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Dans la bruyère/Le Logeur du bon Dieu

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 81-86).
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LE LOGEUR DU BON DIEU


À l’Abbe F. Le Dortz


Tranquille monument, portail, tour de dentelle,
Clocher à jour où chante un carillon joyeux,
Ô marbre qu’ont usé les genoux des aïeux ;

Quel effrayant esprit, cathédrale immortelle,
Où la pensée humaine au ciel profond s’unit,
Donna l’aile à la prière et le souffle au granit ?

Ce fut un homme obscur. Dansnosbourgsde Bretagne,
Il passait en chantant un cantique pieux ;
Quand on lui parlait d’art il regardait les cieux,


Comme l’Hébreu pensif descendant la montagne :
Alors, le feu sacré brillait dans son œil bleu ;
Lui-même s’appelait le logeur du bon Dieu.


D’où venait-il ? — Au bord des mers occidentales,
Sa vagabonde enfance et ses jeunes désirs
S’éveillèrent : il eut de sévères plaisirs.

Il aimait la fureur des tempêtes natales.
Le vent, qui répondit à ses premiers sanglots,
Lui laissa Pamertume et l’infini des flots.

Il aimait à rêver sur les landiers stériles,
Où, dans le sol de fer peuplé de souvenirs,
Veillent de grands tombeaux et de sombres menhirs.

Quand le soleil couchant incendiait les îles,
L’immensité des eaux haletantes toujours,
Ses regards inspirés voyaient les anciens jours ;


Les féroces chasseurs au seuil de la caverne,
Fils aimés de la terre et cachés dans ses flancs,
Partageant leur butin avec leurs doigts sanglants.

Race que le désir de l’infini gouverne,
Ils se sont élancés, dompteurs des océans,
Dans de hardis vaisseaux sur les gouffres béants !

Pour temples ils ont pris les forêts frémissantes,
Peuplant de dieux géants leur blème profondeur.
Sans la chercher jamais, ils trouvaient la grandeur.

Et lui, robuste enfant de ces races puissantes,
Sur ce sol âpre et dur, devant les mers sans fin,
C’est encor et toujours d’infini qu’il a faim.

Un jour, il s’éloigna de la pauvre chaumière
Où son père séchait ses filets de pêcheur :
« Là-bas, à l’Orient, je vois une blancheur,

Dit l’enfant, et je veux marcher vers la lumière. »


Italie ! Italie ! — Et, las de voyager,
Le jeune homme s’arrête au pied d’un oranger.

Voici Rome, et Florence, et Venise ! Les maîtres
Ont empourpré les cieux de leurs divins reflets :
Ils ont sculpté des tours, des dômes, des palais.

Qu’ils sont loin les manoïirs rustiques des ancêtres !
Voici l’art magnifique ! Et sous le clair soleil
Le voyageur comprend qu’il sort d’un long sommeil.

Surprendra-t-il bientôt le secret du génie ?
Oui, c’est ainsi qu’il doit, sous le marteau divin,
Exprimer l’idéal qui le torture en vain.

O vous qui possédez le don de l’harmonie,
Poètes qui pleurez en lisant de beaux vers,
Tous ces tourments féconds, vous les avez soufferts !

C’est pourquoi, revenu du saint pélerinage,
Quand, traversant les bourgs de son pays aimé,
Il sculpta du granit le bloc inanimé,

Esprit cherchant toujours l’infini sans rivage,
Il crut qu’il n’était pas assez haut arrivé,
Qu’il n’avait pas écrit le poème rêvé.


Les ducs sont endormis sous les pierres tombales ;
Aux carmes Montauban dort à l’ombre des croix,
Clisson à Josselin, à Ploermel Jean Trois ;

Mais, sous le porche obscur des hautes cathédrales,
Après avoir prié, longtemps prié ton Dieu,
Tu souhaitas revoir le pays du ciel bleu.

Avide du soleil qui brûlait ta paupière,
Tu baisas humblement les marches de l’autel,
Et tu partis, laissant ton chef-d’œuvre immortel,


Ô penseur inconnu des poèmes de pierre,
Sans réserver un coin du monument vermeil,
Pour y graver ton nom et dormir ton sommeil.