Dans la bruyère/Un Boniment

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 77-80).

UN BONIMENT


À Victor Billaud


Alerte ! Prends ton fouet cinglant, Muse des fêtes !
Frotte d’un poing mignon tes yeux lourds de sommeil ;
Bondis éperduement dans les feux du soleil !
Et déjà les bourgeois cherchent de leurs yeux bêtes
Un coin rose de chair sous ton maillot vermeil.

Regarde-les : on voit leurs nez, on voit leurs crânes ;
De leurs ventres gonflés monte un ricanement.

Mais que t’importe à toi, sylphe du firmament,
La sinistre clameur que Dieu permit aux ânes,
Quand le trapèze fou vit sous ton pied charmant !

Si le sommeil divin clôt encor tes paupières,
Attends : je vais leur dire un boniment exquis.
Trombone et grosse caisse, arrêtez ! — Ducs, marquis,
Souteneurs, épiciers et traîneurs de rapières,
Qui venez en ce lieu comme en pays conquis,

O Bourgeois, écoutez ces profondes paroles :
Nous ne voulons de vous de bravos ni d’argent,
Car nous jouons ici pour l’homme intelligent ;
Pourtant, comme le ver rampe sur les corolles,
Sur un drame bien fait votre rire est urgent.

Nous allons vous jouer un chef-d’œuvre sublime,
Mais rien de George Ohnet ni de Monsieur Ponson :
Nous portons le cothurne et non pas le chausson,

Nous ne fréquentons pas le boulevard du Crime,
Et nous ne savons rien qu’une vieille chanson.

Et cette chanson-là Molière l’a chantée :
Victor Hugo l’a dite aux flots de l’Océan ;
Eschyle l’écoutait dans son cerveau géant,
Quand il clouait aux monts la chair de Prométhée
Et déchirait le ciel pour en voir le néant.

Nos personnages sont Arlequin, Colombine,
Pierrot, un tas d’esprits qui vous sont inconnus !
Si vous voulez savoir d’où ces Rois sont venus :
Îls sont venus à nous sur la brise divine,
Avec un rayon d’or pour vêtir leurs bras nus.

Et cette chanson-là qu’ils chantent dans l’espace,
C’est la vieille chanson de l’amour éternel,
Composée autrefois par un maître immortel,
Et qu’on saura toujours en ce monde qui passe,
Tant que ce monde aura des dieux sur un autel.


C’est la vieille chanson qu’on chante à pleines lèvres,
Que le rossignol dit à la nuit des printemps,
Et que la Muse enseigne aux âmes de vingt ans,
Lorsque, donnant une aile aux songes de leurs fièvres,
Elle prend des rèveurs pour faire des Titans.

Et maintenant, alerte, ô Muse ! Et que sans trève
Tu fasses ruisseler sur les bourgeois pervers
Ce trésor précieux, perdu pour l’univers :
Toutes les rimes d’or qui pleuvent dans le Rêve,
Et tous les infinis qui tiennent dans un Vers !