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Dans la bruyère/La Lande

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 32-34).
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LA LANDE


À Hyacinthe Caillière


Le soir où je sentis l’immense lassitude
De l’âme m’accabler pour la première fois,
J’avais autour de moi la grise solitude
Où la lande se perd au milieu des grands bois.

Un sol nu, dévasté par l’éternel orage,
Où montaient çà et là les spectres des menhirs,
Déroulait à mes yeux son horizon sauvage,
Linceul géant jeté sur de fiers souvenirs.


Des lointaines forêts, immobiles dans l’ombre,
Un souffle large et fort, comme le vent des flots,
Accourait en sifflant dans la bruyère sombre
Et berçait mon angoisse avec ses longs sanglots.

C’est là que j’ai connu la détresse infinie
D’être seul, à jamais seul sous le ciel béant,
D’accepter en vaincu l’aveugle calomnie,
De maudire le ciel et d’aimer le néant.

Dans ces lieux désolés la tristesse était bonne :
Un chêne, sans rameaux et tordant son tronc noir,
Essayait d’arracher à la terre bretonne
Sa racine, rendue énorme par le soir.

Les rocs montraient, penchés vers la nuit des vallées,
Leurs dos que le déluge autrefois a polis ;
Et souvent on eût dit que des formes voilées
Rôdaient confusément au bord des cieux pâlis.


La lune, lourd flambeau roulé par les nuages,
S’allumait dans l’espace et versait en songeant,
Sur l’amère douceur des blêmes paysages,
Sa clarté funéraire et ses larmes d’argent.

Sous un dolmen croulant brillait un feu de pâtre :
Et mes rêves ailés, loin du monde réel,
S’envolaient au hasard au fond de l’air bleuâtre,
Comme ce feu dansant dans la clarté du ciel.

À ta mélancolie unissant ma souffrance,
Ô Lande ! je sentais s’apaiser par degré
Le terrible sanglot de ma désespérance,
Et j’endormais mon cœur dans ton repos sacré.