Dans la bruyère/Le Calvaire

La bibliothèque libre.
Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 59-63).

LE CALVAIRE


À François Coppée


Tel qu’en un flot d’encens s’incline un ostensoir,
Le soleil s’est couché dans les brumes lointaines ;
Et l’assoupissement des misères humaines
Semble tomber du ciel avec l’ombre du soir.

Qu’il est doux de rèver sous les sombres ramures !
Le couchant baigne encor les hautes frondaisons,
Mais, sous les noirs halliers et sur les noirs gazons,
On marche dans la nuit, à travers des murmures.


C’est l’heure où je me plais à rêver dans les bois.
Il est un coin sauvage, au détour d’une allée :
La paix de ce désert est à peine troublée
Par les soupirs du cor et les confus abois.

Sous les rameaux se creuse une mare immobile
Où tremble vaguement la dernière clarté ;
Et sur les bords muets l’herbage est agité
Par l’ondulation rapide d’un reptile.

Une croix de granit allonge sur les eaux
Le sinistre reflet du Christ à l’agonie :
Il crie aux cieux lointains sa souffrance infinie
Et penche son front las sur les tristes roseaux.

Et c’est là que je viens évoquer les grands Rêves.
J’aime la profondeur du silence et des nuits :

Il faut, pour apaiser nos vulgaires ennuis,
La majesté des monts, des forêts ou des grèves.

Les bois enténébrés ont fermé l’horizon ;
Et, dans le soir très lent qui tombe avec mystère,
Je ne distingue plus que la Croix solitaire,
Allongeant son reflet sur les eaux sans frisson.

Je regarde longtemps ce Dieu qu’on abandonne,
Ce Dieu qui reste là cloué sur le granit,
Ce Dieu que l’on torture et pourtant qui bénit,
Ce Dieu que l’on blasphème et pourtant qui pardonne.

Ses deux bras sont ouverts devant l’Humanité ;
Vers la douleur de l’homme il a penché la tête :
Mais jamais à ses pieds un passant ne s’arrête ;
Seul, le bois le contemple et n’est pas attristé.


Le martyre divin recommençait sans borne :
Dans le silence obscur des soirs de l’Occident,
Le Dieu semblait souffrir, tragique, et regardant
L’ombre de sa détresse au miroir de l’eau morne.

Et je songeais à ceux qui souffrent ici-bas,
Toujours seuls à travers les foules et la vie,
Raillés par les heureux, déchirés par l’envie,
Dans l’éternel effroi d’un piège sous leurs pas ;

À l’homme anéanti par le poids des pensées,
Aux mendiants sans pain errant sous les cieux froids,
Aux justes condamnés qui saignent sur des croix,
Aux astres disparus, aux tombes délaissées.

Je songeais à moi-même : et, sans le triste orgueil
Qui condamne mon cœur à la douleur muette,
Avec des yeux plus purs mon rêve de poète
Aurait vu se lever l’Espoir au fond du deuil.


Mais tandis que la nuit déroulait ses longs voiles,
Je m’éloignais, plus sombre et plus silencieux ;
Et le Christ restait seul, noir dans le bleu des cieux,
Sous les larmes d’argent des pieuses étoiles.