Dans la bruyère/La Fille

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 54-58).

LA FILLE


À Uld. Escolan


Elle mène ses bœufs paître dans le grand pré.
Le charretier qui va derrière sa voiture
S’arrête, dans la paix de la libre nature,
Pour voir la forte fille au regard assuré.

Mais, la tête levée et le poing sur les hanches,
De loin elle lui jette un ironique appel,
Et rit, en regardant se pencher dans le ciel
Les émondeurs qui font, là-haut, pleuvoir les branches.


Et, laissant derrière elle un murmure joyeux,
Elle s’enfonce, lente, à travers l’herbe haute,
Au milieu des grands bœufs qui marchent côte à côte,
Roulant confusément un rêve dans leurs yeux.

Au fond du frais vallon ils sentent le pacage ;
Et la fille comme eux se hâte lourdement ;
Et ses seins demi-nus se gonflent par moment,
Comme des raisins mûrs sous un léger feuillage.

Elle va sans rien voir, avec placidité.
Elle ne connaît pas, dans sa morne indolence,
La tristesse des champs qui brüûlent en silence
Sous le pesant soleil des lourds midis d’été,

Ni le frisson mouillé des arbres à l’automne ;
Ni la mélancolie éparse dans les cieux,
Quand, à l’horizon noir d’un soir silencieux,
Quelque pâtre lointain jette un cri monotone.


Elle sait que là-bas doit l’attendre un galant :
Hier, elle fut sage et ne se laissa prendre
Que deux ou trois baisers qu’elle eût bien voulu rendre.
… Maintenant qu’elle y songe elle marche en tremblant.

Il est là !… Les grands bœufs dans l’enclos solitaire
Broutent le gazon vert et ruminent entre eux,
Tandis que les amants, sous les fourrés ombreux,
En chuchotant s’en vont se livrer au mystère.

L’air est doux ; un vent frais monte des profondeurs ;
À travers les rameaux où les pleurs de l’aurore,
Comme des diamants, étincellent encore,
Bientôt deux seins de marbre étalent leurs splendeurs.

Le pastour a saisi la fille par la taille.
Ah ! comme l’herbe est douce ! et qu’il fait bon aimer,
Sous le souffle des bois qui vous vient embaumer,
Avec un dais d’azur à son lit de broussaille !


Puis un rêve est éclos qu’ils ne connaissaient pas :
Un rêve étreint leur cœur et mouille leurs prunelles,
Quand, fatigués tous deux des étreintes charnelles,
Ils retombent dans l’herbe en se parlant plus bas.

Brusquement accablés de tristesses sans causes,
Ïls sentent dans les fleurs, dans l’ombre et la forêt,
Un étrange regard les suivre, et l’on dirait
Qu’ils ont peur de troubler le silence des choses.

Si les pâles amants des filles du trottoir,
Que des semblants d’amour en une nuit épuisent,
Voyaient les blanches dents, la peau, les yeux qui luisent,
Ils sentiraient en eux se réveiller l’espoir :

Car ce qu’ils ont rêvé dans leur chimère immonde,
C’est le plaisir brutal, éternel et puissant,
Qui joint à cette femme un mâle paysan
Et fait fleurir l’amour dans la splendeur du monde.


L’idylle agite encor les grelots des baisers.
Mais la fille, le soir, quand tombe la nuit brune,
Ramène ses grands bœufs aux rayons de la lune,
Avec plus de langueur dans ses yeux apaisés.

Alors, le front levé, l’air grave, le pas ferme,
Prête pour le travail et la maternité,
Elle entre lentement, sous la blanche clarté,
Dans l’encadrement noir du portail de la ferme.

Et, regardant l’azur que la nuit a bruni,
Elle sent remonter de son âme à sa bouche
Tout l’immense bonheur de l’étreinte farouche :
Et, sans savoir pourquoi, pleure sous l’infini.