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Dans la bruyère/Le Pâtre

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 42-45).
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LE PÂTRE


À Théophile Lemonnier


Enfant, j’eus pour ami, dans ma chère Bretagne,
Un pâtre de mon âge, un gars pensif et doux,
Qui, par les nuits d’été, debout sur la montagne,
Chantait d’un ton très lent, comme on chante chez nous.

Toujours sur le même air, d’une voix triste et tendre,
Longuement il berçait son monotone ennui ;
Et les rares passants s’arrêtaient pour entendre
Cette plainte mêlée aux plaintes de la nuit.


Il avait tout le jour couru dans les bruyères,
Sifflant les geais moqueurs et dérobant les nids ;
Mais sitôt que le soir éteignait ses lumières,
Il s’arrêtait, rêveur, sous les cieux infinis.

Des villages lointains, déjà noyés par l’ombre,
Les angélus montaient vers la mort du soleil :
Et la prière ailée allait du clocher sombre
Perdre ses notes d’or dans l’horizon vermeil.

Le pâtre se tenait debout, la tête nue :
Et le signe de croix, qu’il traçait largement,
Prenait dans l’ombre vague une ampleur inconnue
Sur la sérénité du profond firmament.

Puis, quand tout s’effaçait, clochers et clartés roses,
Quand le silence énorme endormait l’horizon
Dans le recueillement mystérieux des choses,
Il écoutait venir le nocturne frisson.


Soudain, les bois heurtaient leurs pensives ramures ;
Les ajoncs, les genêts, le chêne frémissant,
S’inclinaient vers la terre avec de sourds murmures,
Comme s’ils avaient peur lorsque la nuit descend.

Alors, mon compagnon s’asseyait sur la pierre :
Ses moutons, effrayés par la fuite du jour,
Bêlaient lugubrement, le nez sur la bruyère,
Et flairaient un danger dans le murmure sourd.

Lui, sans plus de souci, confiant dans sa force,
Il gourmandait son chien, rudoyait le troupeau ;
D’un arbuste naissant il arrachait l’écorce,
Et, rustique ouvrier, se taillait un pipeau.

La nuit s’épaississait ; et les étoiles douces
Semaient de blanches fleurs le velours bleu du ciel ;
Leur tremblante clarté venait frôler les mousses,
Comme les pieds divins de Mab et d’Ariel.


C’était l’heure où les morts qu’évoquent les légendes
Sous la lune blafarde errent, les bras tendus ;
Où les menhirs géants, allongés sur les landes,
Semblent poursuivre au loin les passants éperdus.

Le pastour entonnait une chanson bretonne :
Oh ! qu’il est triste et doux d’écouter cette voix,
Qui, sur un rythme lent, plaintif et monotone,
Méle l’âme de l’homme aux murmures des bois !