fatiguer, dit le malade en lui prenant la main. Quand même je n’aurais pas vu les signes désespérés que le médecin te faisait tout à l’heure, je saurais à quoi m’en tenir. Mes quatre-vingts ans sont sonnés ; il y a longtemps que ma bonne attend sa rente viagère. Au lieu de ces médicaments qui me seraient inutiles, prépare-moi plutôt de l’eau sucrée. Cela aide à parler et j’ai beaucoup de choses à t’apprendre, mon enfant. J’ai bien tardé, mais c’est si dur à dire !… Puis, ma santé était bonne et je te l’avoue, malgré mes quatre-vingts ans, j’espérais vivre quelques petites années encore.

Vivre ! Ah ! le beau mot dont tu sentiras la valeur, quand les pas des garde-malades, les cuillères frappant les tasses, ton mobilier usé et boiteux, ton chien empaillé, sembleront te répéter, comme tout cela le fait à moi : « Tu es trop vieux pour que ta maladie soit longue… » Que c’est donc triste d’avoir à se dire : « J’ai vécu ! » et lorsqu’on a mené ma vie de se demander ce que l’on va devenir !

Jusque-là Henri avait pleuré, balbutiant quelques formules d’espoir, mais baissant la tête comme devant un malheur qu’on a prévu et qu’on ne peut empêcher. En entendant ces derniers mois de son grand-oncle, il leva sur lui des regards étonnés et surpris, et dit :

— Je ne comprends pas.

— Écoute, mon enfant, reprit le vieillard, et, si je t’inspire de la pitié, prie pour moi ; j’en ai besoin… J’ai toujours été riche, tu le sais, tellement riche que je n’ai jamais demandé personne en mariage : C’était à qui m’offrirait une femme. J’étais pourtant loin d’avoir une bonne réputation, mais la fortune laverait celle d’un assassin. L’on espérait aussi que le mariage changerait ma conduite, ce qui arrive parfois. Y a-t-il une chose impossible ? Chaque père me fit donc démontrer que. je serais un maladroit si je ne prenais pas sa fille. On m’ornait tant la marchandise que je n’en voyais pas la substance, et comme j’ai toujours désiré savoir ce que j’allais manger, je ne me mariai point. Il est vrai que je n’aimais sérieusement qui que ce fût au monde ; je pensais trop à moi pour m’inquiéter des autres. Je ne faisais rien ; j’avais pris quelques inscriptions à l’École de droit. Mais pour travailler il faut en avoir besoin ou penser qu’on ne s’appartient pas tout à fait et qu’homme on se doit aux hommes. Or, comme j’avais de l’argent plein mes poches et nulle idée morale ou philosophique en tête, je laissai là les études pour ne songer qu’à mes plaisirs. Maintenant que je les envisage du haut de ma vieillesse, tristes plaisirs que ceux qui m’occupaient alors ! Puisses-tu n’y jamais goûter, cher enfant ; j’ai trop de regrets au cœur. La barbe te pousse, on peut te raconter tout. D’ailleurs je trouve que le meilleur moyen de sauver d’un péril n’est pas de le cacher comme font certains esprits étroits ; c’est bien plutôt d’écarter les fleurs qui le couvrent et de dire : Regardez.

En même temps que des chevaux et des voitures, j’achetai donc de ces malheureuses espèces de femmes qu’on ose appeler des maîtresses et qu’on traite en esclaves, dès que l’on est assez riche pour être leur sultan. Je leur donnai ma vie. À vingt-cinq ans, je les connaissais par cœur, elles et leurs roueries ; c’est assez dire qu’elles me répugnaient déjà, et vingt-cinq ans plus tard, on me voyait encore a l’Opéra, sur les boulevards, aux eaux, entouré de ces démons, devenus ma société nécessaire. Quoique n’ayant jamais aimé, je ressentais parfois, je te l’avoue, un vague désir d’amour ; mais comment le satisfaire avec de telles femmes ? Je les payais pour me dire : « Je t’aime… » et quand elles accomplissaient leur tâche, je leur répondais : « Je te méprise… » J’avais énormément d’esprit.

Enfin, la soixantaine approchant, je compris, fatigué, dégoûté, qu’il avait fallu ma santé de fer pour résister à cette vie-là. Un jeune homme qui s’ennuie sa tue. Passé trente-cinq ans, l’homme attaqué du spleen, cherche à guérir… J’appelai donc un médecin, qui m’ordonna la campagne. Vieux comme je l’étais, je ne tardai pas à oublier Paris, ses coulisses et ses femmes en courtisant beaucoup mon lit, ma table, mon jardin et… Ce qu’il me reste à dire sera pour toi bien pénible à entendre. Mais je t’en prie, Henri, ne me fais pas de reproches. Je sais que j’ai commis un épouvantable crime. Cette maladie m’a fait penser et, maintenant que je vois, je regrette.

Lorsqu’elle vient subitement à mon âge, la réflexion annonce une mort prochaine ; prends en pitié un moribond. Quand je ne serai plus, on te dira, si déjà on ne l’a fait, qu’il y a dix ans ton père, ayant perdu toute sa fortune, eut recours à moi, et, connaissant mes biens, m’emprunta de quoi le sauver… Je refusai… On t’a parlé de cette affreuse passion qui rétrécit et serre le cœur des vieillards, de cet amour effréné de l’or, qui tuerait les plus belles qualités d’un homme honnête et n’eut pas de mal à développer chez moi, égoïste de naissance, tous les sentiments mesquins et petits…

Quelle jouissance j’éprouvais rien qu’en contemplant ma fortune ! J’avais beaucoup dépensé ; mais l’égoïste sait faire de la débauche en ne se ruinant pas. Cet or, gardé malgré toutes les sollicitations des parents, des amis, toutes les excitations parisiennes, oh ! que je l’aimais. Je le mettais en piles. D’un côté je plaçais toutes les pièces de Charles X, de l’autre celles de Louis-Philippe ; ici brillaient mes républicaines, là mes beaux napoléons. Je fixais sur ces piles des yeux de collectionneur admirant ses tableaux. Mes chères pièces, de temps en temps je les frottais avec du blanc d’Espagne ; comme elles reluisaient !

Puis je reconstituais avec des tas d’or ma vie. J’avais dépensé ceci pour une telle ; la voiture d’une telle m’avait coûté cela, et ma mémoire suivait cette voiture dans les anciens lieux de plaisir… Ce qui restait de vices en moi, la vue de mon or l’alimentait. Je m’imaginais que mon régiment de napoléons défilait dédaigneusement devant M. de Bœuflard, par exemple, qui est si fier de sa fortune. En dressant aussi haut que possible un monceau de louis, je m’écriais : « Mon bel hussard doré, de la vertu de combien de femmes saurais-tu triompher ! » C’était ignoble à moi. Vois-tu, le cœur d’un vieux débauché ne vaut pas mieux que son corps !…

Désespéré, ton père prit un métier de fatigue qui le tua ; ta mère était morte en te mettant au monde ; tu restais orphelin ! Je fus bien forcé de t’envoyer dans une pension, d’où tu viens de sortir victorieux. Maintenant, que vas-tu faire ? Te voilà dans la vingt et unième année, deux fois bachelier ; à toi ce monde, à moi l’autre. Ton avenir m’inquiète presque autant que le mien. Je t’ai dit ma vie ; elle me fait honte, et je ne veux pas qu’à mon âge tu rougisses comme moi. Écoute : dans ces derniers temps, quand je passais en revue mes bataillons d’or, il me semblait entendre leur voix perçante me crier : « Nous voulons servir ! »

Ce qui m’a perdu, c’est la fortune. Ésope devait penser d’elle ce qu’il disait de la langue : « Quel bien ! quel mal ! » L’argent peut aider à autant de laides que de belles actions. Un homme de cœur l’emploie à de nobles entreprises ; dans mes mains il ne fut qu’un moyen de débauche jusqu’au jour où il devint une inutilité.

Un garçon de ton âge est si facile à séduire, et la fortune est une courtisane si habile ! Laisse-moi donc faire une chose qui d’abord te paraîtra peut-être pénible, mais dont tu me remercieras plus tard. D’ailleurs mon notaire et M. Jacquin, qui t’aime tant, l’ont sanctionnée. Je prépare honnêtement, consciencieusement ton bonheur, ne vas pas t’en fâcher. Moi, je n’ai jamais servi à personne, à rien. Nous sommes au monde pour y jouer un rôle. Le mien va seulement commencer à mériter quelque attention ; je veux mourir en donnant un vrai homme à la société. Mais il faut pour cela que tu sacrifies ta jeunesse ; je m’expliquerai bientôt ; d’abord permets-moi de te déshériter.

Sans donner le moindre signe de dépit ou même d’étonnement :

— Je suis encore trop jeune, mon cher oncle, dit tranquillement Henri, pour tenir à l’argent. Je te remercie des bons soins que tu m’as fait donner jusqu’alors ; quant à ta fortune, tu en es le seul maître ; à toi d’en disposer comme tu le juges convenable.

De ses deux mains, le vieillard approcha de ses lèvres le front de son neveu, en souriant légèrement ; puis il reprit :

— Puisque tu ne t’y opposes pas, je ne te laisserai donc qu’une faible somme pour aider à tes débuts. Je veux que tu préludes à la vie par la lutte et le malheur. La science des misères humaines excite à les secourir. Poussé par la pitié, l’ambition, l’amour du bien-être, tu sentiras le besoin de t’enrichir et de devenir quelque chose ; tu ne vivras pas aussi bêtement que moi. Si le jugement dernier n’est pas une fable, tu pourras sans rougir donner une réponse à Dieu, quand il te demandera : « Qu’as-tu fait ? » Mais, hélas ! moi, que lui dirai-je ?

— Ne crains rien, cher oncle. Tu parles de Dieu ; à ses yeux, mon avenir sera ta gloire. Je le veux !

— Tu consens donc à racheter ma vie ?

— Oui, je vivrai pour toi et pour moi.

Et l’oncle et le neveu s’embrassaient. La mort était là. Ils la voyaient, ils la sentaient, et ils pleuraient des larmes de joie ; ils se félicitaient !

— Jamais je n’ai été aussi heureux et je te dois mon bonheur, disait le vieillard.

— Je te devrai le mien, répondait le jeune homme.

— Oui, si je te sauve de ma vieillesse, murmura le moribond. À boire !

Cela voulait dire qu’il avait encore à parler.

Quand son neveu l’eut servi : « Cher enfant, reprit le vieillard, ne t’illusionne pas. Il y a bien des ornières dans ces chemins de travail, d’honnêteté, de dévouement que tu consens à suivre. Avant de t’y engager, appuie-toi sur quelqu’un. Je te racontais tout à l’heure mes vagues aspirations vers l’amour vrai. Si je les eusse réalisées, peut-être eussé-je mieux vécu… Les grands génies sont ceux qui ont le plus aimé. »

Et le vieillard, épuisé, se tut.

Le lendemain il râlait ; ses traits étaient décomposés ; on entendait à peine sa voix ; ses yeux n’avaient plus ni larmes ni regards. Tout à coup il appela Henri.

Le jeune homme était près de lui, veillant sur son malade :

— Je ne te quitte pas, dit-il ; que me veux-tu ?

Le moribond rassembla les forces qui lui restaient pour se lever à demi ; ses yeux se rallumèrent une dernière fois ; ses mains se cramponnèrent à Henri :

— Aime…, sois utile, balbutia-t-il, aime !

Quelques minutes après, Henri n’avait plus un seul parent vivant.

On procéda, dès que la loi le permit, à l’ouverture du testament. Il disait :

— J’établis mon ami, Bernard Jacquin, mon légataire universel, à la charge par lui :

1o De distribuer cinquante mille francs entre les pauvres les plus nécessiteux de ce département ;

2o De créer avec vingt-cinq mille francs une bourse décennale destinée à l’éducation de l’enfant de quinze ans que son intelligence, sa conduite et ses besoins désigneront au conseil municipal de ce bourg ;

3o De consacrer soixante-quinze mille francs à la fondation d’une école libre, sise entre Morlancourt et les deux villages les plus proches ;

4o De remettre cinquante mille francs au conseil municipal de Morlancourt, à la charge par ce conseil de créer une dot annuelle de deux mille cinq cents francs accordée à la plus sage des jeunes filles pauvres de la commune.

5o Je donne et lègue à mon ami Bernard Jacquin ma maison, ma ferme et leurs dépendances, mes terres et mes bois, évalués à une somme d’à peu près cinq cent mille francs, à condition qu’il fera pendant cinq ans, dater du jour de ma mort, une rente annuelle de quinze cents francs à mon petit-neveu Henri Astier et qu’il s’engagera à ne lui donner rien de plus et à ne pas prolonger la durée de cette rente. Dans le cas où M. Jacquin n’accomplirait pas strictement cette condition, ces cinq cent mille francs seraient proportionnellement répartis entre mes autres légataires.

6o Il sera remis à mon notaire, en même temps que ce testament, deux lettres dont une par moi écrite et une autre par moi visée. Ma volonté est qu’il les ouvre devant témoins le 27 août 1869 et qu’il s’empresse alors d’en faire exécuter le contenu.

Je prie M. Bernier, mon notaire, mes témoins et M. Jacquin de garder le silence sur ce dernier article jusqu’à l’ouverture desdites lettres.

Fait par-devant notaire à Morlancourt, le 29 août 1864.


Signé : Jean Astier.

Au-dessous de cette signature, on lisait :

Reçu de M. Jean Astier deux lettres fermées par un cachet rouge portant ses initiales.

Morlancourt, ce 29 août 1864.

Signé : L. Bernier, notaire.

Quand on connut ce testament dans le village :

— Pauvre jeune homme, dit-on, il fallait que ce vieillard fût fou pour faire si sottement le généreux. C’était bien la peine d’adorer un oncle richissime pour recevoir, lui mort, quinze cents francs de rente pendant cinq ans !

— Il n’a seulement pas pensé à donner des vitraux à l’église, murmurait le curé.

Les religieuses l’Hospice maugréaient : « Il donne aux pauvres, il fonde une Bourse, il bâtit une école ! Tout cela est très beau ! Mais notre chapelle est aussi vieille que le village ; est-ce que l’Hôpital ne mérite pas quelque chose ? Ce n’est pas faire le bien que d’être aussi partial ! » Ces braves religieuses ne voyaient pas que l’oncle de d’Henri avait cru, en fondent une école, préserver de l’Hôpital tous les gens du pays.

Les pauvres eux-mêmes criaient : « Cinquante mille francs à partager entre les nécessiteux du département, est-ce bête, à lui ! Quel intérêt devait-il porter à des malheureux qu’il ne connaissait pas ? Ne pouvait-il pas s’en tenir aux pauvres du village ! »

Et les religieuses, et le curé, et les pauvres, et les mauvaises chrétiennes qui croient que, pour mériter le ciel, il n’y a qu’à embellir l’église, faisaient tous chorus pour s’apitoyer sur « le déshérité » en se plaignant les uns les autres. Ceux mêmes qui s’intéressaient plus particulièrement au sort d’Henri voulaient faire annuler ce testament comme fruit du délire. Mais le notaire et les témoins affirmèrent que le malade avait toutes ses facultés en la dictant, et les choses restèrent comme il les avait faites.

On se mit alors à envier le légataire universel. Personne ne pouvait expliquer la cause de cette énorme donation qui ruinait sans motif apparent un neveu. On questionnait M. Jacquin, on le félicitait. Il répondait par des bouts de phrases incompréhensibles et ne paraissait pas le moins du monde satisfait. Tout Morlancourt était dans la surprise et les commentaires volaient :

— Il avait probablement des raisons cachées pour espérer encore davantage, dit une commère, et lui aussi reproche au vieillard ses charités désordonnées ; mais pourquoi ne parle-t-il pas ? Je suis si discrète !