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Dans la bruyère/Le Bouc

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 46-48).

LE BOUC


À Laurent Deschenais


Les vaches aux yeux doux, les bœufs graves et lents,
S’avancent pesamment dans le sentier plein d’ombre,
Où parfois le soleil à travers le bois sombre
Glisse, et met des clartés flottantes sur leurs flancs.

Alors, plissant leur peau sous ces baisers de flamme,
Ils semblent frémir d’aise et se sentir heureux ;
Puis, muffle contre muffle, ils se parlent entre eux
Dans un obscur langage où tremble un essai d’âme.


Au premier rang le bouc marche, dressant le front :
Il est maigre ; son poil est gris, son pas rapide ;
Il est seul, en avant, éclaireur intrépide,
Cherchant les rocs ardus pour les franchir d’un bond.


Il s’échappe parfois, pris d’amoureuses fièvres :
Le soir, quand le troupeau rentre sous le portail,
Le pâtre ne voit pas, en comptant le bétail,
Le bouc en rût qu’attire au loin l’odeur des chèvres.

Loin de la ferme, loin des ajoncs familiers,
La peau laissant saillir les os, les yeux en flamme,
Il rôde, tout entier à sa fureur, et brame,
Effrayant les passants au bord des échaliers.

Avec sa barbe blanche et ses yeux de satyre,
Il apparaît soudain au sommet des talus :

Et lorsque des amants cachés ne parlent plus
Il ébauche railleur un étrange sourire.

Tel, quand sonne minuit, se dresse sur les cieux
Satan, roide et debout parmi les buissons mornes :
La lune blème luit dans la fourche des cornes,
Et son rire infernal miroite dans ses yeux.



Aujourd’hui, calme et digne, il comprend qu’il protège
Le troupeau ; le soleil argente ses poils blancs ;
Et des gouttes de pluie éparses sur ses flancs
Semblent des diamants jetés sur de la neige.

Mais, sitôt qu’un buisson frissonne tout à coup,
Il tend son front armé de cornes redoutables :
Tandis que les agneaux bêlent vers les étables,
Le pied ferme, il s’apprête à recevoir le loup.